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1. L’imaginaire des espaces aquatiques en Espagne et au Portugal
Compte-rendu de lecture par Françoise Cazal
L'imaginaire des espaces aquatiques en Espagne et au Portugal, F. Delpech (éd.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, 280 p.
Cet ouvrage, fruit d'un atelier du CRES, contient 12 contributions, introduites par François Delpech.
I. Mystiques traversées
Le voyage de Jonas, figure de l'expérience mystique chez saint Jean de la Croix, Suzy Béramis : partant d'une lettre où saint Jean de la Croix se compare implicitement à Jonas, et d'un passage de La noche oscura où la traversée marine symbolise la nuit de l'esprit, cet article reprend toute la tradition du mythe de Jonas, dans l'iconographie et les commentaires antiques, dans la tradition juive et chrétienne.
Le Mystère médiéval de saint Christophe, passeur de gué, dans la Fête-Dieu de Valence (Espagne),Hélène Tropé : l'article porte sur l'un des mystères joué à Valence à la fin du XVIe s. Hélène Tropé met en regard ce Mystère de saint Christophe, écrit en valencien, avec deux mystères catalans (qui mettent en scène la conversion et le martyre du saint), ainsi qu'avec l'Auto de Sanct Christóval, pièce écrite en castillan (Códice de Autos Viejos). Elle montre que ce texte dramatique, jugé incomplet, voire incohérent, met en scène, en réalité, l'imaginaire des spectateurs nourri des représentations iconographiques de l'époque et ne cherche pas à retracer l'ensemble de la légende de saint Christophe, mais se limite à la spectaculaire scène où le saint joue le rôle de passeur divin. Les personnages annexes (l'ermite, les pèlerins) sont développés pour des raisons catéchétiques et identitaires, mettant l'accent sur l'apprentissage de l'obéissance chez le futur saint. Hélène Tropé conclut fort justement que ce type de théâtre cherchait à faire revivre une histoire et non pas à la conter dans son intégralité.
II. Symbolique et poétique maritimes
Au-dessous /au-dessus de la plaine marine : dichotomie symbolique dans l'imaginaire emblématique espagnole (1581-1640), Claudie Balavoine : ce bel article au ton incisif nous entraîne avec une limpide clarté à travers le dédale des représentations emblématiques afin de repérer, dans les représentations que les héritiers espagnols d'Alciat font du thème marin, des modifications ténues, mais significatives d'un changement profond de cet imaginaire. Perçues initialement comme hostiles, en raison de leur noirceur maléfique, les profondeurs marines ne renferment, dans les emblèmes, que laideurs et monstruosités (sirènes, Scylla et ses chiens aboyants). Quant à la navigation, qui était présentée depuis l'Antiquité comme symbole des risques de l'existence, vision reprise par Alciat, elle reçoit désormais une représentation positive, la plaine marine évoquant la navigation fructueuse des galions de la monarchie, menés par un Pilote royal qui n'inspire que respect et confiance.
Boussole à l'usage des navigateurs du frontispice marin de La Pícara Justina , Luc Torres : il s'agit d'un nouveau commentaire de cette planche qui a déjà fait couler beaucoup d'encre et représente la famille picaresque embarquée sur un navire. L'analyse s'appuie sur des rapprochements avec le Das Narrenschiff de Sébastien Brant (1494), les Stultiferae Naves de Josse Bade (1500) et la Nef des fous, de Jérôme Bosch, mais aussi avec la trilogie des barques de Gil Vicente, en un riche réseau paratextuel mettant en relation frontispice et texte, frontispice et intertexte.
D'une promenade sous-marine et d'une plongée monétaire... dom Manuel de Portugal et dom Francisco Manuel de Melo, Ilda Mendes dos Santos : un vaste panorama de l'imaginaire marin dans la littérature portugaise du XVIe s. est suivi, d'une part, de l'analyse d'une aventure spirituelle sous-marine, dans un ouvrage d'introspection de dom Manuel de Portugal qui utilise le thème de la descente aux abysses (et l'exemple de Jonas) pour illustrer la perte et le recouvrement de soi, et d'autre part, d'une réflexion sur l'Escritório Avarento de Francisco Manuel de Melo, où des pièces de monnaie évadées d'un tiroir aspirent à la tranquillité du fond des mers.
III. Métaphores aquatiques
El perro del hortelano et autres traversées dramatiques : l'imaginaire marin dans la comedia nueva à travers la métaphore maritime, Marie-Eugénie Kaufmant : on oppose ici l'espace maritime de la fiction théâtrale, où la mer est représentée comme un espace contigu à la scène, et l'usage de la métaphore marine isolée du contexte fictionnel, non pas seulement dans le Perro del hortelano (où Diane est une mer houleuse aux tempêtes capricieuses), mais dans une autre pièce de Lope, Los Ponces de Barcelona où l'on évoque constamment les mers qui entourent le palais, ainsi que dans une pièce de Tirso de Molina, Averíguëlo Vargas, dans laquelle le délire amoureux de Sancha transforme le valet Cabello en galérien voguant sur une mer de jalousie : ce qui était, chez Lope, dramatisation de la mer devient, chez Tirso, théâtralité de la mer.
