La résidence rurale comme preuve de créolisation

En ce qui concerne l'espace rural, comme espace d'habitation, celui-ci est occupé de façon extrêmement variable suivant les contraintes physiques et climatiques du territoire.

La répartition de la population à Saint-Domingue en 1789


Fond de carte tiré de LAURENT-ROPA Denis, Haïti, une colonie française 1625-1802, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 12-13.

Légende: densité au km²


Si les mornes ne connaissent que peu d'infrastructures agricoles, certaines plaines sont, également, faiblement peuplées en raison de la faiblesse des précipitations ; une situation climatique aggravée par une hydrographie défectueuse. D'autre part, certains quartiers sont des zones de contrebande ainsi que l'objet de contestations des limites frontalières de la part de la colonie voisine espagnole, Santo-Domingo. De fait, ces derniers secteurs peuvent être perçus comme dangereux et donc répulsifs.

A contrario, d'autres quartiers présentent une forte densité démographique. Cela tient au fait qu'il s'agit des premières régions mise en valeur par la plantation de cannes à sucre où, de plus, les versants des mornes, plantés en café, ont attiré et fixé une multitude de petites exploitations rentables. D'une façon générale, l'exploitation agricole des plaines fertiles semble justifier l'importance du degré d'implantation humaine.

Les caractéristiques de l'espace rural dominguois, et son exploitation, influent donc indéniablement sur son occupation démographique. De fait, il apparaît  que le cadre qu'il impose agit à son tour sur le rapport à l'espace qu'entretient la population.

 

Quelques marqueurs de créolisation

L'un des principaux marqueurs du métissage culturel des administrateurs est l'exploitation directe d'une propriété agricole, soit d'une habitation. Ce mode de gestion, caractéristique des créoles dominguois, se situe, dans le monde colonial, à l'exact opposé du mode d'administration généralement usité par les propriétaires français. Cette conception de l'exploitation de la propriété induit et souligne la créolisation des mentalités des propriétaires métropolitains. En effet, elle suppose de faire de l'habitation le lieu de résidence principal et donc de développer un art de vivre spécifique.

Le terme « d'habitation », désigne non seulement la plantation mais également l'ensemble des bâtiments élevés sur la propriété (« grand case », « cases de nègres », ateliers, moulin, etc.), les terres non cultivées (savane, bois), la main d'œuvre servile et l'ensemble du mobilier composé des bestiaux et des outils de travail[1].

Schéma d'une habitation sucrière au XVIIIe siècle

« habitation » sucrière type de la Capesterre, d'après la description du Père Labat, 1720, Document reproduit d'après la thèse du Pr. Guy LASSERRE, La Guadeloupe, Etude Géographique, Bordeaux, 1961, 2 vol.

Légende :

M.M. : maison du maître

CE : cases des esclaves

M : moulin à eau

S : sucrerie

P : parc à bœufs

o : office

p : purgerie

m : magasins

e : étuve

Quoi qu'il en soit, la superficie des exploitations[2] dessine un paysage rural, certes construit par la culture des terres et leur aménagement, mais surtout relativement clairsemé. Or, il semble que les créoles ne cherchent pas véritablement à briser leur isolement. En effet, la sociabilité dans les plaines, telle qu'elle se pratique dans la cité, se révèle peu ou pas existante. D'une façon générale, le mode de vie sur les plantations se révèle être relativement « rustique ». Peu nombreux sont les réceptions et les bals. Les habitants semblent vivre uniquement dans leur entre-soi familial, l'exploitation de l'habitation et sa rentabilité mobilisant les corps et les esprits.

 

Si la sociabilité est un marqueur, important, permettant d'évaluer l'intégration sociale des individus elle ne préjuge cependant pas véritablement de la créolisation culturelle des hommes. Celle-ci, alors qu'elle s'exprime, dans un premier temps, à travers le mode d'exploitation direct des habitations, elle prend, sans aucun doute dans un second temps, toute sa dimension dans le cadre de vie des administrateurs et donc, dans leur quotidien de planteur.     

 

L'habitation : cadre de vie, mode de vie

Elévation arrière de la grand'case de l'habitation sucrière, Union, au Lamantin (Martinique), 1796

CHARLERY Christophe, « Maisons de maître et habitations coloniales dans les anciens territoires français de l'Amérique tropicale », In Situ Revue de l'inventaire, n° 5, décembre 2004. (revue en ligne, http://www.revue.inventaire.culture.gouv.fr/insitu)

Plan du rez-de-chaussée de la grand'case, sucrerie Union, Lamantin, Martinique


CHARLERY Christophe, « Maisons de maître..., op. cit.

