-
Partager cette page
Espaces et configurations intermédiaires. L’Empire face à la distance
Participants: Guillaume Gaudin, Mathieu Grenet, Caroline Herbelin, Claire Judde, Evelyne Sanchez
« La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. (…) La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation. » (Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, 1995).
Par leur étendue géographique et leur hétérogénéité politique, les empires doivent apprendre à discipliner les distances, qu’elles soient spatiales, sociales ou politiques. L’intersection de ces trois dimensions permet de penser à nouveaux frais la distance comme objet de l’enquête historique. En particulier, il nous semble qu’aborder et tenter de saisir cet entre-deux – espaces et configurations intermédiaires – dans des contextes impériaux peut s’avérer particulièrement fructueux pour l’histoire politique abordée par le biais des relations et des interactions sociales. A tout prendre, l’empire ne constitue-t-il pas lui-même un formidable outil de « mise à distance », c’est-à-dire ici de détour heuristique et épistémologique, pour mieux analyser certaines formes de structuration de l’État ou d’organisation du social ?
Distances, interrelations, circulations
La distance est d’abord géographique et désigne l’intervalle entre deux points, envisagé dans sa dimension « horizontale ». Concernant la capacité du pouvoir à maintenir ou non un continuum dans des territoires vastes et dispersés, notre intérêt porte sur la circulation des acteurs (n’excluant pas les déplacements forcés et les phénomènes de sédentarité ou de proximité), et la construction de relations interpersonnelles à très longue distance, ainsi que sur les techniques et pratiques mises en place pour vaincre la distance (déplacements, courriers, écrits, formes de représentation du pouvoir, etc.).
En retour, cette même distance vient interroger les temporalités impériales, notamment à travers la mise en œuvre de formes de synchronicité d’un point à l’autre de leurs territoires. Comment projeter et maintenir à distance l’autorité ? Comment faire circuler l’information ? Comment garantir, à distance, l’autorité ? La transmission et la transformation des messages passés entre les mains de plusieurs intermédiaires éclairent le dispositif complexe de la « chaîne de commandement » et des réponses des acteurs aux injonctions du pouvoir. L’espace et le temps deviennent ici des conditions de gouvernement que les autorités ne peuvent ignorer.
Pour l’époque moderne, la question se pose en des termes spécifiques : l’autorité reposait alors sur le lien de fidélité personnel avec le souverain alors que les moyens techniques de communication étaient encore limités. Pour l’époque contemporaine, que fait la révolution des transports et des communications sur les pratiques ? Qu’est-ce que les révolutions et les Indépendances impliquent dans la gestion du politique ? Au-delà de la seule typologie des différentes stratégies et de leur réussite plus ou moins grande pour rompre la distance, il s’agira donc ici d’interroger à la fois ce que la distance fait aux empires, et la manière dont le fait impérial non seulement s’accommode ou surmonte, mais sécrète et institue de la distance entre ses espaces, ses acteurs et ses institutions.
Distances sociales et hiérarchies politiques
La notion de distance ne se limite pas à la mesure – métrique ou autre – de l’éloignement et de la proximité géographiques. Dans les empires, la distance peut aussi être envisagée « verticalement », selon des hiérarchies sociales et politiques : distance entre gouvernants et gouvernés, entre colons et colonisés, entre chefs et agents des administrations, entre tenant de la justice et justiciables, entre représentants du pouvoir et sujets, entres métropolitains et indigènes. Des écarts fondamentaux préexistent et se pérennisent, que l’on pense au langage, à la culture, aux usages, aux ressources ou aux horizons d’attente.
Les empires fondent des espaces de rencontre entre ces acteurs pourtant à distance, des lieux et des configurations qui remettent en jeu les distances sociales et politiques. Il s’agira de comprendre comment le choix de certaines échelles d’observation (« par le bas », micro, située, « au village ») autorise à repenser les distances et la façon dont elles se recomposent, disparaissent, se donnent à voir autrement, dans les interactions. On pourra s’inspirer ici des propositions de Norbert Elias sur la société de cour, qui souligne les paradoxes de la distance et de la proximité entre les princes et leurs domestiques, les nobles et leurs serviteurs. Il s’agira ainsi de comprendre comment, en situation, les distances sociales et politiques se refondent autrement dans les proximités et les interactions, comment elles fonctionnent, et quelles configurations spécifiques elles donnent aux empires.
D’un point de vue politique, cela impliquera de considérer les processus d’administration par le bas, le rôle des agents subalternes essentiels au gouvernement et à la pérennisation des empires. Le travail quotidien des administrateurs et des officiers du pouvoir est souvent ce qui garantit la prégnance politique de ces immenses unités politiques, en particulier grâce à la production de catégories de classement du monde, d’outils et de moyens de gouvernement, de procédures adaptées aux contextes. Nous proposerons donc une lecture par le bas et située du travail politique à l’œuvre, en comprenant comment les acteurs participent à la génération de nouvelles institutions et juridictions, comment ils inventent, produisent et créent le monde politique.
Les formes du politique étudiées « au ras du sol » intégreront une histoire culturelle du politique afin de mettre au jour l’appropriation locale des catégories véhiculées dans un territoire plus vaste. L’étude des pratiques permet ainsi d’analyser au plus près du terrain l’action locale qui est à la fois une démonstration de l’intégration de catégories impériales et de leurs limites puisqu’elles ressortent modifiées par cette action. On pourra en particulier s’interroger sur la façon dont les acteurs se réapproprient, à l’échelle locale, les débats politiques et idéologiques, et y participent en proposant une autre lecture des clivages traditionnels nés de la distance. Aux époques moderne et contemporaine, l’intégration à des réseaux mondialisés et transnationaux, ainsi que la capacité à repenser les clivages nés de la distance, offrent de nouvelles solutions politiques et culturelles qu’il s’agira d’analyser.
La justice sera également un lieu d’observation privilégié, en cela que les juridictions locales, justice sommaire, tribunaux provinciaux, sont les lieux où se disent et se vivent les fondements de la justice. L’institution judiciaire offre ainsi un lieu d’interaction privilégié aux relations complexes qui se nouent entre juges venus de la métropole, juges locaux, petit personnel des tribunaux et justiciables. S’y construit un monde de l’infrajudiciaire qui contribue à l’établissement de la justice impériale, dans les transferts, les emprunts, les contestations et les échanges de modèles de justice. Nous voudrions comprendre comment les distances qui préexistent – entre les hommes, entre les modèles normatifs et entre les conceptions morales qui sous-tendent les principes de justice – se recomposent en situation et dans les interactions.
Il s’agira en somme de penser comment les acteurs observés en situation et dans leurs interactions parviennent à dépasser les effets de la distance, à en faire autre, et donc à générer eux-mêmes ce que sont les empires envisagés par le bas, dans la pratique et les interactions.