Le second Lazarillo , réécriture aquatique d'un manuel du courtisan, Nathalie Peyrebonne : dans cette continuation du Lazarillo, Lázaro, transformé en poisson, évolue dans un piélago profundo [de] navegación incierta qui est une transposition ludique de la cour. Nathalie Peyrebonne souligne, preuves textuelles à l'appui, l'étroite parenté entre cet ouvrage et les manuels de vie à la cour et, en particulier, avec le Despertador de cortesanos, de Guevara.
Le Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán : à la recherche de l'eau vive, Michèle Estela-Guillemont (p. 179) : on retrace ici la trajectoire symbolique de Guzmán qui le conduit des eaux souillées de la turpitude vers l'eau vive du baptême, sans que le personnage n'atteigne jamais ces eaux baptismales qui le purifieraient. Depuis la prison maritime qu'est la galère, le pícaro repenti dresse un double imaginaire aquatique fluvial et marin.
IV. Mythes et folklore de la mer
Mares congelados, mares cuajados, mares de arena : el héroe en movimiento contra la muerte paralizadora, José Manuel Pedrosa et José Luis Garrosa Gude : cette unique contribution en espagnol ratisse très large , puisqu'elle part de la légende de Gilgamesh, 2000 ans avant notre ère, pour suivre la trace, dans les cultures indo-européennes du thème des mers gelées, des mers immobiles et des mers de sable (métaphore du désert), très vaste ensemble thématique qu'il a peut-être été imprudent de regrouper dans une même analyse. Dans cette étude, qui déborde de beaucoup le cadre de la Péninsule Ibérique, les auteurs se livrent à une recension non seulement des mers paralysantes citées dans la littérature à travers les siècles, mais des ouvrages qui ont été consacrés à ce thème.
Dona Marinha : avatars auriséculaires, François Delpech : partant d'une légende portugaise sur les origines nobiliaires de la famille des Marinhos (fondée mythiquement sur une femme venue de la mer, dona Marinha, légende qui, parce qu'elle se termine par une union féconde, est à l'opposé des légendes de sirènes), François Delpech rend compte avec talent des diverses réélaborations de ce mythe et de la réception très diverse qui a été la sienne, selon les époques : certains recueils nobiliaires suppriment cette légende, la jugeant trop fantaisiste, d'autres défendent son maintien, arguant du fait qu'elle reflète sûrement, de façon poétique, des fondements historiques. François Delpech s'attarde, en particulier, sur la réécriture de cette légende par Hernández de Mendoza et sur celle d'Antonio de Torquemada, dans son Jardín de flores curiosas.
V. Les eaux démystifiées
Les aventures aquatiques de Don Quichotte, Bénédicte Torres : cette réflexion sur l'aventure de la barque enchantée (29, II) qui occasionne à Don Quichotte un plongeon involontaire dans les calmes eaux de l'Èbre, suivi d'un sauvetage aux mains des diaboliques meuniers, s'appuie sur une recherche des éléments d'intertextualité empruntés aux romans de chevalerie et sur une interprétation symbolique des gestes et paroles des personnages cervantins.
Monstres et bizarreries de la faune marine dans les Travaux de Persilès et Sigismonde , Michel Moner : on fait là une réflexion sur deux stéréotypes abordés avec ironie par Cervantès dans son roman voyageur, celui du monstre marin et celui de l'étrange oiseau joliment baptisé barnaclas . Le monstre est celui qui surgit des profondeurs des eaux septentrionales pour dévorer sin necesidad de mascarle l'équipage de la nef pilotée par Périandre. D'abord traité au premier degré pour susciter l'effroi chez le lecteur naïf, ce motif éculé prend toute sa valeur ludique sous la plume facétieuse de Cervantès, lorsque l'on découvre qu'il ne s'agit, en réalité, que du récit d'un rêve raconté par Périandre. Cet épisode n'est pas seulement destiné, selon Michel Moner, à tester la crédulité du lecteur, mais doit être mis en rapport avec un autre passage du roman, au cours duquel s'échoue sur la plage un navire que les riverains prennent d'abord pour une baleine et dont la coque accouche de survivants : on reconnaît là le lien avec le mythe de Jonas. Quant à l'excursus zoologique sur l'oiseau barnaclas , il servirait tout bonnement à faire diversion pour jouer avec les nerfs du lecteur qui attend impatiemment la suite de l'histoire.
F. Cazal