Zélie Navarro, Espace résidentiel et intégration sociale : le cas des administrateurs coloniaux de Saint-Domingue au XVIIIe siècle

Espace résidentiel et intégration sociale : le cas des administrateurs coloniaux de Saint-Domingue au XVIIIe siècle

Zélie Navarro

L'île de Saint-Domingue est, au XVIIIe siècle, la colonie la plus riche du royaume de France. Or, l'économie de plantation a, depuis l'essor de la colonisation, organisé et structuré l'espace géographique comme l'espace social. Saint-Domingue a donc connu un aménagement spécifique de son territoire et présente, au XVIIIe siècle, une organisation spatiale caractéristique des sociétés coloniales, notamment antillaises.

En effet, l'espace urbain ne semble pas connaître de véritable catégorisation des quartiers en raison du fait que le centre-ville et la périphérie ne sont pas eux-mêmes clairement délimités. Mais alors de quelle façon l'occupation de l'espace traduit-elle le degré d'intégration dans la société créole des administrateurs coloniaux débarqués de métropole ?

Il semble que, si la sectorisation de l'espace urbain ne permet pas une évaluation de la qualité de l'intégration des individus, ce n'est pas pour autant que le territoire colonial n'est pas producteur de classification. C'est dans la dualité de l'espace urbain et de l'espace rural que celle-ci s'exprime. L'intégration sociale des administrateurs se révèle, en effet, dans leur inscription territoriale et leur rapport à l'espace, mais, dans un système contraire à celui que connaissent les élites urbaines métropolitaines.

C'est dans cette opposition entre l'espace clos et l'espace ouvert, entre l'espace construit et l'espace cultivé, entre l'espace cosmopolite et l'espace créole que se dessine l'intégration sociale des agents de l'Etat.

- La résidence urbaine comme marqueur d'affectation temporaire

La ville coloniale en général, et la ville dominguoise en particulier, doit uniquement son existence à l'importation du modèle métropolitain en raison, soit de l'absence d'urbanisme soit de la présence d'un schéma « urbain » indien radicalement différent des cités européennes modernes. A cette première spécificité s'ajoute un second élément, marquant le caractère « artificiel » des agglomérations dominguoises, qui est la mise en place de centres urbains d'après la volonté royale de créer des établissements devant permettre l'organisation de l'exploitation du territoire. Ainsi, toutes les cités appartiennent à une seule génération, soulignée par une structure identique. Il s'agit d'un secteur organisé géométriquement (plan en damier[1]), 


Plan de la ville, des rades et des environs du Port-au-Prince, 1785


Moreau de Saint-Méry, Louis-Médéric-Elie, Description topographique, physique, civile politique et historique de la partie française de Saint-Domingue, nouv. Ed. entièrement revue et complétée sur le manuscrit, accompagnée de plans et d'une carte hors-texte, suivie d'un index de personnes, par Blanche Morel et Etienne Taillemite, Paris, Société d'Histoire des Colonies françaises, Librairie Larose, 1958, t. II.


Plan de la ville du Cap-Français, Isle St-Domingue, avril 1779


« Plan de la ville du Cap-Français, Isle St-Domingue, avril M DCC LXXIX », Voyage aux îles d'Amérique, exposition de la direction des Archives de France, n° 306.

entretenant des rapports plus ou moins étroits avec l'environnement rural[2]. Enfin, l'économie de plantation développée sur le territoire ne nécessite pas un réseau urbain dense et hiérarchisé comme en métropole, mais a essentiellement besoin de ports commerciaux. De fait, leur implantation est avant tout littorale 

La répartition territoriale des villes et bourgs de Saint-Domingue au XVIIIe siècle

Carte de la partie française de Saint-Domingue, Moreau de Saint-Méry, Louis-Médéric-Elie, Description topographique..., op. cit., t. III.

et leur sectorisation spatiale témoigne des préoccupations commerciales de la colonie : la partie Nord de la capitale administrative, Port-au-Prince, ou le front de mer, est ainsi essentiellement consacrée aux activités portuaires et de négoce où aux côtés des magasins du roi se tiennent commerces et riches résidences, la partie centrale, développée autour de la « place d'armes », est consacrée aux bâtiments administratifs et militaires (bureaux du gouvernement, Conseil supérieur, casernes), et la partie Sud est quant à elle peu urbanisée car récente. Or, ce dernier élément est l'une des caractéristiques des cités coloniales à savoir, un tissu urbain de moins en moins dense au fur et à mesure que l'on s'éloigne du port[3].

