LES ESPACES DE LA PÊCHE

Au Moyen-Âge, les populations ont tiré des étangs des ressources piscicoles abondantes et variées (poissons, mollusques, crustacés)[1]. En plaine comme en montagne, la pêche constituait ainsi une activité importante pour les habitants des villages alentours.

Restituer quelque chose des manières dont se définissaient les zones de pêche nécessite d'appréhender les modes de découpage dans leurs dimensions spatio-temporelles. Faute de documentation idoine pour la Cerdagne, les paragraphes suivants s'appuient essentiellement sur un dossier documentaire concernant la communauté de Saint-Laurent-de la Salanque, un village situé sur les bords de l'étang de Salses[2].

 

Un partage saisonnier de l'étang

 

L'exploitation des ressources piscicoles reposait sur des calendriers saisonniers. Sur l'étang de Salses-Leucate, deux chartes datées de 1279 et 1320 montrent que la construction de ces calendriers prenait en compte deux éléments. D'abord le type de poisson : la pêche aux anguilles était ainsi prohibée des fêtes de Pâques à la Saint-Michel de Septembre dans l'étang et les canaux. Ensuite, le type de technique utilisée par les pêcheurs. En 1279, trois hommes de Frontignan furent autorisés à planter des casiers au lieu-dit Matamolar de Juillet à Saint-Michel de Septembre. En 1320, la pêche « ab amplanes », terme désignant sans doute des barques à fond plat, était interdite pendant l'hiver (c'est-à-dire de la Saint-Michel de Septembre à la Saint-Vincent de Mars).

Ces calendriers définissaient donc des espaces-temps modulables qui s'imbriquaient sur l'étang et les zones palustres l'entourant. Tout au long de l'année, l'étang s'ouvrait ou se fermait aux pêcheurs en fonction de calendriers dont l'élaboration relevait de la communauté d'habitants.

 



Un découpage en fonction des techniques employées

 

On peut tenir pour assuré que les populations locales aient pratiqué le ramassage des coquillages, la pêche à la ligne et à la fouëne ou encore la capture des crustacés[3]. Bien que d'un indispensable appoint pour les économies domestiques, ce pan de l'activité piscicole n'était pas formalisé per cartam de telle sorte que la question des découpages spatiaux vécus au quotidien échappe à notre connaissance. En revanche, deux techniques furent étroitement canalisées à la fois par la seigneurie et par l'université : la pêche au filet et la pêche aux casiers.

La pêche au filet se pratiquait en mer ou sur l'étang au moyen de filets plantés dans l'eau ou tirés par des embarcations. Ces deux pratiques induisaient donc, théoriquement, des constructions spatiales différentes. L'espace de la pêche en barque était défini à partir d'un centre lui même mobile, la barque, et d'un rayon incarné par le mouvement du filet. Pour schématiser à l'extrême, les mouvements conjoints de la barque et du poisson faisaient l'aire de pêche laquelle se définissait comme un espace à géométrie variable. En revanche, la pose de filets en un endroit fixe et pour un temps déterminé induisait de facto une appropriation temporaire de l'étendue d'eau et, par conséquent, un zonage de l'espace.

La pêche aux casiers (bordigues, managueres, ballistes) se pratiquait le long du rivage ou dans les canaux sillonnant les zones palustres autour de l'étang. Poissons et anguilles s'engouffraient dans chaque casier dont l'ouverture se refermait à leur passage, pour finir emprisonnés dans une nasse[4]. À intervalles réguliers, le pêcheur venait relever le poisson ainsi capturé. À l'image des parcelles, ces casiers étaient localisés par rapport à un lieu-dit et délimités par des confronts.[5] Ce procédé de localisation pose la question de la mise en espace des casiers. Les marqueurs choisis participaient d'un double registre  celui de la limite (les casiers jouxtaient d'autres casiers ou le grau) et celui de l'ouverture sur un espace à prendre (les casiers avaient pour confronts des îles, l'étang ou encore la mer). Scrupuleusement bornée sur la terre mesurée et mesurable (rives de l'étang et flèche de sable), la zone de casiers paraissait en revanche extensible côté eau, sur l'étendue ouverte à l'exploitation intercommunautaire[6]. En outre, le choix des notaires relevait sans doute davantage d'une volonté d'inscrire les  casiers dans un espace social, celui du voisinage, que d'un souci de localisation géographique. La construction de casiers déboucha, progressivement, sur un zonage d'une partie de l'étang en secteurs de bordigols et de managueres mitoyens exploités par des familles de pêcheurs seules ou organisées en sociétés de pêche.

Aux XIIIe et XIVe siècles, les partages des ressources piscicoles entre individus s'inscrivant dans des cadres communautaires différents débouchèrent sur des constructions territoriales qui articulaient trois variables : le temps, le volume des prises et l'étendue. Au regard de cette lecture des textes, deux questions se posent plus particulièrement. D'abord, quelles mises en forme les notaires utilisèrent-ils pour définir des constructions territoriales recouvrant une dimension spatio-temporelle ? Aux XIIIe-XIVe siècle, la pratique faisait encore l'espace, générant par la même une co-spatialité  basée sur des relations de dominium différentes. Ainsi, en 1279, trois pêcheurs de Frontignan, une bourgade située à quelques kilomètres de l'étang de Thau, obtinrent du roi l'exclusivité de la construction de casiers au lieu-dit  Matamolar, entre l'Agly et l'étang. Mais, la concession royale n'interdisait en rien, pour les habitants de Saint-Laurent, la pêche à la ligne, le ramassage des coquillages ou la prise de crustacés dans le même espace.

