Définir l’espace pastoral andorran

Espaces et propriété.

L'un des premiers traits distinctifs qui apparaît dans la documentation est lié à la propriété de la terre et aux droits d'usage. Les textes communaux différencient nos montagnes des emprius[1]. Dans la documentation moderne, la montagne est généralement définie comme un territoire appartenant à la collectivité et sur lequel celle-ci exerce l'intégralité des droits d'exploitation. À l'opposé, sur l'empriu, elle partage les droits avec une communauté voisine. Deux cas de figure se présentent. Dans le premier, la propriété est reconnue à l'une des deux communautés et l'usage revient aux deux. Dans le second, il s'agit d'un secteur indivis dont l'usage et la propriété reviennent aux deux communes. Ce dernier cas naît généralement d'une absence de démarcation précise entre les deux collectivités. L'empriu cumule alors trois secteurs : autour de l'espace commun se délimitent deux autres secteurs qui sont chacun de façon réciproque propriété de l'une des communes et accessibles à l'autre.

Selon son origine, l'espace pastoral collectif ainsi gagné sur le territoire des communautés voisines pouvait être franc de toute rémunération ou être assujetti au paiement d'un cens. Par exemple, les habitants d'Andorre payaient un cens de six fromages de brebis et six sous pour accéder aux herbages de Lles et Travesseres, ils s'acquittaient d'un jambon pour aller à Vall Civera[2] et à Canillo, tous les ans, le conseil faisait livrer deux jambons et deux fromages au marquis de Gudanes afin de perpétuer les droits sur la haute vallée de l'Aston. Les droits concernant la zone nord de la principauté étaient les plus conformes à la notion de lies et passeries que l'on connaît dans les Pyrénées, puisque sur la stricte relation territoire/troupeaux, se greffait un contenu plus large. Entre Miglos et Ordino, par exemple, le maintien du traité impliquait le renouvellement annuel d'un serment par lequel leurs représentants s'engageaient à récupérer les troupeaux dérobés[3] et à se prévenir en cas d'arrivée de troupes ou d'épidémies[4].

Dans le cadre des conditions fixées pour chaque empriu, la commune régulait l'accès aux herbages de manière autonome. La main-mise des conseils sur des espaces ne leur appartenant pas ne se limitait pas aux seuls emprius. Au fonds de la vallée, la commune définissait les rebaixants. Ceux-ci rassemblaient l'ensemble des terres de moyenne et de basse montagne qui ne bénéficiaient pas d'un statut particulier et ne faisaient pas partie des terres décrétées solans qui étaient des terres pastorales particulières à la moyenne montagne. Le statut de rebaixant affectait aussi bien les terres communales que les terres privées. Toutes les parcelles étaient astreintes au droit de pacage collectif : les chaumes et l'herbe qui poussaient durant l'année de jachère n'appartenaient pas au propriétaire. Il ne pouvait en jouir que dans le cadre collectif[5].

Par conséquent, que ce soit par les emprius ou par les terres particulières des rebaixants, le domaine pastoral dont disposait la collectivité dépassait largement le strict cadre de la propriété communale (cf. figure 1)[6]. L'exploitation de cet espace était régulée par les conseils et les normes qu'ils édictaient s'appliquaient aux communaux, aux terres privées et aux domaines des quarts.

 

Calendrier et espaces.

Le calendrier mis en place par les communes pour gérer leur espace tenait compte de deux facteurs : le bétail et les cultures. Le noyau central était constitué par les rebaixants qui groupaient tout à la fois la réserve d'herbe hivernale et le potentiel agricole de la collectivité. Globalement, pour toutes les communes, les dates d'ouverture et de fermeture des rebaixants coïncidaient avec la mise en culture et avec la moisson (cf. figure 2). Bien que la règle rappelle une norme préfixée d'année en année, en réalité, chaque commune adaptait annuellement la date applicable aux conditions particulières[7]. L'utilisation pastorale des rebaixants était collective, cela impliquait de laisser sa terre accessible aux animaux de la collectivité pendant une période qui durait de 15 à 18 mois puisque la jachère bisannuelle était obligatoire. Deux normes de base étaient appliquées. D'abord, l'interdiction était faite à l'agriculteur de prohiber l'accès de ses terres au bétail de la communauté et l'éleveur pouvait conduire ses bêtes sur tous les vacants. Pour tous les propriétaires, la sole agricole était soustraite aux bêtes en mars et le reste de la propriété restait astreint à la servitude collective. Ainsi à La Cortinada, le conseil du quart précisait que la culture débutait pour la fête de la vierge de mars et que celles qui n'étaient pas semées devaient rester communes[8]. Les quartiers des rebaixants qui restaient en vaine pâture (jachère et communaux) étaient gérés de façon à garantir l'exploitation pastorale jusqu'à l'ouverture de la moyenne montagne où étaient délimités les solans[9].

