LES ÉTANGS ENTRE COMMUNAUTÉS ET MAISONS

Au cours du Moyen-Age et de l'époque Moderne, les étangs ont fait l'objet d'appropriations multiples de la part d'utilisateurs différents, locaux (les communautés riveraines ) ou étrangers, qui exploitaient des ressources nombreuses et variées (poissons, mollusques, crustacés, sel, eau, plantes, herbages, oiseaux, gibiers)  au moyen de techniques diverses et dans le cadre de sphères économiques différentes (activité domestique ou activité intégrée dans les circuits commerciaux articulés sur les villes[1].
La documentation rassemblée est encore trop lacunaire pour prétendre une analyse exhaustive des partages juridictionnels et socio-économiques de toutes ces ressources. Aussi nous a-t-il semblé plus opportun de centrer notre questionnement sur quelques aspects de l'appropriation et de la gestion des activités piscicoles par les communautés d'habitants dans leurs dimensions collectives et privées.


Les communautés et la gestion de l'étang

Au bas Moyen-Âge, les étangs se présentaient comme des zones largement anthropisées. Sur le littoral, une poignée d'habitats ceinturait l'étang de Salses-Leucate, qu'elles fussent installées à l'intérieur des terres ou nichées au milieu des
sagnes[2]. En montagne, les villages et les hameaux installés sur le piémont exploitaient les étangs plantés au cœur des estives. La plupart des sources utilisées montrent que la gestion de l'étang relevait pleinement des communautés d'habitants qui en fixaient les
calendriers d'exploitation, encadraient les opérations de captage et de drainage de l'eau ou encore assuraient l'entretien de points stratégiques (passes et confluents). Quelques textes dévoilent avec davantage de précisions certaines facettes du rôle de ces communautés.

Le premier, daté de 1310, est une Ordinatio royale adressée aux universités de Saint Hippolyte et Saint-Laurent-de-la-Salanque et portant sur la fermeture et l'entretien de la passe faisant communiquer l'étang avec la mer. Les informations que livre cette charte peuvent s'ordonner autour de quelques points. Premièrement, la répartition des
coûts d'entretien était du ressort, non pas des officiers du roi, mais des probi homines, en l'occurrence trois représentants choisis par village[3]. Deuxièmement, les
conditions d'accès à l'étang s'effectuaient sur la base d'un double clivage. Le premier distinguait les locaux (« homens dels dits locz ») des  forains (« homens estrayns ») qui devaient s'acquitter d'un cens dont le montant était le double de celui des hommes du lieu . Le deuxième clivage était intra-communautaire : l'entrée dans létang était calculée en fonction du type d'embarcations et du nombre d'hommes embarqués dans chacune d'entre elles. Une barque traînant un filet (« barcha de bolig ») et une barque à fond plat («gata de canal »), embarquant toutes deux huit pêcheurs, payaient pour huit hommes. En revanche, une « barcha de pareyl » était seulement imposée pour deux hommes. Socialement, ce principe de proportionnalité se calquait manifestement sur la hiérarchie du tissu de maisons. Qui possédait une barque s'acquittait ainsi des frais d'entretien et participait aux travaux de réparation. Qui gérait l'étang se voyait sans nul doute reconnaître une certaine prééminence au sein de la communauté. Spatialement, ce règlement révélait des niveaux d'intégration manifestement différents des maisons.

Un second aspect du poids et du rôle de l'université dans la gestion des étangs apparaît assez clairement dans deux autres Ordinationes royales relatives à la pêche à la tartane. En février 1313, celle-ci fut  interdite avant d'être à nouveau autorisée dès octobre 1315. Cependant, en 1320, les consuls de Saint-Laurent-de -la Salanque adressèrent une supplique aux officiers du roi demandant à ce que l'Ordinatio de 1313 soit rétablie. L'ordre d'apparition de ces actes dans le registre de la Procuration
Royale du Roussillon permet de cerner une partie des enjeux sous-jacents à la rédaction de ces actes : ebn effet, la charte de 1320 précède les dispositions prises en 1313 et 1315 dont l'énoncé fait fonction de pièce justificative à la requête des habitants de Saint-Laurent-de-la Salanque.

À notre sens, le fondement du problème se logeait dans les relations à l'espace qu'induisait la pêche à la tartane. Par la longueur et la complexité des parcours, par le volume des prises, ce type de pêche transcendait les partages intra et inter-communautaires en mer comme sur l'étang. Dans ce cas, on peut raisonnablement supposer que des embarcations foraines s'aventuraient régulièrement dans l'étang provoquant l'ire des pêcheurs locaux et leur intervention  auprès du roi en sa double
qualité de seigneur du village et de souverain. À l'heure où les produits de la pêche alimentaient un commerce lucratif, la question de la mise en défens, ou du moins du contrôle, des zones de pêche communautaires se posait comme un enjeu essentiel.

