Anny CANOVAS, Edition, introduction et notes de José Luis Herrero Ingelmo, Reprovación de las supersticiones y hechizerías (1538), Salamanca, Diputación de Salamanca, 2003.

Edition, introduction et notes de José Luis Herrero Ingelmo, Reprovación de las supersticiones y hechizerías (1538), Salamanca, Diputación de Salamanca, 2003.


Anny Canovas

Texte intégral :

Compte-rendu de la nouvelle publication du traité de 1538 de Pedro Ciruelo, édition de José Luis Herrero Ingelmo, professeur à l'Université de Salamanque.

Au XVIe siècle, dans une société espagnole où tous communiaient en la croyance que tout est dialogue avec le sacré, nombreux sont les tratadistas qui s'employèrent à délimiter et à signifier ce qui relève du monde de la superstition et du démon.

La Reprovación de las supersticiones y hechizerías, écrite par celui que l'on appela " _el maestro Ciruelo_", pour ses qualités d'homme de lettres, fut l'un des traités les plus importants en Espagne sur le thème de la superstition et de l'usage de la magie. Preuves en sont, dès sa parution en 1538, les dix éditions que ce livre connut tout au long des XVIe et XVIIe siècles. Et aujourd'hui encore, depuis 1952, force est de constater que les quatre rééditions modernes qui ont été faites de l'ouvrage témoignent toujours de l'importance de ce document pour comprendre l'une des nombreuses composantes des mentalités populaires et cléricales du Siècle d'Or.

Après la publication inédite de l'œuvre du prédicateur franciscain Fray Juan de Dueñas, Espejo del peccador y Thesoro del ánima (1553), livre peu connu dans l'histoire de la littérature spirituelle espagnole, José Luis Herrero Ingelmo propose ici une réédition très intéressante du célèbre traité du " maestro ". Tout en renouant avec la langue utilisée par Pedro Ciruelo en son temps, José Luis Herrero Ingelmo réussit à faire pénétrer, de manière didactique, non seulement le chercheur hispaniste, mais aussi le simple lecteur, dans le monde qui était celui du tratadista.

En guise d'avertissement au " lector (curioso) " (pp. 9-11), José Luis Herrero Ingelmo évoque tout d'abord la structure de son ouvrage, tout en rappelant que son intention première est de rester à la fois fidèle au manuscrit d'origine et de permettre au lecteur de rentrer en contact avec l'écriture du traité dans de bonnes conditions. Dans ce dessein, il présente les normes de retranscription adoptées pour reproduire le texte.

Dans sa partie introductive (pp. 14-37), sont donnés ensuite les renseignements sur la vie de Pedro Ciruelo nécessaires pour saisir l'ampleur de l'œuvre que ce dernier rédige en 1538. Cette incursion dans la réalité de l'auteur permet à José Luis Herrero Ingelmo d'introduire le lecteur à la connaissance de la langue employée dans la Reprovación. Soucieux de respecter aussi bien la langue que la graphie du temps de la première rédaction, il dresse une liste explicative des différentes formes phonétiques et morphosyntaxiques d'usage, et analyse le style et les signes graphologiques propres à la langue de cette époque.

La partie concernant le traité proprement dit (pp. 39-187) s'ouvre sur la reproduction du frontispice qui figure dans l'édition princeps. Débute alors l'œuvre de Pedro Ciruelo qui se décompose en trois grandes parties, toutes divisées en plusieurs chapitres.

La première, divisée en trois sections (pp. 49-73), traite des superstitions au sens large. Elles permettent à l'auteur du XVIe siècle de dire pourquoi ces superstitions vont à l'encontre de la première promesse de l'homme à Dieu lors du baptême, la " virtud de religión ". Il rappelle également qu'un pacte avec le démon, personnage à l'origine des vaines superstitions, équivaut à renier Dieu. Pour cela, le " maestro Ciruelo " estime que les peines infligées aux superstitieux devraient être plus dures que celles administrées pour les délits d'homicide ou d'adultère et conclut cette partie en présentant les deux catégories de superstition qu'il expose dans la suite de son écrit : les artes divinatorias et les hechizerías.

