Dieux-valises

Le migrant, l'exilé, emportent quelques affaires dans une valise, qu'elle soit de cuir ou de carton... Ils peu­vent aussi y glisser son Dieu : images pieuses, icônes, reliques, rouleaux de la Torah, exemplaires du Coran ou de la Bible, statuettes, amulettes... Dans l'Antiquité grecque déjà, les fondateurs d'une nouvelle cité emportaient avec eux le feu du sanctuaire et les cultes de la mère patrie, afin de garantir une continuité spirituelle, quand bien même tous les autres ponts étaient coupés. Les missionnaires des XIXe et XXe siècles, quant à eux, s'embarquaient pour le monde avec des autels portatifs ou de véritables valises destinées à leur permettre de célébrer la messe dans tout endroit de la planète1. C'est tou­tefois le premier sens qui nous retiendra dans ce numéro : le « Dieu-valise », c'est celui que des individus ou une commu­nauté en partance pour l'exil choisissent de « déménager » avec eux pour l'installer dans le nouvel espace de leur destin, celui en l'honneur duquel ils finissent par bâtir de nouveaux temples, sur des modèles et souvent avec des objets venus de sanctuaires anciens. Ce faisant, temples et dieux voyagent, passent frontières et mers, viennent marquer de nouveaux paysages urbains de leur trace que les autochtones, un temps au moins, vont trouver intempestive ou exotique.

Ces temples ont-ils été démontés et remontés pierre à pierre, comme l'ont fait au début du XXe siècle, dans un tout autre contexte, ces collectionneurs américains qui ont acheté les colonnes de célèbres cloîtres pyrénéens pour les installer dans The Cloisters Museum, au cœur de New York ? Ou bien ont-ils respecté un certain nombre de prescriptions et d'interdits monumentaux, artistiques, culturels, en usage dans les pays d'accueil ? Ces questions se sont posées aux juifs, aux musulmans, aux chrétiens de toutes confessions, aux bouddhistes, parmi d'autres. L'ampleur mondiale des diasporas et des migrations, spécialement au cours du XXe siècle, a déposé ici et là dans les grandes conurbations des nappes de monuments et de signes religieux, églises, synagogues, mosquées, statues, croix... Plusieurs articles de ce numéro, de la Méditerranée antique aux juifs et aux Arméniens au XXe siècle, en passant par la Macédoine des Grecs Pontiques et la France méridionale des pieds-noirs, révèlent d'éton­nantes convergences par-delà les siècles, les peuples et les dieux : au loin, qu'il s'agisse de fondation, de repli ou d'exil, le temple n'est pas seulement le lieu du culte, mais en même temps le siège de l'identité et de la mémoire pour une communauté confrontée au risque de la perte et de la dispersion.

Les uns rêvent de reconstituer, littérale­ment, le monument, les rites, la convivialité et jusqu'au paysage laissé en arrière : ainsi des Grecs chassés de Turquie en 1923 et qui ont reconstruit à l'identique, sur des hauteurs de Macédoine qui évoquent celles de la Chaîne pontique, « en face », leur monastère de Pana­gia Soumela, où une centaine de milliers d'entre eux se réunissent chaque année, le quinze août - des compatriotes, exilés aux États-Unis et en Australie, ont pareillement tenté de reconstituer sur place site et pèleri­nage. Les Français rapatriés d'Algérie ne sont pas très éloignés de ce geste, qui ont installé les statues de Notre Dame presque en symé­trique sur ce bord-ci de la Méditerranée. D'autres hésitent entre importation de temples clés en mains et adaptation aux matériaux et aux arts du pays d'accueil, y compris au moment de choisir entre la discré­tion voulue comme une promesse d'intégra­tion et l'affirmation d'un style qui renvoie à une différence assumée : ainsi des juifs ou des Arméniens, à Marseille comme à New York ou même en Israël, pour les sépharades venus de Tunisie. Il n'est pas jusqu'à des cultes africains qui ne se recomposent à l'arrivée dans les villes d'Afrique ou des États-Unis.

