Métropolitains ou « habitants » ? Habitant des villes, propriétaires des champs

- Un mode de vie à la croisée des identités

Alors que le premier groupe se replie sur son identité métropolitaine en usant de diverses stratégies, un deuxième groupe tente de s'insérer, même pour un temps déterminé, dans la société dominguoise. Ce désir d'insertion se traduit par un mode de vie, un quotidien, empreint de mixité. Tandis que l'officier exerce dans une structure étatique métropolitaine, il évolue en parallèle dans une sociabilité bipolaire, oscillant entre conservation des liens métropolitains et création de relations créoles. La correspondance, la procuration, la transaction et le crédit témoignent de réseaux de sociabilité établis entre l'île et le continent. L'étude prosopographique du groupe socioprofessionnel des administrateurs coloniaux menée dans ma thèse de doctorat[1] fait effectivement état de relations étroites entretenues par delà l'Atlantique, et ce malgré la séparation géographique qu'il impose. De plus, contre toutes attentes, les lieux dominguois de sociabilité institutionnalisée ne comptent pas parmi leurs membres ces mêmes officiers. Il semble en effet que leurs relations privilégient un développement en marge des cercles formels.

Ainsi, cette catégorie d'administrateurs, située dans l'entre-deux monde, se révèle délicate à cerner. Sa bivalence sociale et économique fait apparaître un groupe partagé entre un héritage identitaire métropolitain et l'assimilation de valeurs coloniales. Il se révèle comme le point de confluence de deux cultures. Or, c'est dans l'appropriation de l'espace colonial que se traduit véritablement cette double identité.

 

Urbanité et identité métropolitaine

    A l'image du précédent groupe, les administrateurs de ce deuxième ensemble habitent essentiellement dans les principales cités de Saint-Domingue. L'une des différences réside alors dans le mode de logement. Si certains ont recours au logement de fonction ou à la location, d'autres, en revanche, acquièrent à titre privé une résidence urbaine. Toutefois, il semble que les officiers préfèrent investir, non pas dans l'immobilier urbain, mais dans les « meubles meublant ». La qualité des matériaux (chêne, acajou, bois de rose, marbre), leur état de conservation, leur préciosité (marqueterie, cristal, meubles d'importation) et leur nombre traduit  le désir de conserver un cadre de vie métropolitain. Enfin, ce sentiment est accentué par le nombre et la qualité de la vaisselle. Porcelaine de chine et argenterie ne sont pas rares de même que les services composés de plusieurs centaines de pièces. Il ressort des inventaires un confort et un luxe plus prononcé que ce qui se pratique ordinairement dans la colonie.

Ainsi, le mode d'occupation de l'espace urbain et les comportements qu'il induit met en relief un trait identitaire par la similitude qui se dégage des modes de vie, métropolitains et coloniaux, comme des cadres de vie, toutes proportions gardées. Or, la colonie ne se résume pas à ses agglomérations et l'occupation du reste du territoire témoigne plus particulièrement du syncrétisme des mentalités en terre dominguoise.

 

Ruralité et mentalité créole

Majoritairement locataires en ville les administrateurs de ce deuxième groupe sont également majoritairement propriétaires dans le plat pays dominguois. C'est donc, ici, dans l'investissement foncier et immobilier, dans l'appropriation de l'espace rural, que les officiers font preuve de leur adaptation à la société coloniale. En se livrant à la double activité d'administrateur et de planteur, ils font leurs les valeurs coloniales dont la production agricole et le mode d'exploitation spécifique, le commerce à l'exportation et la valeur sociale accordée à la fortune sont autant de caractéristiques.

Cependant, cette appropriation de l'espace n'implique pas une intégration pleine et entière des individus dans la société locale. La taille des exploitations est généralement moyenne (entre 100 et 200 carreaux[2]), elles semblent souvent se situer sur des terrains de moyenne qualité (proches des mornes[3]) et sont habituellement données en gérance à un procureur d'habitation. Enfin, l'acquisition de terre n'entrave en rien le retour définitif en métropole des propriétaires quelques années plus tard.

L'occupation de l'espace, ses modes d'appropriation et son usage rendent, ainsi, véritablement, compte de la double identité de ces administrateurs qui tentent d'inventer leur propre culture en réalisant un syncrétisme à la fois culturel et social. Toutefois, aux côtés de ce deuxième groupe évolue un troisième et dernier groupe d'administrateurs dont la territorialisation traduit, quant à elle, un degré d'insertion sociale plus élevé, voire un processus d'intégration achevé.

 


[1] NAVARRO-ANDRAUD Zélie, Les élites urbaines de Saint-Domingue dans la seconde moitié du XVIIIe  siècle : la place des administrateurs coloniaux (1763-1792), thèse de doctorat de l'Université de Toulouse, 2007, 2 t.

[2] Un carreau équivaut, environ, à un hectare.

[3] « Morne » est le mot créole désignant les montagnes.