Les échelles d’analyses temporelles : le temps des historiens des textes, le temps des archéologues

          C'est un fait, les historiens des textes et les archéologues ne travaillent pas et ne raisonnent pas sur la même échelle d'analyse temporelle. Le texte est daté, parfois précisément, parfois à partir d'éléments permettant de le replacer à l'intérieur d'une fourchette généralement assez limitée. L'artefact archéologique, la construction ou le silo bénéficient rarement d'une date calendaire et la construction ou l'abandon de ces structures sont datés de façon assez large, parfois à l'intérieur d'une phase qui associe alors des vestiges plus ou moins homogènes en constituant un ensemble chronologique et fonctionnel pertinent, délimité par des modifications ou des événements de portée générale.

          Les textes ne livrent que rarement les clés pour l'interprétation des vestiges archéologiques[1] et, lorsqu'ils le font, la précision temporelle de leur description ou de l'événement qu'ils relatent oblige l'archéologue à la plus grande prudence. En 1343, les troupes de Pierre IV d'Aragon mirent le siège devant Vilarnau « et brûlèrent tout ! ». Voici un texte passionnant relatant un événement qui devrait être inscrit dans la terre. C'est sûrement le cas car la fouille a permis de montrer que la plupart des maisons qui s'installent sur le fossé rebouché du château de Vilarnau d'Avall sont détruites par un incendie qui provoque l'effondrement des superstructures piégeant une foule d'objets de la vie quotidienne, manifestement interrompue soudainement (fig. 8 et 9). La datation de ces vestiges, en fait du mobilier céramique, et la découverte de deux monnaies de Pierre IV d'Aragon, l'une découverte sur le sol d'une maison et l'autre dans les couches d'effondrement de la toiture et des charpentes calcinées, permettent de cerner un abandon dans le courant de la première moitié du XIVe siècle, vraisemblablement avant 1350. Ici, l'événement historique semble s'illustrer concrètement sur le terrain, mais la différence d'échelle temporelle entre les deux sources oblige, on l'a vu, à une certaine prudence dans le discours. Elle repose tout d'abord sur le problème de la conservation des documents écrits : ce texte est parvenu jusqu'à nous mais combien d'autres eux ont disparu ou combien d'événements ne trouveront jamais d'écho dans la documentation ? C'est bien le problème de la représentativité des sources qui se pose et qui rend alors impossible le croisement formel entre les deux, notamment pour l'étude d'un phénomène ponctuel, celui du siège de Vilarnau. La confrontation du temps archéologique et du temps des textes est impossible et rien ne dit que les traces matérielles observées sur la fouille ne sont pas liées à un événement tout aussi tragique intervenu quelques décennies avant ou après, et oublié des textes.

          Le problème de la désertion du site offre également un exemple intéressant. L'archéologie fournit les traces d'un abandon rapide illustré par des indices assez forts. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, la totalité des maisons incendiées de Vilarnau d'Avall, signe d'une expansion sans précédent du village qui déborde alors de son enceinte, sont abandonnées et ne seront pas reconstruites. Il semble en être de même aux abords de l'église où les deux habitations installées peu de temps avant contre le mur de clôture du cimetière ne sont plus occupées avant 1350. Dans le cimetière, dix-neuf personnes sont inhumées à deux ou trois par fosse. Cela peut sembler insignifiant à l'échelle du village et du nombre total de tombes, mais ce n'est jamais arrivé auparavant et le fait que ces sépultures simultanées soient toutes situées dans la phase ultime du cimetière, qu'elles ne soient pas recoupées par d'autres tombes, témoigne d'un événement particulier (fig. 10). On pense bien entendu à la Peste de 1348 ou à l'un des épisodes de peste de la seconde moitié du XIVe siècle, qui aurait durement éprouvé ce petit village de la plaine roussillonnaise. La plupart des sujets présents à l'intérieur de ces sépultures simultanées a fait l'objet d'un diagnostic bactériologique par PCR à partir des restes d'A.D.N. contenus dans les pulpes dentaires[2]. Seule la sépulture 5039, une femme adulte, a livré un échantillon
utilisable pour l'analyse. Les résultats montrent qu'elle est décédée de Yersinia pestis, agent de la peste. Deux datations radiocarbones ont été réalisées sur les individus de cette tombe triple, permettant de dater l'inhumation des corps dans le courant du XIVe siècle. Le village n'a semble-t-il jamais été confronté auparavant à une catastrophe de cette ampleur, aucune sépulture simultanée n'a en effet été découverte dans les niveaux attribués aux phases chronologiques précédentes. Par contre, ces tombes scellent le cimetière et correspondent aux ultimes inhumations dans le cimetière.

Il semble aujourd'hui acquis que les tombes simultanées de Vilarnau correspondent en fait à des sépultures de catastrophe, à l'échelle du village, répondant à l'un des épisodes de peste du milieu ou de la seconde moitié du XIVe siècle, peut-être la Peste Noire de 1348. Ces sépultures simultanées répondent à la nécessité d'inhumer des personnes décédées le même jour ou en tout cas dans un intervalle suffisamment court, ce qui doit de toute façon être considéré comme exceptionnel au vue de la taille du village de Vilarnau et du nombre supposé d'habitants. Ces sépultures de catastrophe impliquent l'existence d'un nombre inconnu mais probablement important de sépultures individuelles qui gravitent autour d'elles et dont les individus seraient décédés pour les mêmes raisons.

          L'archéologie donne l'image d'une désertion brutale en désaccord complet avec les textes où l'abandon du site est étalé dans le temps et relève d'un processus manifestement plus complexe. Ici aussi, les deux sources fournissent des informations différentes qu'il ne faut en aucun cas opposer mais au contraire utiliser en complémentarité. Les données fournies par les textes ne concernent quasiment pas la topographie et la démographie villageoise, excepté le décompte des feux fiscaux qu'il convient de manier avec prudence et la mention, ponctuelle, presque anecdotique, d'une maison en ruine en 1534 à Vilarnau d'Avall ou de quelques informations laissant entrevoir la déprise progressive du lieu. Les textes, à la différence de l'archéologie, nous renseignent bien plus sur les vicissitudes de l'aristocratie locale, des propriétaires du sol dont l'évolution des sources de revenus, de la gestion du terroir n'a plus rien de comparable avec le Moyen Âge classique et ne peut plus être utilisé comme le reflet direct du dynamisme villageois.


[1] Zadora-Rio 2003b, p. 8.

[2] Analyses réalisées par le Professeur Drancourt et le Docteur Aboudahram (Unité des Rickettsies - Faculté d'Odontologie de Marseille), in Passarrius, Donat, Catafau 2008.

Bibliographie

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- Zadora-Rio 2003 : ZADORA-RIO (É.) - L'archéologie de l'habitat rural et la pesanteur des paradigmes, in Les Nouvelles de l'Archéologie, n°92, 2e trimestre 2003, Éditions Errance, Paris, 2003, p. 6-9.