Les grandes cités d'immigration et de dia­spora sont peu à peu devenues de véritables musées à ciel ouvert des architectures reli­gieuses. Une seconde série d'articles propose, souvent au plus près des bâtiments et des petits groupes de clercs et de fidèles qui les ont bâtis, de découvrir l'ancrage de cultes venus d'ailleurs dans le tissu de nos villes : catholicisme des Ita­liens à Villeurbanne et des pieds-noirs à Nîmes et en Provence, christianismes orientaux mul­tiples à Marseille, islam(s) à Montpellier.

Tel est l'enjeu de ce numéro : travailler non pas la question des migrations religieuses, ni celle des liens entre migration et religion2, mais bien s'installer du côté des dieux, de leurs images et de leurs temples. Car à l'évidence les dieux voyagent, et ne tardent guère à voir leurs fidèles leur dresser des temples, parfois dis­crets, parfois monumentaux, dans leurs quar­tiers d'exil.

« Une revue est une aventure éditoriale, intellectuelle, et d'abord humaine... »

La rédaction

L'équipe de Diasporas souhaite rendre hom­mage à Toni Alvarez, qui a été son maquettiste dès la première heure, avec autant de compétence que d'humour, mais nous a quittés en juin 2008.

1. Le numéro 17 des Cahiers de Médiologie, Missions,  Fayard, mai 2004, propose en couverture la photographie de l'une de ces valises.

2. On trouvera dans la rubrique .Chantiers de la recherche l, le compte rendu d'un récent colloque sur cette question.



Vers le site des Publications Universitaires du Mirail

Dossier

Des dieux et des temples en voyages

Corinne BONNET, Entre immanence et transcendance. Réflexions sur la représentation du divin dans l'Antiquité (résumés)

Michel BRUNEAU, Des icônes aux églises et aux monastères reconstruits par les Réfugiés grecs d'Asie Mineure sur les lieux de leur exil (résumés)

Dominique JARRASSE, Une architecture de l'exil. Transferts des synagogues et construction identitaire aux Etats-Unis et en Israël au XXe siècle (résumés)

Sarah MEKDJIAN, Reproduction ou création ? Images, pratiques et objets religieux arméniens dans l'exil à Los Angeles (résumés)

Alice GALLOIS, Migration et mutations du culte des génies Hauka du Niger vers la Gold-Coast (années 1920-1950) (résumés)

Pauline GUEDJ, De l'Afrique aux Amériques. L'implantation du culte des divinités akan aux États-Unis (résumés)

Jeter l'ancre : des temples venus d'ailleurs dans le paysage urbain français

Régis BERTRAND, Présence des chrétiens d'Orient dans le paysage marseillais aux XIXe et XXe siècles (résumés)

Katrin LANGEWIESCHE, Construire au nom de Dieu. Architecture et diaspora arméniennes à Marseille (résumés)

Philippe VIDELIER, « L'église des Italiens ». Une paroisse de la banlieue de Lyon (résumés)

Michèle BAUSSANT, De l'Algérie à la France : les transferts de Notre-Dame de Santa Cruz, Notre-Dame d'Afrique et Saint Michel (résumés)

Lydie FOURNIER, Les bâtiments du culte musulman comme prisme d'analyse des clivages et des enjeux politiques autour du croire en islam. L'exemple de Montpellier (résumés)

Chantiers de recherche

Migrations et religion en France XIXe-XXe siècle, Yvan Gastaut, Ralph Schor, compte rendu du colloque de Nice, décembre 2007

Des immigrés au service de la France : les engagements volontaires de l'automne 1938, par Emmanuel Debono

« La valise ou le cercueil » : un aller-retour dans la mémoire des Pieds-Noirs, par Amy L. Hubbell

Publications de documents

Ils ont fait l'Amérique ! Un siècle d'histoire huguenote aux États-Unis (v. 1850-v.1945), par Bertrand Van Ruymbeke, [suivi de deux extraits d'ouvrages]