Notre dernier coup de projecteur nous transporte en Cerdagne sur les montagnes ceinturant la vallée du Carol. Dans les années 1390-1420, un contentieux opposa l'université de la vallée du Carol aux officiers du roi, seigneur du lieu, au sujet des droits de pêche dans la rivière l'Aravó et dans l'étang d'Evoll[4]. Les fondements de ce litige apparaissent à l'articulation de deux chartes émanant du souverain et rédigées entre 1395 et 1423[5]. L'enjeu premier semble avoir été de contrôler l'organisation du captage et de la distribution de l'eau des torrents par le biais de canaux[6]. Le règlement de ce différend mobilisa plusieurs niveaux d'appartenance. À l'échelle inter-communautaire, il était interdit aux habitants de la baylie d'utiliser l'eau du canal royal qui traversait la vallée et desservait la ville de Puigcerdá. Parallèlement, la prise d'eau dans les torrents était elle régulée à l'échelon intra-communautaire. La charte de 1395 confirmait le droit, pour l'université, de gérer en interne le captage ; les consuls obtinrent alors le droit de construire des resclauses et des taparades ; et la distribution de l'eau entre les exploitants[7]. Enfin, le contrôle de la pêche semble avoir constitué un des volets, et non des moindres, de ces revendications villageoises. D'une part, les consuls cherchèrent manifestement à canaliser l'ouverture des étangs et rivières aux habitants extérieurs à la baylie[8].En 1423, ces derniers dénoncèrent auprès du roi le droit de pêche accordé par ses officiers à un habitant de Puigcerdà[9]. En tant que dépositaire du droit de ban, le roi, par l'intermédiaire de son procureur, avait en effet toute licence pour autoriser un étranger à pêcher dans les eaux de la baylie. En obtenant, en 1423, l'exercice du droit de ban, l'université de Carol contrôlait dès lors l'accès aux ressources piscicoles de la vallée. D'autre part, la pose d'engins de pêche (casiers, filets fixés à des pieux...) dans les étangs et les rivières constituait un autre pôle de tensions. Même si elle s'inscrit dans un cadre régional, la charte royale de 1382 statuant sur la pêche en eau douce visait manifestement à dénoncer le fait suivant : sans autorisation royale préalable, des habitants avaient posé, dans les étangs et les eaux nivales, plus d'engins de pêche qu'ils n'étaient autorisés à le faire[10]. Par le mode d'appropriation de l'espace aquatique et le volume des prises, la pêche aux casiers ou aux filets fixes suscitait manifestement des tensions au sein même de la communauté.


Des pêcheurs et des poissons : les maisons et l'étang

Au demeurant, le règlement concernant l'entretien des passes entre mer et étang a montré que la communauté d'habitants ne saurait être envisagée comme une cellule homogène. Comprendre comment se partageaient les ressources des étangs implique de déplacer notre regard vers les maisons du village, vers ces familles de pêcheurs qui vivaient là.

Une première remarque concerne l'unité juridique qui légitimait, à l'échelle de la famille, le droit d'accès à l'étang. Deux mécanismes semblaient fonctionner en étroite imbrication. D'une part, la possession d'une tenure (manse, borde ou parts de ceux-ci) donnait un droit d'accès aux espaces collectifs[11]. En 1151, les tenanciers de la baylie royale de Llívia (Cerdagne) devaient chaque année, au titre de quinze manses et dix bordes, mille-cent truites salées aux officiers du roi[12]. Ces salmonidés  étaient manifestement versés au titre de droit de pêche dans les torrents et les étangs de la face est du Carlit. En 1357, Pere Galin d'Abiell, un hameau de la vallée du Carol, déclarait verser annuellement au roi douze truites au titre de droit de pêche dans l'étang d'Évoll[13]. Parallèlement, en plaine comme en montagne, la pose de casiers (bordigols, managueres, ballistes), de pieux (canats) ou de certains types de filets (retibus, boligs) semblait être extraite de ce droit général puisqu'elle relevait d'une autorisation seigneuriale accordée à l'échelle privée. Concrètement, la définition des droits de pêche accordés à chaque famille fonctionnait sur un principe de partition. Au regard de notre documentation, les droits de chaque maison paraissaient fixés soit en volumes de poissons capturés, soit en nombre de journées de pêche[14].

À compter du XIIIe siècleau moins, l'exploitation des étangs souleva des tensions assez vives entre les utilisateurs locaux et les forains. Le conflit qui opposa l'université de Saint-Laurent de la Salanque à une famille de pêcheurs de Frontignan dit assez bien les tensions nées du partage des ressources piscicoles[15].
Étalé sur plus de vingt ans, cet affrontement peut se découper en quatre étapes (voir carte ci-jointe).

