Federica Morelli, Territoire ou nation ? Equateur, 1765-1830, Réforme et dissolution de l’espace impérial

Federica Morelli, Territoire ou nation ? Equateur, 1765-1830, Réforme et dissolution de l'espace impérial, L'Harmattan, Paris, 2004, 297 pp.

par Michel Bertrand


Depuis une quinzaine d'années, le débat historiographique américaniste s'est à nouveau emparé d'une question longtemps abandonnée, tant on pouvait penser qu'elle ne réservait plus matière à renouvellement. Les indépendances latino-américaines associées à la naissance d'Etats indépendants sur les ruines de l'empire espagnol, puisque c'est bien de cette matière qu'il s'agit, ont constitué en effet, plus d'un siècle durant, l'un des thèmes de prédilection des historiens américanistes Leurs études, souvent partisanes tant ces historiens participaient directement aux débats politiques internes de leurs nations respectives, ont construit une représentation assez réductrice des réalités politiques latino-américaines. Anarchie, gouvernabilité aléatoire, instabilité, caudillisme, impuissance de l'Etat sont quelques-unes de ces images étroitement associées à l'histoire politique du XIXème siècle, elles-mêmes symbolisées par l'échec du projet bolivarien.

Le retour du politique et de l'événement suscité par la « crise » de la « nouvelle histoire », qui avait écarté ces deux éléments comme autant d'incarnations d'une histoire à combattre, a fortement contribué à ce réinvestissement sur un objet d'étude de longue date déconsidéré. Progressivement un nouveau courant historiographique, particulièrement fécond, a surgi avec l'idée de revisiter une thématique considérée comme éculée. Sous l'influence décisive de F.X. Guerra ou J. C. Chiaramonte, de M. Carmagnani ou A. Annino, nombreux ont été les travaux qui, depuis les années 90 du XXème siècle ont progressivement dessiné une image radicalement nouvelle de cette vie politique latino-américaine du XIXème siècle. Au cœur de ce renouvellement historiographique, on ne s'étonnera pas de retrouver l'incontournable réflexion sur l'introduction, dans ces jeunes Etats, du système républicain et de son élément central, à savoir la pratique du vote. C'est en grande partie par le biais de l'étude des modalités d'organisation du suffrage, au sens très large, que s'est progressivement construite notre nouvelle connaissance du XIXème siècle latino-américain.

C'est très explicitement dans cette ligne historiographique que se situe Federica Morelli dans cet ouvrage tiré d'une thèse dirigée par A. Annino, précédemment publiée en Italie dès 2001 et maintenant très heureusement traduite en français. L'auteur s'appuie d'abord sur la nouvelle vision que l'historiographie la plus récente de l'histoire de l'Etat à l'époque moderne a mise en évidence, nuançant très fortement la rupture introduite par les réformes du XVIIIème siècle. Loin d'une expropriation progressive des pouvoirs locaux longtemps associée au renforcement du pouvoir central, ces travaux soulignent combien, tout spécialement dans les périphéries impériales hispaniques, la capacité d'adaptation de ces pouvoirs locaux renforça leur rôle d'intermédiaire. L'hypothèse de départ de l'auteur consiste donc à mesurer l'impact de ces pouvoirs locaux structurés autour des divers cabildos ou municipalités dans l'espace de l'audience de Quito au moment de la formation du nouvel Etat. Il s'agit donc ici de déterminer la capacité de ces corps intermédiaires d'Ancien Régime à maintenir ou à conquérir des ressources politiques essentielles au moment de l'Indépendance, à savoir l'exercice de la justice et celle de la représentation politique via la pratique électorale.

La réflexion est menée dans le cadre de cinq chapitres qui suivent une organisation à la fois thématique et chronologique. La question de la souveraineté et de sa conception ouvre l'analyse de l'auteur. S'appuyant sur les résultats des nombreux travaux évoqués précédemment, elle reprend l'analyse des années 1810-1812 comme une « rétrocession de souveraineté » au profit des corps intermédiaires, eux-mêmes renforcés par les réformes de la seconde moitié du XVIIIème siècle. La désarticulation de l'espace jusqu'alors commandé par une audience permit aux principales villes de s'imposer non seulement comme l'échelon pertinent de l'exercice de la souveraineté de la nation mais aussi comme celui de sa représentation.