En ce qui concerne les bourgs, ils connaissent en règle générale le même plan d'urbanisation que les villes insulaires, bien qu'habituellement développés autour d'une église lorsqu'ils se situent dans les terres et tout comme les cités, ils affichent une implantation essentiellement littorale[4]. Cette distribution est, certes, liée à l'activité commerçante de la colonie mais également à l'existence d'un grand nombre de plaine littorales plus ou moins isolées les unes des autres et ne pouvant de ce fait que communiquer entre elles par le biais du cabotage[5]

Reliefs et plaines littorales de Saint-Domingue


 

GIROD François, De la société créole, Saint-Domingue au 18e siècle, Paris, Hachette, coll. La vie quotidienne, 1972, p. 81.

Ainsi, la cité coloniale est à la fois un centre administratif et économique à l'image des villes métropolitaines. Cependant, la comparaison s'arrête là. Alors que la résidence traduit en France le rang et le statut de ses occupants il apparaît qu'à Saint-Domingue cette hiérarchisation sociale traduite dans la pierre soit plus ténue. Car si l'espace résidentiel se fait marqueur identitaire, cela s'exprime moins dans la facture des bâtis que dans les rapports noués entre les résidents et leurs résidences.

- La résidence urbaine

Les administrateurs coloniaux sont, en vertu de leur fonction, des citadins par excellence. Ils résident de fait dans les principales cités de l'île que sont le Cap-Français et l'exemple suivant, la capitale administrative, Port-au-Prince.

Port-au-Prince: quartiers du front de mer et du gouvernement  

Moreau de Saint-Méry, Louis-Médéric-Elie, Description topographique..., op. cit., t. II. Légende : le tracé bleu défini le périmètre du quartier du gouvernement ; les tracés jaunes soulignent le quartier du « front de mer ».

Le gouvernement colonial, composé du gouverneur général, de l'intendant et de leurs bureaux respectifs, se situe dans la ville de Port-au-Prince et plus particulièrement dans le quartier dit « du gouvernement ». Or, tandis que l'activité urbaine et la richesse qu'elle génère se concentrent sur le front de mer, c'est-à-dire dans le port et dans les rues allant du quai à la place d'armes, ainsi qu'en témoignent les constructions (magasins du roi, entrepôts, commerces, maisons de particuliers à étage avec balcon), le palais du gouvernement se dresse en retrait de cette zone d'activité, soit au centre de la cité, face à la place d'armes, autour de laquelle s'ordonnent également le Conseil supérieur de Port-au-Prince et la caserne du régiment de la ville. Ainsi, si le quartier administratif occupe une place centrale dans la cité, il n'en compose cependant pas le cœur. En effet, il semble d'après les écrits des contemporains[6], qu'il s'agit d'un secteur relativement inhabité, impression accentuée par le petit nombre de maisons particulières et par le voisinage immédiat de la partie sud de la ville qui s'apparente à un immense terrain vague ponctué de quelques cases. Enfin, lorsque le régiment part en manœuvre et que le Conseil supérieur suspend son activité, le quartier administratif apparaît comme un « véritable désert » [7].

Or, si le lieu d'exercice des administrateurs est excentré par rapport aux zones d'activité, la répartition de la richesse urbaine conforte un peu plus leur place « en retrait » dans la cité. Tandis que les gens de couleur libres et les négociants forment les deux premiers groupes de propriétaires immobiliers, les magistrats n'arrivent qu'en troisième position au même titre que les planteurs, quant aux officiers militaires, la part de ces derniers est infime. La raison en est fort simple : si les magistrats doivent se loger par leurs propres moyens et louent généralement des maisons proches de leur lieu de travail, les officiers militaires ont des logements de fonction (palais du gouvernement, intendance, casernes, etc...). C'est ainsi que les administrateurs sont peu fréquemment des propriétaires urbains et sont avant tout des locataires. De fait, leur mode de logement souligne le caractère professionnel et temporaire de leur affectation à Saint-Domingue de même que le bâti des résidences.

Celui-ci, généralement mauvais, est fonction des contraintes locales. Les toits, majoritairement de tuiles, affichent des ardoises côté rue et des essentes côté cours,  l'ornementation extérieure des façades est quasi inexistante, quant au premier étage, son élévation ne stimule en rien la créativité architecturale. Il se résume, généralement, à une reproduction identique du rez-de-chaussée lorsqu'il ne s'agit pas uniquement d'une chambre haute dite « tour d'équerre ».

Ainsi, l'espace urbain occupé et la qualité du bâti résidentiel, s'ils ne mettent pas véritablement en lumière le rang et le statut des administrateurs, ils marquent néanmoins un trait identitaire fort : leur origine métropolitaine.