1) En 1279, Bernard Saland et deux autres habitants de Frontignan s'associèrent pour poser des casiers dans la zone palustre entre Matamolar et l'Agly. Dans un deuxième temps, Bernard Saland et son frère Jean se constituèrent en une société de pêche et reçurent du roi l'autorisation de planter des casiers à Maraxella, entre la pointe de Coudalère et les vieux bordigols de deux habitants de Saint Laurent, Bartolomé Ysarn et Pere Eymeric. À l'aube du XIVe siècle, la pêche aux casiers était une activité suffisamment lucrative pour que des familles disposant de liquidités financières se constituent ainsi en sociétés.

2) En 1284, les frères Saland prirent comme associé Bartolomé Ysarn. Les parts
de cette société se distribuaient de la manière suivante : deux tiers en indivision entre les deux frères et un tiers à Bartolomé Ysarn.

3) En 1301, ces pêcheurs obtirent du roi le droit d'étendre leur zone de pêche de la pointe de Coudalère à celle de la Courège. Leurs casiers s'étalaient alors sur plus de dix kilomètres de rivage entre la mer et l'étang. Or, en 1299, l'université de Saint-Laurent avait acquis, elle aussi par charte royale, le droit de poser des casiers entre Maraxella et la Courège[16].  En d'autres termes, le cordon dunaire séparant l'étang de la mer était un espace en partage et donc, partant, un espace convoité.

4) Le décès de Bernard Saland (après 1301) enclencha une nouvelle redistribution des espaces de pêche aux casiers. L'affaire se noua en deux temps. D'abord, les héritiers de Bernard Saland vendirent les parts de ce dernier à deux habitants de Saint-Laurent (Arnau Reulli et Cleyrano Velleri). Toutefois, le procureur du roi cassa rapidement cette vente et concéda ces parts à l'université du lieu. Dans un second temps, Jean Saland céda ses droits sur le cordon sableux, ne conservant que des droits à Maraxella. Envisagés dans un cadre plus général, ces textes mettent en lumière un mouvement de concentration sur deux plans différents. Sur le plan socio-économique : la constitution de sociétés de pêche permettait aux élites villageoises de capter une partie importante des produits de la pêche Du point de vue spatial, cela se traduisait par le quadrillage des bords de l'étang et le cordon dunaire par des zones de casiers appartenant à des individus organisés ou non en sociétés. Au-delà de la bataille juridique sur la transmission des parts de la société de pêche, l'enjeu était manifestement double pour l'université de Saint-Laurent. D'une part, la pression exercée sur les frères Saland montre assez bien la volonté de la communauté de contrôler la pêche aux casiers. D'autre part, si l'enveloppe de l'université servit de cadre d'appropriation, les redistributions internes des zones de pêche sont exclues des canons de l'écrit. Or, qui d'autres tenaient les rênes des institutions municipales si ce n'étaient les chefs des ces grandes maisons, les familles Ysarn ou Eymeric ? À n'en point douter, ces élites locales jouèrent de leurs attributions municipales pour verrouiller, à leur profit, la pêche aux casiers. En récupérant parts après parts les droits de la famille Saland et en empêchant que d'autres familles (les Reulli et les Velleri) s'immiscent dans le circuit, elles s'assurèrent, derrière l'écran de l'appropriation et de la gestion communautaires, un certain monopole de la pêche.

La mise en perspective de ces dossiers livre plusieurs informations. La gestion des ressources piscicoles passait par deux canaux, la communauté et la maison. D'un côté, les instances communautaires définissaient et se chargeaient de faire appliquer des réglementations concernant tout type de pêche dont beaucoup échappèrent d'ailleurs à la formalisation per cartam.
En revanche, les maisons contrôlaient directement tout un pan de l'activité, celui lié à la pêche effectuée avec des engins, casiers ou filets, plantés dans l'eau. Par ailleurs, l'accès aux produits de la pêche, et plus largement aux ressources liées aux étangs, reposait sur des droits d'origine diverse. Alors que l'accès des forains à l'étang passait par l'obtention d'un droit par le seigneur du lieu. l'accès des familles locales paraissait lui subordonné à la possession d'une tenure. Enfin, l'insertion des produits piscicoles dans les circuits commerciaux provoqua, à n'en point douter, des tensions autour du partage des droits de pêche et du découpage des espaces entre les différents utilisateurs. Un des objectifs majeurs des communautés semblent avoir été de subordonner, ou du moins de canaliser, l'accès des forains à l'étang. Ces élites locales qui constituaient le tissu des grandes maisons exerçaient une forte emprise sur l'activité piscicole. Sur le littoral comme en montagne, l'organisation de l'espace de la pêche reposait donc sur un système caractérisé par une hiérarchisation de l'accès aux lieux et aux ressources - entre locaux et forains, entre petites et grandes maisons du villages - et par une régulation des partages par le canal de la seigneurie. Même s'ils ne livrent qu'une facette de l'exploitation des étangs, les textes utilisés montrent assez bien que les différents espaces de la pêche se construisirent à la croisée de deux discours politiques : celui des seigneurs et celui des communautés.



