Transhumance horizontale et stabulation : l’espace pyrénéen

L'établissement du calendrier pastoral permettait de moduler l'exploitation du territoire communal afin de l'adapter aux besoins de la collectivité, mais la fixation des diverses phases d'utilisation n'était pas le seul moyen employé. Un second aspect de la réglementation avait trait aux quotas d'animaux autorisés pour chaque famille résidente. La répartition des bêtes sur l'ensemble des quartiers était obtenue grâce à un mécanisme de taxation. Pour les rebaixants, il était fixé un nombre de nuitées (1 à 4) et une quantité de bétail franche de droits[1]. Tout dépassement du nombre de têtes ou de la durée de dépaissance autorisée rendait le responsable du bétail redevable de la taxe que payaient tous les animaux étrangers à la commune qui venaient pâturer sur son territoire, l'estrany[2]. Sur les solans, le droit permettait la réception de troupeaux de 100 à 200 ovins, la quantité la plus courante étant de 150 têtes[3]. Sur les estives, ce nombre oscillait de 200 à 500 ou 600 têtes à Canillo et à La Massana[4]. Ces chiffres ne correspondent pas forcément au troupeau appartenant à la famille qui dénonçait les bêtes. Pour atteindre ces quotas, il pouvait recevoir des bêtes appartenant à un autre éleveur (conlloch). Par conséquent, la norme liée au droit de maison qui restreignait l'usage du communal aux seuls habitants ne limitait pas l'entente préalable entre éleveurs.

L'essentiel des baux à cheptel (parceries, capsous, etc.) conclus entre les habitants des vallées entrait dans le cadre du conlloch. Ce terme groupait deux réalités  complémentaires. Pour les éleveurs, il s'agissait d'un contrat spécifique par lequel un éleveur accueillait les animaux d'un autre en contre partie d'un paiement par tête, tandis que dans les règlements, il caractérisait les bêtes reçues sur les communs quelque soit le contrat qui liait les éleveurs. Grosso modo, pour les communes, deux cas de figure se présentaient : soit l'habitant ne possédait pas le nombre de bêtes autorisées, il pouvait alors recevoir les animaux d'un autre éleveur, soit son cheptel dépassait le quota fixé et il devait alors détacher une partie de son troupeau qu'il donnait à garder à un voisin. Les paiements réclamés aux éleveurs s'établissaient selon diverses modalités. Lorsque les bêtes se répartissaient entre membres de la même commune, le droit d'accès aux vacants était franc tant que le quota stipulé n'était pas dépassé. Il s'agissait d'appliquer la norme qui obligeait à la subdivision du cheptel afin de répartir la charge pastorale sur la totalité des pacages ouverts durant la phase d'élevage correspondante. Toute infraction se soldait par une amende (cot). Lorsque les bêtes provenaient d'une autre commune, les ovins étaient astreints au paiement de l'estrany. Sur certains secteurs, les bêtes pouvaient être assujetties au ban. Un double barème était alors fixé, selon qu'il y avait ou non dépassement du quota[5]. Par exemple, à La Massana, en 1709, jusqu'à 250 têtes de laine ou de poil, le receveur était soumis à l'estrany normal fixé à 2 deniers catalans par bête[6]. Au-delà, il en devait 12 et il fallait que la portion surnuméraire dispose de son «pain et sa sonnaille»[7] c'est-à-dire qu'il fallait diviser le troupeau et engager un second berger[8]. Globalement, la norme était que plus les bêtes s'élevaient dans la montagne, plus grossissaient les troupeaux. Fréquemment fixé à 50 ou 75 ovins maximum pour les vacants de fond de vallée, le seuil de subdivision du cheptel pouvait atteindre 300 têtes sur les estives. Généralement, l'éleveur pouvait conduire deux troupeaux, au-delà il fallait qu'il passe un contrat privé avec l'un de ses voisins afin de bénéficier de son quota.  