L'habitation, ou plus précisément la « grand'case[3] », est généralement une bâtisse longue, basse et flanquée d'appentis que le besoin a disposé autour d'elle. Devant la façade, une galerie couverte fait office de véranda. La « salle de compagnie » (salle à manger-salon) est la pièce principale sur laquelle s'ouvrent ordinairement quatre chambres avec leur cabinet, le tout carrelé sous comble d'assemblage, couvert de tuiles.

Côté aménagement intérieur, les murs sont généralement passés à la chaux ; quant au mobilier, il se révèle être similaire, dans sa composition, à celui recensé dans les demeures urbaines. C'est dans sa qualité, sa facture et sa valeur que se révèle le processus de métissage dont ont été l'objet les administrateurs coloniaux. En effet, leur attachement à l'habitation, strictement financier dans un premier temps, mue au fil des années et des récoltes en un lien plus personnel, plus intime, caractérisé par un métissage culturel et identitaire. Le moyen de production se fait patrimoine familial et se dote, en tant que tel, de tous ses attributs : ornementation extérieure de la grand-case (belle véranda, terrasse), confort, modernité (salle de bain, ventilation), mobilier précieux, résidence multi-générationnelle, etc... ; attributs à mettre en perspective, toutefois, dans l'univers colonial... L'habitation n'est plus alors un outil de spéculation mais une propriété à caractère identitaire. Les hommes ne se considèrent plus comme « de passage » mais bel et bien comme des « habitants ».

 

L'île de Saint-Domingue est donc productrice de catégorisation sociale. En effet, la résidence des administrateurs, qu'elle soit urbaine ou rurale, se révèle être l'un des principaux marqueurs de l'intégration sociale des agents de l'Etat d'origine métropolitaine.

Or, si l'inscription territoriale des individus témoigne de leur insertion, ou non, dans la société qu'ils régissent ; leur rapport à l'espace met, quant à lui, plus finement en lumière la qualité de leur intégration. Après avoir été l'objet d'une politique d'exploitation spécifique, et donc façonné en ce sens, l'espace devient un élément structurant de la société coloniale. Alors que l'inscription spatiale des administrateurs souligne leur insertion sociale, le rapport qu'ils entretiennent avec l'espace habité met en relief des comportements caractéristiques des sociétés coloniales. De fait, leur assimilation, voire leur appropriation, se fait alors le marqueur du métissage social et culturel des administrateurs.

Ainsi, les modes d'appropriation de l'espace dominguois et l'usage qu'en font les officiers du roi témoignent de leur identité, oscillant entre métropole et colonie, entre européanisme et créolisation.   


[1] Parmi la nombreuse production relative à l'économie de plantation et à l'exploitation elle-même voir entre autres : BEGOUEN-DEMEAUX Maurice, Mémorial d'une famille du Havre, 3 t., Paris, Société française d'histoire d'outre-mer, 1982, BUTEL Paul, Commerce et plantation dans la Caraïbe XVIIe-XIXe siècles, Bordeaux, Maison des Pays Ibériques, 1992, 260 p., CAUNA, Jacques de, « Les propriétés Navailles à Saint-Domingue, caféières du Petit Saint-Louis et de la Montagne de Port-de-Paix, 1777-1814 », Revue de la Société Haïtienne d'Histoire et de Géographie, a 63, vol. 46, n° 158-159, 1988, p. 3-30, DEBIEN Gabriel, « Comptes et profits, esclaves et travaux de deux sucreries à Saint-Domingue », Revue de la Société Haïtienne d'Histoire et de Géographie, octobre 1944 et janvier 1945, 60 p., MAURO Frédéric, « La plantation atlantique : ses structures économiques, 1500-1800 », dans colloque de Bordeaux 1983, L'Atlantique et ses rivages 1500-1800, Bordeaux, Association des historiens modernistes de l'université, 1984, p. 155-179.

[2] A Saint-Domingue, la superficie d'une habitation moyenne est de 200 carreaux mais des superficies de 300 carreaux et plus ne sont pas rares.

[3] La « grand'case » qui est une construction coloniale est, au XVIIIe siècle, bâtie en maçonnerie remplissant les intervalles entre les montants et traverses de bois élevant les murs. Il est à noter que les fenêtres ne comportent pas de vitre en raison des tremblements de terre récurrents mais sont closes par du papier huilé.