Contrairement aux rebaixants, les solans ne se composaient d'aucun type de terres arables[10]. Leurs limites altitudinales inférieures étaient formées soit par la limite supérieure de la zone cultivable de fond de vallée, soit, le plus souvent, par la partie haute des rebaixants. L'utilisation normale des solans était autorisée jusqu'au moment de l'ouverture des estives[11]. Les besoins précoces d'herbe étaient satisfaits par une avancée de la date d'ouverture de ces secteurs dans la saison, cela se faisait par l'inscription de certains solans sur la liste des rebaixants. À l'opposé, certaines années, les rebaixants passaient dans la liste des solans. La fermeture des secteurs de la moyenne montagne poussait les bêtes vers la haute montagne.

La date d'ouverture des estives variait d'une paroisse à l'autre. Traditionnellement, pour la commune d'Andorre, elle oscillait entre le jour de la Saint-Barnabé (11 juin) et celui de la Saint-Jean ou de la Saint-Pierre (24 et 29 juin)[12]. Comme les conditions climatiques pouvaient retarder plus ou moins le départ pour l'estive; il fallait adapter les règlements communaux. Pour l'ensemble de la principauté, l'entrée sur les herbages pouvait s'échelonner du 15 juin au 15 juillet. Pendant l'été, seuls les troupeaux destinés aux boucheries locales et les bêtes de travail - tant qu'elles ne chômaient pas plus de trois jours d'affilée - pouvaient rester sur les parties basses de la montagne. Pour tout le cheptel, la mi-septembre marquait le début du retour des estives.

La date de descente variait d'une paroisse à l'autre. Généralement, pour tous les animaux estivants, le gardien collectif initiait le mouvement. À Ordino, les contrats liant le gardien à la paroisse stipulaient qu'il devait rester en montagne jusqu'à la Saint-Michel de septembre (29 septembre), date à laquelle était rouverte la moyenne montagne[13]. À la Massana, la Saint-Luc, le 18 octobre, signait la fermeture de certaines estives, la Saint-Martin marquait celle du retour du vacher et le premier novembre scellait la saison estivale[14]. En Andorre, la clôture pouvait parfois avoir lieu à la Saint-Odon, le 18 novembre[15]. Les divers quartiers des solans et des rebaixants étaient rouverts et ils servaient jusqu'à la phase de stabulation, moment où se fermaient les derniers solans et que l'absence d'herbe limitait l'accès des rebaixants.

En conclusion, le calendrier fixé par les conseils conditionnait l'exploitation de l'espace communal sur l'année complète. Il fixait le cadre théorique dans lequel se développait l'élevage de la communauté, mais il ne correspondait pas forcément à celui qui était employé effectivement par les éleveurs. Cela est évident lorsque l'on confronte les données issues des comptes d'élevages privés à celles fournies par les livres d'actes communaux. L'espace collectif encadrait l'espace privé, mais les stratégies qui se développaient dans chacune de ces sphères n'étaient pas forcément synchrones.

 


[1] La première notion d'empriu fait référence au territoire exploité par une communauté. Actuellement les géographes et les ingénieurs forestiers catalans l'emploient comme synonyme de commun ou de parcours pastoral relavant d'une même commune. Dans la documentation, à l'inverse, il s'agit toujours d'un droit d'utilisation d'un bien (pâturage, forêt, eau, etc.) qui appartient à un tiers (communal ou privé). Ces droits de pâture sont un héritage commun à l'ensemble des Pyrénées, que ce soient les lies et passeries languedociennes ou les emprius catalans, ils regroupaient fondamentalement des réalités pastorales semblables, fondées sur les restrictions du droit d'emprivar. C'est-à-dire l'interdiction faite aux communautés considérées comme propriétaires de la terre de fermer certaines zones afin de monopoliser leur exploitation.