Pour les ovins, deux types de contrat étaient conclus. Certains, de manière classique, s'établissaient sur la base d'une répartition proportionnelle de la production (agneaux, laine et fromages) entre le receveur et le propriétaire du bétail. Dans la seconde, il était établi un montant par tête selon la phase d?élevage que couvrait le contrat (hivernage, estivage ou année). La limite fixée pouvait avoir deux fonctions. Dans l'exemple de La Massana précédemment cité, elle constituait le seuil réglementaire à partir duquel le taux du prélèvement augmentait alors que, dans d'autres cas, il s'agissait de la quantité qu'il ne fallait pas dépasser. C'est la différence entre le ban et le cot. Le premier était un dépassement autorisé alors que le second correspondait à une infraction. Elle entraînait la mise sous séquestre des bêtes et le paiement d'une amende (cot). Sur les terres soumises au ban, l'établissement du quotapouvait s'adapter à la grosseur des troupeaux. Par exemple en juin 1630, sur les solans et la Tosa d'Andorre[9], il était prévu une taxation de 5, 10, 20 et 30 sous selon la grosseur des troupeaux (20, 30, 50 ou 100 têtes). Dans d'autres cas, comme sur les solans de Canillo, le seuil fixait le nombre d'animaux maximum à partir duquel les éleveurs pouvaient être poursuivis. En deçà, ils payaient un ban calculé au prorata de la consommation d'herbe[10].

Pour toutes les communes, il était systématiquement précisé que, sur les solans, les bans de nuit étaient doubles. Applicable à la fin du printemps et au début de l'été, moment auquel elle s'appliquait également aux premières estives ouvertes, cette norme avait pour but de limiter l'exploitation des herbes et de forcer les éleveurs à regagner quotidiennement les corrals et les bordes de la moyenne montagne. Par exemple, en 1824, dans la vallée du Madriu, il était interdit de faire dormir le bétail à Perafita ou à Claror. Il devait descendre à Ramio ou à Entremesaïgues et pour cela la commune octroyait des droits de coupe de bois afin de clore les bêtes[11].

Il est à noter que ces terres privées constituées de prairies et de prés sur lesquelles étaient édifiées des granges, des étables et des corrals n'apparaissent quasiment pas dans la réglementation pastorale communale. L'explication fondamentale est double. Pour une part, elles entraient dans le statut des rebaixants et ne requéraient aucune mesure particulière. Pour une autre, elles échappaient au contrôle saisonnier de la commune. Le droit collectif était la norme, cependant les propriétaires pouvaient soustraire une parcelle à cette contrainte en demandant l'un des deux statuts spécifiques prévus par la commune : le guarda et le defens. Pour cela, il s'acquittait d'un montant qui était évalué par rapport à la perte que représentait, pour la collectivité, la soustraction de la terre au droit commun.

Fréquemment confondus, ces deux statuts n'étaient pas équivalents. Sur le guarda, la période annuelle de protection était plus longue que celle permise par le calendrier communal mais la jachère restait obligatoire (et communautaire). Tandis que, sur le defens, le propriétaire récupérait l'usage exclusif de sa propriété. Schématiquement, le premier s'appliquait à des terres agricoles alors que le second était à la base de l'exploitation des meilleurs prés privés. Grâce au defens, le propriétaire produisait le foin et le regain, qu'il stockait, et il conservait à son usage propre une phase de pousse que les bêtes consommaient sur pieds au cours de la soudure printanière[12]. C'est le sens d'une précision inscrite dans le livre de Sant Julià en 1788 : «...certains ont abandonné les cultures sur des terres de guarda pour y faire de l'herbe (segar) ce qui ne correspond pas à une licence de guarda... »[13]. Cette mention est à remettre dans son contexte. Ce qui est anormal c'est que le propriétaire fauche son champ afin de conserver l'herbe, ce n'est pas le fait de laisser pousser de l'herbe. À ce moment là de l'année, ces terres labourables qui n'étaient pas ensemencées devaient être utilisables par tous. C'est la différence entre un pré de defens et un autre. Sur les prés non protégés, les herbages ne pouvaient être récupérés par le propriétaire qu'une année sur l'autre pendant la durée de l'exclusion des bêtes du fond de vallée. À l'inverse, sur le defens il récoltait annuellement deux récoltes et, surtout, il choisissait qui pouvaient mener paître ses bêtes sur sa terre.

