Les échelles d’analyses spatiales : apports et limites des différentes approches

           Tout au long de l'avancée de la fouille, alors que les vestiges se faisaient progressivement plus compréhensibles, nombre d'interprétations, de conclusions, ont été revues, modifiant parfois radicalement l'histoire du site. Dans le cadre de cette étude, l'approche microscopique du site de Vilarnau contraste avec les études menées sur les villages situés en périphérie où les hypothèses historiques émises sur le développement de ces noyaux villageois ne reposent toujours que sur des données lacunaires : quelques textes trouvés dans les registres mis en relation avec les vestiges architecturaux encore visibles sur le terrain ou avec la trame cadastrale du village[1].

          Il va alors de soi que l'approche microscopique permet plus facilement d'éviter les pièges conduisant à des schématisations théoriques, des modèles, obligeant l'historien à modifier ses interprétations en leur opposant la diversité de la réalité : le local est assimilé au réel et retient alors contre toute tentation trop théorisante[2]. La construction historique à petite échelle induit obligatoirement un processus d'abstraction par une sélection des termes communs et par une perte de la singularité, des détails qui sont sacrifiés, mais qui peuvent parfois constituer des variations pertinentes aux conséquences importantes. L'historiographie des études menées sur le site de Vilarnau, avant et pendant la fouille, est tout à fait édifiante et donne parfaitement la mesure des erreurs possibles si la recherche s'était arrêtée soit à l'étude historique et aux prospections pédestres, soit dès la phase de reconnaissance archéologique ou au bout de la première ou de la deuxième campagne de fouille.

          En 1995, peu avant la découverte du site, la localisation de Vilarnau restait encore très imprécise et le site était parfois situé le long de la route de Canet à Saint-Nazaire, à près de 4 km du Mas Miraflors, sur le lieu-dit Saint-Christophe, réminiscence cadastrale supposée du vocable de l'église paroissiale (fig. 1).

          Les premières reconnaissances menées durant les étés 1995 et 1996 et les recherches dans les fonds d'archives ont fixé définitivement l'emplacement du village disparu et permis d'en cerner approximativement sa physionomie. Deux pôles, distants d'environ 250 m sont apparus et la description des textes a permis aisément de les distinguer (fig. 2). Pourtant, à cette époque, l'histoire de la genèse du site puis de son développement était bien différente de celle que nous connaissons aujourd'hui. L'église Saint-Christophe n'apparaît pas dans la documentation avant 1228 tout comme la bipolarisation du site en Vilarnau d'Amont et d'Avall. Certes, cette mention tardive n'excluait aucunement l'existence d'une église plus ancienne, mais la mention relativement précoce d'une famille de Vilarnau, que l'on retrouvait dès le XIe siècle dans l'entourage du seigneur de Canet ou du comte, laissait alors supposer une fortification éponyme autour de laquelle aurait pu se fonder le village : la construction de l'église n'intervenant que dans un second temps, peut-être lors du partage du site à la suite d'un héritage survenu dans le courant du XIIIe siècle. C'est en tout cas cette hypothèse qui était privilégiée dans un premier temps.

          L'apparition au XIVe siècle d'un nouveau château, dit de Vilarnau d'Amont, souleva de nouvelles interrogations et donna lieu à d'autres hypothèses. Lors des diagnostics archéologiques réalisés en 1996 autour de l'église, un mur puissant fut mis au jour. Son mode de construction, sa largeur, nous incitaient alors à l'interpréter comme le vestige probable de cette fortification, fondée par l'abbaye de Vallbone. Le château, donjon ou maison-forte se serait ainsi installé sur un état du cimetière désaffecté[3]. Pour autant, ces maigres vestiges et la physionomie du site ne correspondaient pas à la description des textes qui faisaient état d'une fortification sur motte, ceinturée d'un fossé. En 1998, une nouvelle analyse des textes nous orienta vers une autre explication : le château de Vilarnau d'Amont n'existait probablement pas et les mentions que l'on retrouvait au XIVe siècle étaient tout simplement le fruit d'une confusion par les scribes entre d'Avall et d'Amont, induits en erreur par la proximité des deux noyaux de peuplement. Cette hypothèse était confortée, à tort d'ailleurs, par l'existence d'un vide documentaire au XIVe siècle où aucun seigneur dit de Vilarnau d'Avall n'était mentionné dans les textes.