[2] AHN/ Archive de la commune d'Andorre (ACA), doc. 35 et 93. La valeur réduite de ces cens et l'absence de revalorisation rendent leur montant dérisoire au cours de la période moderne. Un phénomène semblable est identifiable pour l'impôt seigneurial que l'Andorre payait alternativement au compte de Foix et à l'évêque d'Urgell (questia). Voir à ce sujet, O. Codina, « l'economia andorrana moderna (1550-1850)», Història d'Andorra, ed. 62, Barcelona, 2005, p. 179-217.

[3] Arch. dep. de l'Ariège, 5 E 670, fº 138.

[4] Cette aide pouvait se traduire par des mesures concrètes. Ainsi en novembre 1627, les consuls de Siguer demandaient des armes pour lutter contre les hommes du duc de Rouen. - ANA/Archive de la commune d'Ordino (ACO), livre d'actes et de comptes 3, s. n.

[5] C'est le sens des inscriptions qui accompagnaient certaines concessions de terres communales (judicacions) pour lesquelles la moisson marquait le retour temporaire des parcelles dans les vacants communaux : «...tret lo blat tornen a peixena comuna... » ou « ...terres que quan son collits els fruits dels blats tornen al comú...», - ANA/Archive du Quart des Escaldes (AQE), livre 1, 11/05/1738 et 9/05/1773.

[6] Pour les six communes andorranes, entre actes de fondation, copies postérieures et résolutions de litiges, le corpus consulté couvre près de six siècles. Voir à ce sujet R. Viader, L'Andorre du IXe au XIVe siècle. Montagne, féodalité et communauté, Toulouse, PUM, 2003). La figure 1 a été réalisée à partir des informations topographiques fournies par ces documents spécifiques et par les règlements conservés dans les livres d'actes des conseils.

[7] À Sant Julià, le 16 août 1744, il était stipulé que les rebaixants fermaient de la pentecôte (7ème dimanche après pâque, le 14 mai) jusqu'à la St-André (23 octobre). Il est à noter que la date traditionnelle fixée pour la fermeture de ce secteur était mouvante. Selon les années, elle pouvait  se déplacer du 11 mai au 14 juin. De plus, la fixation du calendrier en août, neuf mois avant la date d'ouverture, montre bien qu'il ne s'agissait que d'une détermination théorique, le conseil précisait au coup par coup la date réelle selon les besoins et les conditions climatiques - ANA/ACSJ, livre d'acte 3, 16/08/1744.

[8] «...tret que hi hagen garbes, ho han de deixar comú, han de conrear de la Sra. de mars en avant...» - ANA/AQC, livres du quart 1, fº 3v, 05/03/1604.

[9] Certains solans dépendaient des hameaux (dits quart ou veïnatge selon les communes) et ils pouvaient s'en réserver l'usage tant que la commune n'en décidait pas autrement. Par exemple, en 1814, deux ventes de terrains sis à Bixessari (Sant Julià) furent attribuées à des habitants originaires du chef-lieu de paroisse. L'acte se concluait par une précision selon laquelle l'achat des parcelles ne donnait pas le droit aux preneurs de bénéficier du solà du quart - ANA/ACSJ, livre 16, 10/06/1814 et 12/09/1814.

[10] Cet étagement de l'espace montagnard n'a rien de proprement andorran. On le retrouve, entre autres, en Vallespir, en Pallars et en Aran - R. Sala, «La transhumance à Prats-de-Mollo au XVIIe et XVIIIe siècles», Etudes Roussillonnaises, t. XX, Canet-en-Roussillon, 2003, p. 103-111 ; J. M. Bringué, Comunitat i bens comunals al Pallars Sobirà (segles XV-XVIII), thèse de doctorat, UPF, Barcelone, 1995 ; M. A. Sanllehy, Comunitat, veïns i arrendataris a la Val d'Aran (s. XVII-XVIII), thèse de doctorat, UB, Barcelone, 1996.

[11] Certains solans étaient réservés à l'arrière-saison et leur fermeture ne coïncidait pas avec l'ouverture des estives. Par exemple, le solà de la Moixella à Fontaneda, fermait le premier juin et restait inaccessible jusqu'à la Saint-André, le 30 novembre, alors que les estives n'étaient ouvertes que deux à quatre semaines plus tard - ANA/ACSJ, livre de judicacions, f. 122r-123v, 19/05/1864.

[12] ANA/ACA, livre d'actes 2, 20/08/1713.

[13] ANA/ACO, livre d'actes 3, 1630-1636.

[14] ANA/ACM, livre d'actes 2, 10/05/1705 et 12/03/1713.

[15] ANA/ACA, livre d'actes 3, 29/05/1629.