D'autres divergences distinguaient le defens du guarda. Dans le premier cas, la parcelle devait être close par un muret (aparedar) de manière à en interdire l'accès aux bêtes (...tancar per aturar el bestiar...), alors que cela n'était pas demandé pour le second. De même, lorsqu'un droit de passage sur des prés était délimité, la partie qui en était retranchée était prise à l'extérieur de la surface clôturée[14]. À l'opposé, sur les terres agricoles, le passage était ouvert directement sur la parcelle et il était accessible à tous hors saison de culture. Pourtant, l'exclusion saisonnière du bétail rendait le fruit de la totalité de la parcelle au propriétaire. L'importance de ses secteurs de production de foin est parfaitement illustrée par les prix du foncier relevés dans la principauté. Alors qu'il a souvent été écrit que la pauvreté du terroir impliquait que les meilleures terres étaient destinées au marché céréalier, ce sont de fait les prés qui regroupaient les parcelles les plus chères. Au XVIIIe siècle, un journal (2 230 m2) de pré de première catégorie était estimé à 500 livres catalanes alors qu'un champ de qualité égale n'en valait que 272[15]. Cette différence de prix se vérifie pour toute la période étudiée, ceci tant dans les fonds publics[16] que dans les fonds privés. La reconstruction du parcellaire permet de mettre en évidence que la qualité «naturelle» de la terre n'est que l'une des composantes de l'estimation. L'écart pour deux parcelles mitoyennes, que rien ne permet de distinguer au niveau orographique, ne s'explique que par la différence de la mise en valeur. Pour l'herbe, à la valeur du defens s'ajoutent, entre autres, les frais consentis pour la construction et le maintien des murs de clôture, des canaux d'irrigation[17] ainsi qu'un désempierrage plus poussé requis pour l'usage de la faux.

Cet espace pastoral privé était employé pour constituer les stocks de fourrage hivernal. Les éleveurs combinaient son exploitation avec les droits sur les rebaixants et les solans afin de nourrir le bétail non transhumant et celui qui effectuait une transhumance horizontale. Primordial pour les bovins et les équins qui ne se sortaient quasiment pas du cadre pyrénéen, sauf pour aller aux foires, il était également mis à profit pour les ovins. L'étude du bâti pour la fin de notre période d'étude éclaire l'importance de ces infrastructures pastorales. À l'extrême fin du XIXe siècle, à Sant Julià, 130 feux fiscaux possédaient 153 maisons d'habitation, dont certaines disposaient d'une étable au rez-de-chaussée, et elles possédaient 185 constructions agropastorales[18]. Dans le cadre andorran, le déplacement des bêtes se faisait globalement dans deux sens. Les communes qui disposaient d'importantes superficies hivernales (Sant-Julià/Andorre) recevaient une partie des troupeaux qui provenaient des communes septentrionales (Canillo/Ordino) dont le terroir était situé à des altitudes plus élevées[19]. En contrepartie, les habitants des deux premières communes envoyaient des bêtes sur les estives du nord. Ces mouvements sur de courtes distances concernent les animaux qui ne sortaient pas de la juridiction (partido judicial) dans laquelle habitait leur propriétaire et qui entrent dans les statistiques espagnoles dans la classe des transterminado. Dans le contexte andorran, cette activité ne coïncidait pas uniquement avec le territoire de six communes. Les actes privés permettent de délimiter une zone qui couvrait le fond des vallées des communautés voisines de l'Alt Urgell et, de manière moindre, du Pallars Sobirà. Le secteur le plus convoité par les gros éleveurs était celui de l'Urgellet, au sud de la Seu d'Urgell[20]. Les termes et les périodes saisonnières couvertes par ces actes établis avec les éleveurs de ces régions étaient en tous points identiques à ceux employés au sein des vallées et, fréquemment, au contrat d'hivernage répondait un contrat d'estivage.

Par conséquent, sans sortir du droit communal, les stratégies pastorales privées fondées sur le droit de pâturage, le droit de ban et l'exploitation des herbages privés dessinaient un espace supra-communautaire dans lequel se tramaient des alliances qui permettaient d'assurer la subsistance des troupeaux dépassant la charge pastorale définie par les conseils. Inutiles aux éleveurs qui possédaient de petits troupeaux, ces accords se révélaient primordiaux pour les autres. À ce jeu d'échelle fixé au niveau pyrénéen s'ajoutait un autre niveau, celui de la transhumance verticale qui unissait la montagne et la plaine. Dans le cadre andorran, l'une des répercussions principales qu'eut le développement de cette activité affecta le domaine des estives

 


[1] D'une tête à une centaine de bêtes selon l'espèce, la commune et le secteur.

[2] L'estrany se définissait au niveau de la commune, le bétail andorran provenant d'une autre commune y était astreint. Le plus gros de l'estrany était payé par les animaux, mais en étaient également redevables les résidents étrangers à la paroisse. Un second estrany, recouvré par le Conseil Général, était payé exclusivement par les bêtes et les hommes qui venaient de l'extérieur des vallées. Dans ce cas, il y avait double imposition (commune / Conseil Général).