          C'est sur ces nouvelles hypothèses que s'acheva la campagne de juillet/août 1999 autour de l'église Saint-Christophe de Vilarnau d'Amont. La genèse du site s'était bien faite autour du château de Vilarnau d'Avall dont la basse-cour est enserrée dès le XIe siècle d'un puissant fossé flanqué d'un rempart de pierres et de terre (fig. 3). La construction de l'église a eu lieu dans un second temps et son origine était alors à rechercher dans la bipolarisation du site qui intervient peu avant 1250. Cette hypothèse était séduisante et plaçait la dynamique de la genèse de Vilarnau en dehors des schémas théoriques couramment établis pour expliquer la naissance du village roussillonnais. Pourtant, elle ne tiendra que peu de temps et la découverte par M. Cibaud d'une construction médiévale à l'arrière du Mas Miraflors (fig. 4 et 5), sur une butte dominant la Salanque, nous obligea à revoir nos interprétations en procédant à un réexamen de l'ensemble de la documentation archéologique et textuelle. À première vue, le site découvert par M. Cibaud, recouvert d'une dense végétation et inclus à l'intérieur d'une propriété privée qui n'avait pu être prospectée, semblait très comparable au site de Vilarnau d'Avall dans sa disposition et sa morphologie (tour, fossé, mur, aspect « en motte ») : il pouvait donc très bien correspondre à ce « château de Vilarnau d'Amont » des sources écrites et dont la description s'appliquait parfaitement aux vestiges qui étaient visibles au sommet de cet éperon barré. Le château de l'abbé de Vallbone était bien là et la découverte fortuite de murs et de céramiques médiévales sous le domaine Miraflors, à l'emplacement supposé de sa basse-cour, ne laissait plus aucun doute sur l'existence d'un habitat organisé à ses pieds.

La description de cette fortification dans les textes est d'ailleurs tout à fait intéressante. Le château de Vilarnau d'Amont apparaît pour la première fois dans la documentation en 1405 et est détenu pour l'abbaye de Vallbone. Cette fortification, qui succède au réduit fortifié ecclésial installé en un endroit peu stratégique, marque l'intégration au domaine de Vallbone du lieu de Vilarnau d'Amont[4]. En 1430, un cortal est vendu à Vilarnau d'Amont[5]. Ce dernier touche une maison, une rue, le chemin appelé la clusa et la mota licarum castri de Vilarnaldo. On retrouve plus tard une mention très proche concernant la vente d'une terre située inter motam castri de Villarnaldo superiori. Ce terme de mota, que l'on rencontre aussi à Château-Roussillon en 1412[6], définit une forme de fortification bien particulière, utilisant une éminence naturelle, ici un éperon dominant la Salanque, ceinturé pour partie par un fossé comme le confirme la vente d'un patuum en 1399 qui se trouve à l'intérieur de la villa de Vilarnau d'Amont et qui touche le fossé du château[7]. Ce château n'a plus rien à voir avec les fortifications sur motte du premier âge féodal mais renvoie peut-être à une image archaïque, celle d'une fortification d'un autre temps, vétuste ou en tout cas passée de mode.

 

          Autour de l'église, la fouille se poursuit et la construction d'une déviation routière en 2001 permit la mise au jour du sanctuaire, situé jusqu'alors sous une route goudronnée desservant plusieurs propriétés agricoles. Déjà à cette époque, la découverte de plusieurs silos et de fosses contenant du mobilier de la fin du Xe siècle ou du XIe siècle avait attiré notre attention et laissait supposer une origine plus ancienne du site ecclésial. Cette hypothèse sera confirmée par la fouille de l'édifice de culte et du cimetière qui permettra de dater la construction de l'église des IXe-Xe siècles, au moins un siècle avant l'apparition du château de Vilarnau d'Avall, et près de trois siècles avant la première mention de Saint-Christophe (fig. 6). Mais les apports de l'archéologie ne se limiteront pas à cet aspect et la transformation du cimetière et de l'église en un puissant réduit fortifié dans le courant du XIIIe siècle fera apparaître l'existence d'un autre lieu de pouvoir, d'un troisième lieu fortifié à la durée d'utilisation très courte, probablement de moins d'un siècle (fig. 7).

          Après neuf ans de fouille et des semaines de dépouillement en archives, comment ne pas se poser cette question : si la fouille s'était arrêtée au bout de seulement quelques campagnes, et si elle s'était limitée aux seules tranchées de reconnaissance ou à une seule prospection complétée par une étude des textes et intégrée ensuite dans une analyse à petite échelle des villages médiévaux de cette partie du Roussillon, quelle aurait été alors la validité des hypothèses historiques qui en auraient découlé ?

          À Vilarnau, l'analyse des résultats et des hypothèses émises après les premières années de recherche nous permet aujourd'hui de mesurer l'importance de l'accumulation de facteurs multiples biaisant notre connaissance historique du village. Mais ces facteurs, imputables à une vision trop partielle du site ou à l'utilisation d'une source unique, qu'elle soit archéologique ou textuelle, ont pu être décelés, corrigés, au fur et à mesure de l'avancée de la fouille. L'historiographie médiévale regorge d'études à petite échelle sur le peuplement ou sur la genèse villageoise, enserrant de vastes territoires et regroupant un important corpus de villages, dont peu, voire aucun, ne bénéficie d'une vision historique et archéologique approfondie. Ces études de cas partielles, aboutissant à de vastes synthèses, pourraient, à la lumière de Vilarnau, avoir accumulé des facteurs de distorsion mettant en péril la validité même de leurs conclusions. Pourtant, rien de bien évident, car à Vilarnau l'application stricte des modèles théoriques de la formation villageoise ne nous aurait pas forcément induits en erreur. Le site se constitue bien autour d'une église et de son cimetière avant que le château n'attire auprès de lui l'habitat : seules les chronologies diffèrent sensiblement mais peut-être pas assez pour remettre en cause le modèle. Ainsi, selon l'échelle, on corrige l'optique et le niveau d'information, mais rien ne dit que les grands phénomènes structurants changent radicalement si le regard que l'on a sur eux se modifie[8]. Pourtant, le modèle est indéniablement réducteur et ne retient de l'objet étudié que certaines dimensions ou aspects, générant ainsi un effet de lissage en uniformisant une réalité souvent plus complexe à l'origine[9]. L'approche intensive, mêlant intimement textes et archéologie, présente le grand intérêt de mettre en lumière, mieux que les sources écrites ne permettaient de le faire, les modalités du processus théorique et sa complexité[10].

