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n°9 Chercher fortune
Editorial
Emigrer, en abandonnant sa terre d'origine, engendre souvent bien des traumatismes. Selon l'historiographie traditionnelle, la réussite sociale parviendrait à effacer ces échecs relatifs et, dans certains cas, elle préparerait un retour triomphal. Avec le thème « Chercher fortune », ce numéro 9 de Diasporas veut offrir quelques exemples de parcours représentatifs. Les articles de ce dossier s'inspirent des démarches de la micro-histoire afin de rendre compte d'une expérience vue d'en bas, au ras du sol, sans chercher à confirmer ou à infirmer les mythes qui peuplent les mémoires collectives. En effet, la réalité des situations se révèle très diverse et parfois difficile à saisir. Quelques grands classiques sont ainsi revisités : les diasporas brillantes du monde de la banque, celles des petits commerçants nomades, celles des réseaux confessionnels ou, plus simplement, la quête de nouvelles terres agricoles.
La problématique transversale gravite autour de l'essence de la réussite économique. Est-elle réellement plus forte dans les diasporas que dans les communautés originelles restées dans leur espace traditionnel ? N'existe-t-il pas un effet de source, ou d'historiographie, survalorisant les succès de ces exilés ? La réussite ne serait-elle pas préinscrite dans l'identité particulière de ceux qui partent : plus jeunes, plus entreprenants, plus qualifiés ou plus motivés par l'absence de perspectives sur leur terre d'origine ? Quel est le rôle des réseaux internationaux, réels ou supposés, dans l'ascension sociale des groupes d'immigrés ?
Les articles proposés dans ce dossier constituent deux ensembles, que séparent le temps et l'espace, mais que réunissent un même désir ou un même désespoir : «chercher fortune ». Parfois, cette aventure débute sur des embarcations de fortune, comme le dit Aly Tandian à propos des Sénégalais voguant vers les îles Canaries, mais il s'agit de chercher bien autre chose que la réussite économique et sociale. « Chercher fortune », c'est vouloir changer la face du destin, refuser la certitude du ressassement sur place et lui préférer les hasards et les chances de la traversée, au prix naturellement de bien des risques. Jadis, c'est d'Europe que la jeunesse s'embarquait à la conquête de l'Ouest, même dans une France pourtant rétive à lémigration outre-Atlantique. On ne sétonnera pas, du reste, de voir la place occupée par les originaires d'Alsace, assez souvent juifs ou protestants, dans ces départs qui semblent plutôt relever, dans leur cas, des puissantes émigrations de l'Europe du Nord-Ouest vers les États-Unis. Ce glissement vers l'ouest s'observait aussi à l'intérieur même de l'Europe, qu'il s'agisse des banquiers venus génération après génération s'installer sur la place de Paris, ou d'une immigration limitrophe et que l'on croirait volontiers invisible, celle des Suisses. Aujourd'hui, naturellement, les choses ont radicalement changé et c'est l'Europe qui est devenue l'Ouest à conquérir pour des populations en provenance de Chine ou d'Asie centrale - un Ouest situé en fait au nord immédiat d'une Afrique maghrébine et noire qui rêve de cette Espagne et de cette Italie qui naguère encore rêvaient elles-mêmes d'Amérique. Il arrive même que la migration s'inverse purement et simplement, à l'exemple de ces Péruviens d'origine japonaise qui « repartent », trois générations plus tard, vers le Japon et sa puissante économie.
Audaces fortuna juvat... La fortune sourit aux audacieux ... C'est sans doute ce qu'ont dû et doivent se répéter des millions de migrants ou de candidats au départ. Avec combien de désillusions à l'arrivée, et combien aussi de modèles irrésistibles, lorsque les anciens émigrants reviennent au pays pour y donner en spectacle leur réussite, à travers leurs costumes, leurs automobiles, les maisons qu'ils font construire, qu'il s'agisse avant-hier des Hautes-Alpes ou de l'Aveyron, hier du Portugal, aujourd'hui du Sénégal, pour citer quelques exemples. Réalité de la réussite, ou illusion ? Rumeur, ou statistique ? L'historien et le sociologue tentent de peser et mesurer, ils peuvent reconstituer des milieux, des trajectoires, des chiffres d'affaires, des situations sociales. Mais ils ne doutent pas, par ailleurs, que les réputations, les représentations, les désirs surtout, fassent la matière des sociétés et des trajets aussi puissamment que les flux les plus concrets. Nous ne savons trop, somme toute, ce qu'est la fortune, un mot faussement lisse. Mais nous savons que ceux qui la cherchent ne cessent de passer les frontières et de bousculer les équilibres, et que tous ont à y perdre et à y gagner, là-bas comme ici, ici comme là-bas.
Dossier
François Weil, Les migrants de France et leurs rêves américains au XIXe siècle
Nicolas Stoskopf, Quitter l'Alsace pour faire fortune : le cas des entrepreneurs du XIXe siècle
Jean-Pierre Dormois, Une "French connection" au milieu du XIXe siècle : le rôle de Lalance & Grosjean Manufacturing Co. à Woodhaven, New York
Jean-Marc Olivier, Quand le lait se transforme en or. Une diaspora discrète, les fromagers et vachers fribourgeois en Franche-Comté (XIXe-XXe siècles)
Laurence Roulleau-Berger, "Nouvelle's" migrations chinoises, économies plurielles et "individuation globalisée" en Europe
Alain Tarrius, Les migrants afghans et leurs commerces dans les Balkans
Aly Tandian, "Barça ou Barsaax" (Aller à Barcelone ou mourir) : le désenchantement des familles et des candidats sénégalais à la migration
Mélanie Perroud, Dekasegi / Dekasseguis : des travailleurs brésiliens au Japon
Michel Roblin, Les Juifs de Paris. Démographie. Economie. Culture, 1952, par Colette Zytnicki
"Une immense fosse commune". Une dénonciation de la réserve juive de Lublin au début de 1940, par Laurent Broche
Prophètes en leur pays. Mères et filles de l'Alliance Israélite Universelle, par Frances Milano
Les mineurs immigrés du bassin de Fuveau face aux grèves, de 1930 à 1950, par Hanna Diamond
Noirs et juifs : Les Black Jews des Etats-Unis. Genèse d'un mouvement judaïsant au XXe siècle, par Edith Bruder
Idéologie et formation d'une conscience de diaspora. L'engagement des émigrés dalits, par Nicolas Jaoul