[1] J.Heers, La ville au Moyen-Âge en Occident, Paris, 1997, p. 148-175 et p. 183-185.

[2] Ce terme emprunté au vocabulaire languedocien désigne les terres marécageuses bordant l'étang et couvertes de plantes arbustives s(alicorne, ajoncs, roseaux et autre tamaris).

[3] « ...daysso que costara de clausir lo dit grau se dega levar de so que hauren de homens estrayns et so que romandra a pagar los homens dels dits locs. Els homens estrayns paguen dos tants quels homens dels dits locs... ». La passe était fermée durant l'hiver par un barrage de pieux et de treillage de roseaux afin de piéger les poissons dans l'étang. Dans les dépressions pacustres de l'intérieur de la plaine, la construction et l'entretien des canaux était également l'objet de tractations entre les riverains et les seigneurs (C.Puig, F.Mazières, V.Ropiot, « Approche chronologique comparée de l'occupation humaine en bordure des étangs de l'intérieur en Roussillon de la protohistoire au Moyen-Âge », Annales du Midi, Étangs et marais. Les sociétés méridionales et les milieux humides de la Protohistoire au XIXe  siècle, T.119, janvier-mars 2007, p. 23).

[4] Au bas Moyen-Âge, la vallée du Carol avait le statut  de baylie royale. Au cours du XIIIe siècle, les habitants de la quinzaine de villages et hameaux installés sur les terrasses de l'Aravó se dotèrent de consuls élus annuellement (E.Bille, Seigneurs, maisons et vacants..., vol..II, p. 309-311).

[5] Nous reviendrons dans un prochain paragraphe sur la revendication d'ordre juridictionnel qui était de  fixer qui, du seigneur ou de l'université, exerçait le droit de ban sur ces eaux.

[6] ADPO, 1B160, f°6 ; transcription dans : F.Valls i Taberner, Privilegis i ordinacions de les Valls Pirinenques : Vall d'Aneu, Vallferrera i Vall de Querol, Barcelone, 1988, Apendix, n°6.

[7] « et eas inter vos dividere et partire... »

[8] E.Bille et M.Conesa, « Les territoires de l'herbe en Cerdagne du XIIIe au XVIIIe siècle. D'une communauté d'usages à une fermeture socio-spatiale », Prés, prairies et pâturages dans l'Europe médiévale et moderne, 28° journées internationales d'Histoire, Flaran, 15-16 septembre 2006 (actes sous presse).

[9] « attendentes honorabilem procuratorem regium comitatuum predictorum seu ejus locumtenentem licentiam dedisse et concessisse Guillermo Vilalta ville Podiiceritani piscandi in stagno de Evol et in riparia Aravonis... » : F.Valls i Taberner, Privilegis i ordinacions de les Valls Pirinenques..., Apendix, n°4. En 1418, Bartolomeo Mirallès accorda à un habitant d'Iravals, Ramon Paschall, le droit de pêcher « cum retibus et quibuscumque aliis artificiis » dans l'étang d'Évoll et dans les autres étangs et eaux vives de Cerdagne : AD66, B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.G, p. 239.

[10] AD66, B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.H, p. 416 « non petita licentiam in stagnis et aquis nevalibus ultra quel debent cum tenedonibus sive canars et retibus et quam boliguiis sive exaneguiis et aliis artificiis... ».

[11] Pour une vision plus large de l'articulation entre tenure et terre collective : R.Viader, « Maisons et communautés dans les sociétés montagnardes », Montagnes
médiavales, 2004,
p. 289-290.

[12] Th.N.Bisson, Fiscal Accounts of Catalonia Under the early Count-Kings (1151-1213), vol.2 (Apendix), Berkeley, 1984, p. 22-23 . En 1184, la Maison du Temple percevait vingt truites dans la vallée de Carol et deux cents dans la villa de Llívia, cent salées et cent fraîches(T.Bisson, Fiscal Accounts..., vol.II, p. 124-126).

[13] AD66, B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol. IV , p. 326.

[14] En 1555, l'héritière de Joan Sadurní d'Enveig déclarait tenir en fief du roi « pescatam XV dierum in stagno de Lanos » (AD66, B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.IV , p. 438).

[15] Le dossier a fait l'objet d'une double analyse par Carine Coupeau et Carole Puig (voir bibliographie en annexe).

[16] AD66, B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol. G, p. 223-224.