Par ailleurs, quel(s) type(s) de représentation faudrait-il adopter pour cartographier ces espaces-temps ? Une représentation de type euclidien montre ici ses limites pour trois raisons au moins. 1) De manière tout à fait théorique, les acteurs, les pratiques, les statuts juridiques définissaient des espaces qui se superposaient, s'imbriquaient et s'enchevêtraient sur une même étendue[7]. En d'autres termes, l'espace de la pêche se définissait comme une « collection d'entités »[8], de constructions soumises à des jeux de pouvoir différents. Mieux, ces découpages étaient d'autant plus complexes que les cadres d'appropriation s'avéraient mouvants dans le temps, oscillant entre privé et collectif. 2) Quels espaces ces textes éclairent-ils ? Pour restituer quelque chose des constructions territoriales, il conviendrait d'identifier l'ensemble des territoires de la pêche dans un étang donné. Or, les sources écrites ne nous livrent au mieux qu'un pan de ces découpages. Sur l'étang de Salses-Leucate, les tensions se cristallisèrent sur l'étendue comprise entre bords de l'étang et l'eau où la pose de casiers nécessitait un zonage, c'est-à-dire sur un espace en rupture avec les cadres collectifs d'appropriation. 3) Enfin, la notion de mouvement s'avère bien difficile à restituer dans toutes ses dynamiques[9].

Mis bouts à bouts, ces textes donnent à voir les manières dont s'articulaient les modalités concrètes d'exploitation des ressources piscicoles et les formes juridiques d'appropriation. En d'autres termes, ils ne renvoient en rien une « carte » du découpage de l'étang, mais transcrivent un « rapport de pouvoir cristallisé en un moment donné»[10].

 


[1] C.Puig, « Les ressources de la mer et de l'étang dans la partie occidentale du Golfe du Lion (XIe-XIV siècle) », L'homme et l'animal. 4e journées du CHRISM, (dir.M.C.Marandet), Perpignan, 2000, p. 93-121.  

[2] La documentation est conservée aux Archives Départementales des Pyrénées-Orientales (AD66) sous les côtes suivantes : 1279 : B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol. C, p.  221-223 (ex. AD66, 1B219 f°131). 1280 : B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.H, p. 4 (ex AD66, 1B350, f°70). 1292 : B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.IV, p. 315. 1299 : B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.G, p. 223-224 (ex. AD66, 1B219, f°129). 1304 : B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.G, p. 230-233 (ex AD66, 1B219, f°131). 1310 : B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.B, p. 459-461). 1320 : B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.B p. 365. Le dossier a été assemblé par Carine Coupeau dans le cadre d'une maîtrise puis repris par Carole Puig dans différents articles (voir bibliographie en annexe).

[3] Pour une solide description des différentes techniques de pêche : C.Puig, « Les ressources de la mer et de l'étang... », p. 106 sq. En Cerdagne, un texte de 1382 évoque plusieurs matériaux et techniques : les tenedonibus sive canats (le canat est défini comme un « especie de canal feta de canyes llargues, plana i ampla i tapada per l'altre extrem que és la part estreta i serveix per a pescar en aigua corrent » : Alcover, Diccionari català, valencià, balear, Palma de Majorque, 1983, 2a edició) ) ;  les retibus (filets) ; les boliguis sive exanaguis (le terme bolitxa désigne un artet, un filet à pêche : Alcover, Diccionari...) ou encore divers artificis (AD66, B.Alart, Cartulaire manuscrit, vol.H, p. 416).

[4] Carole Puig souligne combien il est ardu de définir à quel(s) type(s) de matériel renvoient les termes bordigols, managueres et ballistes. Elle propose dès lors une définition a minima que nous reprenons sous la forme synthétique de pêche aux casiers. Il s'agissait d'un « labyrinthe de claies » terminés d'un côté par une nasse (C.Puig, « Les ressources de la mer et de l'étang... », p. 98).

[5] 1280 : « duodecim bordigols in stagno quod vocatur de Salsis in loco vocato a la Puntat de la Ramada ...qui bordigols affrontant ab oriente in gradu de Salsis a meridie et ab occidente in dicto stagno ab septentrione in insula ». 1292 : les bordigols de la famille Eymeric confrontaient « in gradu, in fonte de Salsis, in canali et in bordigols Bartolomei Isarni ».

[6] Nous suivons en ce sens les observations de Christine Rendu concernant les formes mouvantes que prenaient les limites sur les territoires relevant de l'appropriation collective.

[7] J.Lévy et M.Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 214 : « l'espace est multicouche », chaque couche correspondant à une « action spatiale » (article Cospatialité).

[8] Nous reprenons ici une expression de Jean-Paul Cheylan dans sonr article « Les processus spatio-temporels : quelques notions et concepts préalables à leur représentation », M@ppemonde 87 (2007.3) http://mappemonde.mgm.fr/num15/articles/art07303.html.

[9] J.P.Cheylan, «« Les processus spatio-temporels... »,  p. 3.

[10] E.Bille, « Remarque sur les modes de spatialisation des droits et des pratiques sur les vacants en Cerdagne aux XIIe-XIVe siècles », Les ressources naturelles des Pyrénées du Moyen-Âge à l'époque moderne. Actes du colloque Resopyr, (Font Romeu novembre 2002), Perpignan, PUP, 2005, p. 242. Pour l'époque Moderne : Marc Conesa «l'hypothèse que les mots puissent être sources d'espaces et que les textes fassent aussi les territoires paraît...envisageable» (M.Conesa, « Muntanya a la venda ! A l'entorn de 1715 a l'est del Pirineu. El Carlis, el veguer i la frontera », Afers. Fulls de recerca i pensament, « Notaris, homes i papers. El Nord català als segles XIII-XVIII (coord. Joan Peytavi Deixona),  n°58, 2007.