L'apport de la fouille de Vilarnau est probablement ailleurs, et réside dans l'étude des interactions aléatoires entre des situations locales multiples qui ont concouru à fabriquer le site. À Vilarnau, la construction villageoise est loin d'être linéaire et subit les soubresauts de l'histoire de l'aristocratie locale dont les choix, les mariages, les héritages vont marquer profondément la matrice même du village. Le village pourrait alors apparaître plus comme une cellule élémentaire à l'évolution anarchique en fonction de paramètres non maîtrisables que comme le modèle réduit d'une dynamique générale. Le développement villageois, qui est déterminé par de multiples facteurs, semble dépendre plus du hasard ou d'options privées que d'une quelconque règle et pourrait alors être assimilé à un système chaotique, comme certains modèles mathématiques, pourtant simples, mais qui font intervenir des éléments qui produisent chacun par eux-mêmes du hasard sans avoir recours à des sources extérieures[11]. On est là bien loin du modèle déterministe et du système linéaire et il est alors difficile de construire le général à partir d'une simple addition ou juxtaposition de situations particulières[12]. Et pourtant, si l'instabilité de l'atmosphère dans un coin du globe est susceptible de modifier, sur la base de l'évolution d'un système chaotique, le temps qu'il fait à un autre endroit de la planète, il reste que le système s'équilibre et qu'il est peu probable de voir la France recouverte de neige au mois de juillet ou connaître les températures de Bamako en plein mois de janvier[13]. Il en est de même pour la petite ou les petites histoires qui ont contribué à construire et à structurer tant Vilarnau que les autres villages et qui auraient pu (même dû !) constituer un corpus de cas particuliers où la généralisation par addition et multiplication aurait été impossible. Il n'en est presque rien et le modèle ou les modèles historiques du développement villageois sont toujours nettement lisibles à partir d'échelles d'analyses plus pertinentes que d'autres pour appréhender certaines problématiques et tester des hypothèses à plus petite échelle. Encore faut-il bien connaître ou apprendre à reconnaître les conséquences provoquées par les variations d'échelle afin de définir la pertinence, et surtout les limites pour la connaissance historique, des modèles théoriques[14]. Sans pour autant promouvoir les vertus heuristiques de la microstoria[15], il est important de redonner aux analyses de cas, à la monographie, toute leur place et de les faire avancer conjointement avec les études à petite échelle, afin d'éviter que ces dernières ne se résument trop à un processus d'abstraction en lissant ou en uniformisant une réalité dont la complexité ne peut être entraperçue que par des études de cas approfondies.

[1] Cette recherche a été menée sur les villages actuels de Sainte-Marie-de-la-Mer, Canet-en-Roussillon, Château-Roussillon, Villelongue-de-la-Salanque ou encore sur les villages ou lieux médiévaux désertés de Sant-André de Bigaranes, Saint-Michel de Furques, Sainte-Thècle ou le Puig Soutré (Passarrius 2006).

[2] Lepetit 1996.

[3] Catafau, Coupeau, Passarrius 1997, p. 149-167.

[4] Cette interprétation allie deux éléments de nature différente l'un daté par l'archéologie (église fortifiée), l'autre par le « premier texte » (château de Vilarnau d'Amont).

[5] Alart, C.M., t. S, p. 226, manuel de P. de Candell, notaire, A.D.P.-O., 3E1/968, fol. 52 (63, nouvelle foliotation) v°.

[6]  ... cum mota eius castri (Catafau 1998, p. 267).

[7] intus villam de vilarnaudo superiori quoddam patuum quod antiquitus solebat esse domus et affrontat ex ua parte in via publica et ex duabus partibus in tenencia bernardi aucelli infrascripto textor perpiniani et ex alia parte intus vallo castri dicti loci de vilarnaldo. A.D.P.-O., 3E1/517, notule de Pierre Ornos, notaire, folio 88.

[8] Lepetit 1996, p. 83.

[9] Zadora-Rio 2003b, p. 6-9.

[10] Hubert 2000, p. 583-599.

[11] Ekeland 1995.

[12] Lepetit 1996.

[13] Lurçat 1999.

[14] Lepetit 1996.

[15] Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ?, Annales ESC, n°43, 1988, p. 291-293. Lepetit, Revel, 1992, p. 261-265.