- Mentalité et comportements

L'origine métropolitaine[8] se traduit, entres autres facteurs d'identification, par une résidence urbaine, et plus particulièrement par l'occupation d'un logement de fonction, ou d'une location, et par son aménagement intérieur sur lequel le témoignage du comte de Malouet, de voyage à Saint-Domingue, est sans appel : « Entrez dans les maisons de ces hommes, elles ne sont ni commodes ni ornées. Ils n'ont pas le temps, ce n'est pas la peine, voilà leur langage. Dans les cités, la commodité, la salubrité manquent aux locaux d'habitation parce qu'on n'y met rien de ce qui peut plaire, séduire, attacher, tous ne songent qu'à les quitter, chacun se hâte, se dépêche, ils ont l'air de marchands dans une foire[9]. » Alors que l'identité métropolitaine des hommes pouvait se traduire par un confort et un ameublement reproduisant les pratiques usitées en France, il n'en est rien. Bien au contraire, elle se traduit par l'inconfort et un mobilier peu nombreux, majoritairement d'essence locale (« bois du pays », « bois équarri », rotin) et généralement usagé. D'après les inventaires après décès, rien ne semble être prévu pour l'agrément. Les bibliothèques sont peu fréquentes, les tableaux et tapisseries peu nombreux, seules les tables de jeux (cartes, trictrac, damier) semblent adoucir l'ordinaire du quotidien.

Cette volonté de ne pas investir dans la colonie s'accompagne, également, d'une tentative de conservation du mode de vie métropolitain, dans la sphère publique, favorisé par l'urbanité. En d'autres termes : une résidence exclusivement urbaine, une fréquentation des lieux de sociabilité ouverts (vaux-hall, théâtre, comédie, bal public, estaminets, etc...) et une insertion sociale avant tout d'ordre professionnel.

Ces officiers, qui ne se considèrent que comme « de passage », marquent ainsi leur identité métropolitaine dans une installation précaire, soulignée par l'absence d'attaches financières dans l'île. Toutefois, tous les administrateurs ne se perçoivent pas comme d'éternels migrants et certains « expatriés » tentent de s'adapter momentanément à leur lieu d'affectation.

I- Métropolitains ou « habitants » ? Habitant des villes, propriétaires des champs

II- La résidence rurale comme preuve de créolisation

[1] Le plan des cités coloniales suit un schéma quadrillé où le croisement à angle droit des artères principales relativement larges (10-20 mètres) découpe des îlets assez étendus (1 400 à 6 000 m²), îlets eux-mêmes subdivisés en îlots (300 à 600 m²).

[2] SAINT-VIL Jean, « Villes et bourgs à Saint-Domingue au XVIIIe siècle », Conjonction, n° 138, mai 1978, p. 5-32.

[3] GEGGUS David, « Urban development in XVIIIth century Saint-Domingue », Bulletin du Centre d'Histoire des Espaces Atlantiques, n° 5, 1990, p. 197-228.

[4] Sur 50 centres à la fin du XVIIIe siècle, 35 sont situés sur la côte et moins d'une dizaine à plus de 30 km à vol d'oiseau de la mer.

[5] Toutes les cités dominguoises du XVIIIe siècle ont en effet une fonction portuaire, hormis La Bombarde.

[6] BARRE de SAINT-VENANT Jean, Des colonies modernes sous la zone torride et particulièrement de celle de Saint-Domingue..., Paris, Brochot frères et compagnie, an X (1802), 516 p. ; MOREAU de SAINT-MERY Louis-Médéric-Elie, Description topographique, physique, civile politique et historique de la partie française de Saint-Domingue, nouv. Ed. entièrement revue et complétée sur le manuscrit, accompagnée de plans et d'une carte hors-texte, suivie d'un index de personnes, par Blanche Morel et Etienne Taillemite, Paris, Société d'Histoire des Colonies françaises, Librairie Larose, 1958, 3 t. ; WIMPFEN Alexandre-Stanislas, baron de, Voyage à Saint-Domingue pendant les années 1788-89 et 90, présenté et annoté par Pierre Pluchon, Haïti au XVIIIe siècle : richesse et esclavage dans une colonie française, Paris, Karthala, 1993, 317 p.

[7] MOREAU de SAINT-MERY Louis-Médéric-Elie, Description topographique..., op. cit.

[8] D'après un corpus de 253 individus, dont l'origine géographique des hommes nous est connue pour 52,5 % d'entre eux, 73,7 % des administrateurs sont des métropolitains.

[9] GIROD François, De la société créole, Saint-Domingue au 18e siècle, Paris, Hachette, coll. La vie quotidienne, 1972, p. 81.