L'analyse des pratiques de la représentation électorale entre 1810 et 1830 vient prolonger cette première réflexion. L'auteur y affirme, en se fondant sur l'étude de divers scrutins, la part de syncrétisme entre pratiques électorales antérieures à 1810 et celles postérieures à l'Indépendance. Dans le même temps, l'organisation des scrutins au niveau local permettrait l'ouverture de nouveaux espaces de liberté bien plus importants que l'on ne l'admettait traditionnellement. Enfin, ces pratiques électorales ne se limiteraient pas à une petite fraction des élites mais incluraient largement de nouveaux groupes sociaux qui en étaient jusqu'alors exclus, dont notamment les Indiens.

Dans le même temps, la radicalisation des antagonismes au sein de cette société débouchant sur leur expression guerrière vint modifier les modes d'expression politique. La militarisation de la société et du jeu politique tendit à réduire l'impact des scrutins électoraux au profit de tous ceux qui se montraient capables d'user de la force. En ce sens, la structuration de ces armées au niveau local, à l'image de milices urbaines coloniales, ne pouvait que renforcer le poids des corps intermédiaires urbains en identifiant le citoyen au soldat. Ce faisant, ces armées locales, véritables milices communales, devinrent l'un des leviers de prédilection mobilisés par les caudillos auxquels elles n'hésitaient pas à se rallier.

Les trois traits qui caractérisent politiquement le passage de l'Ancien Régime à la République dans le territoire de ce qui devint l'Equateur en 1830 permettent de mettre en évidence deux aspects essentiels du jeu politique équatorien postérieur à l'Indépendance. Le premier se réfère à la question de la place dévolue aux communautés paysannes indiennes. Elle se dessine à partir des nouvelles articulations mises en place entre ces dernières et l'Etat. A l'encontre d'un discours historiographique qui manque trop souvent de nuance à ce sujet, l'auteur souligne que, durant cette première moitié du XIXème siècle, c'est plus en termes de collaborations que de confrontations qu'il faut les analyser. A ses yeux, c'est d'abord à un renforcement de l'autonomie des communautés indiennes que l'on assiste, ne serait-ce qu'en raison de la faiblesse d'un Etat incapable d'exercer partout son autorité. Si adversaire il y avait pour ces communautés, il était plus à rechercher du côté des haciendas dont la puissance se trouvait elle aussi renforcée. Cependant, l'essentiel fut bien que l'assignation des Indiens dans leurs communautés contribua à creuser le fossé entre ces derniers et la Nation.

En ce sens, les conditions mêmes du jeu politique dans le nouvel Etat ne pouvaient déboucher que sur le renforcement du pouvoir municipal. Il en devint même l'acteur incontournable, une fois l'indépendance acquise. Bien plus même, il constitua le principal obstacle à toute tentative de centralisation du pouvoir, s'opposant fermement à la tentative bolivarienne. Cependant, loin d'être simplement un opposant à tout renforcement de l'Etat, ce municipalisme devint la forme autour de laquelle continua à s'exercer la souveraineté, notamment à travers l'exercice de la justice.

A travers une analyse qui vient étayer ou confirmer nombre de conclusions obtenues de travaux antérieurs relatifs à d'autres espaces hispano-américains, l'asthénie du système républicain équatorien trouve ici une interprétation convaincante. La fragilité de la nation se conjugue à la force des liens territoriaux, et pour tout dire communautaires, fondés sur la solidité et la permanence des municipalités. En ce sens, c'est bien cette échelle municipale qu'il faut adopter pour observer, afin de mieux en comprendre les mécanismes, le jeu politique des républiques latino-américaines du XIXème siècle.