[3] Ces chiffres ne sont pas une spécificité montagnarde, des quantités similaires sont mentionnées pour certains villages de plaine  - J. M. Grau, «Rocallaura segons el cadastre de 1730-1731 i l'endeutament del municipi », Urtx, nº 1, Museu Comarcal de l'Urgell, Tàrrega, 1989,  p. 83-101. et V. Gual, «La Lluita per les herbes. Poblet i Montblanquet contra Vallbona per Montesquiu», Urtx, nº 7, Museu Comarcal de l'Urgell, Tàrrega, 1995, p. 141-150.

[4] ANA/ACM, livre d'actes 2, 14/06/1713.

[5] Pour la commune, même si le propriétaire des bêtes était originaire du même village, le responsable de la dénonciation du bétail et du versement correspondant était l'éleveur qui accueillait les bêtes, non celui auquel elles appartenaient.

[6] Les coefficients monétaires appliqués variaient d'une année sur l'autre selon qu'il s'agissait d'une année pour laquelle la questia était payée au roi (2 deniers) ou à l'évêque (1 denier). Pourtant l'estrany restait au bénéfice du conseil qui les prélevait. Ils n'étaient versés ni à l'un ni à l'autre des seigneurs.

[7] « que cada particular los tingui amb son pa i son carilló...» - ANA/ACM, livre d'actes 2, 25/06/1709.

[8] La senyal de pa correspond à un paiement en nature que recevait le pâtre engagé pour la saison estivale auquel s'ajoutait un versement en numéraire fixé par rapport au nombre de têtes ou à la durée du contrat. Certains points de chute journaliers employés par les bergers étaient fixés topographiquement de manière assez précise. Ils étaient concédés aux familles par la commune (droit d'établir une cabane, une pleta ou une borde), sinon elle donnait le droit de coupe de bois applicable pour une seule saison et seul était mentionnée le quartier de montagne sur lequel il s'appliquait. Dans le premier cas, il est fréquent de retrouver la même famille exploitante  durant plusieurs années alors que dans le second cette continuité n'apparaît pas dans les documents.  

[9] La dénomination de la Tosa correspond alors aux versants est et sud de la Tosa de Braibal (empriu et communaux inclus) entre 1550 et 2450 mètres d'altitude - ANA/ACA, livre d'actes 3, 11/06/1630.

[10] Généralement, il était employé une formule du type «...pagar a rato per quantitat... ». Cette même mesure servait pour autoriser le fauchage de certains solans.

[11] ANA/ACA, livre d'actes 3, 29/05/1824.

[12] Certaines terres agricoles requéraient également un defens, c'est notamment le cas des courtils où la fumure était emmenée manuellement et sur lesquels on ne pratiquait pas la jachère.

[13] ANA/ACSJ, livre d'actes 2, 09/06/1788.

[14] Cette norme impliquait une réduction non négligeable de la surface utile puisqu'il courrait parfois sur plus d'un des confronts et qu'il était précisé que la largeur du passage était fixée à 12, 14 ou 18 pams (2,4 ; 2,8 et 3,6 mètres).

[15] ANA/ archive de casa Rossell, inventaire, s. n., 13/09/1791.

[16] Lors de l'établissement du cadastre de la commune d'Andorre, à catégorie et superficie égales, la valeur des champs équivalait à 64,5 % de la valeur des prés - ANA/ACA, cadastre 1905.

[17] Le lien entre l'eau et les prés de defens est systématique dans la documentation.

[18] Bordes, granges, étables, cortals, etc. Ces diverses dénominations ne recoupent pas exactement le même type d'exploitation. Il ne nous est pas possible de développer ce point dans le cadre de cet article. Pour le cas de cortals cerdans, voir : E. Bille, M. Conesa et R. Viader, «l'appropriation des espaces communautaires dans l'est des Pyrénées médiévales et modernes : enquête sur les cortals », Les Espaces collectifs dans les campagnes,« Histoires croisées », 2007, p. 177-192

[19] À Ordino et à Canillo, la frange inférieure du terroir se situe à 1250 et 1400 m, ce qui réduit grandement l'amplitude altitudinale de la moyenne montagne par rapport à Sant Julià où elle s'échelonnait à partir de 900 mètres.

[20] Il faudrait y ajouter les terres privées acquises dans l'Urgellet, que l'on retrouve dans plusieurs des patrimoines de grands éleveurs andorrans (Areny, Rossell, Teixidor, Torres, Moles, etc.), qui étaient employées pour le gros bétail.