La deuxième partie de la Reprovación concerne la première catégorie (pp. 75-101). Ciruelo présente, en détail, le premier genre de superstition qu'il a classé sous la bannière des artes divinatorias. S'il y a eu un pacte explicite passé avec le démon, il s'agit de nigromancia ; si le pacte est implicite, cela concerne l'ensemble des arts de la divination. De cette manière, dans les sept premiers chapitres, Ciruelo développe les thèmes de la nécromancie, la divination, l'astrologie, la géomancie, les augures, les rêves prophétiques et autres pratiques superstitieuses. Le dernier chapitre, quant à lui (pp. 98-101), touche plus particulièrement à l'action du démon. Le tratadista y expose ses conclusions en soulignant les raisons pour lesquelles seule l'influence démoniaque est celle qui donne aux devins le pouvoir de divination.

La troisième partie du traité (pp. 103-187) est composée de douze chapitres et s'intéresse plus concrètement au but recherché par ceux qui ont recours aux pratiques superstitieuses, aux intentions. En d'autres termes, l'auteur du document s'emploie à décrier les hommes qui usent de la superstition pour obtenir ce qu'ils désirent, tout en condamnant ces recours. Sont du domaine du conjuro et des ensalmos les pratiques employées en vue d'une guérison. Pour d'autres besoins (argent, pouvoir, amour), c'est du ressort de la hechizería. Et comme pour mieux conclure sa démonstration, reprenant chaque type de pratiques superstitieuses, Pedro Ciruelo juge chacune d'elles et termine son traité en affirmant, sous une virulence voilée, qu'il faudrait bannir " estas malditas superstitiones de nuestra España ; porque, estas quitadas, ella sería la más limpia y la más firme en las cosas de la fe y de la religión christiana que aya en Europa..." (pp. 186-187).
Tout au long du texte, les notes érudites de José Luis Herrero Ingelmo viennent ponctuer et expliquer chaque terme ou chaque notion employés par l'auteur du XVIe siècle. Depuis les renseignements sur la langue jusquà la contextualisation historique de certains termes, toutes ces indications permettent déclairer non seulement l'intention du " maestro Ciruelo ", mais aussi la société de son temps et ses coutumes.

Sur ce point, dans les annexes (pp. 189-220), José Luis Herrero Ingelmo expose des analyses particulièrement exhaustives concernant le monde de la superstition en Espagne à cette période.

Dans son annexe A (pp. 191-193), il rappelle les différentes éditions que la Reprovación a connues. Pour les éditions anciennes, il précise pour chacune d'elles l'endroit où le document est conservé à l'heure actuelle et donne certaines précisions concernant l'aspect du document consulté. Quant aux éditions modernes, il précise le type de document que l'auteur responsable d'une réédition a utilisé, la présence ou pas d'introduction et les choix de retranscription adoptés. Puis, dans l'annexe B (pp.194-196), il énumère les livres les plus importants sur la magie en Espagne. Apparaissent ainsi les noms des plus célèbres tratadistas qui ont écrit sur ce thème. Parmi ceux qui rédigèrent en castillan figurent, entre autres, Fray Lope de Barrientos à la fin du XVe siècle, Fray Martín de Castañega en 1529 ou encore Gaspar Navarro en 1631. D'autres comme Martín de Arlés en 1510, Alonso de Castro en 1540 ou Martín del Río en 1599, optèrent pour le latin. L'annexe C (pp. 197-212) présente les superstitions sous l'angle des connotations positives ou négatives de certaines d'entre elles et propose un glossaire précis des différentes mancies utilisées au XVIe siècle. Enfin, José Luis Herrero Ingelmo termine cette partie par la retranscription de la bulle de Sixte V promue en 1586, dans laquelle le Souverain Pontife condamne et interdit l'exercice de l'astrologie (pp. 213-220). Ce document figurait, à l'origine, dans l'édition de la Reprovación publiée à Barcelone en 1628.

Néanmoins, dans ces analyses sur le monde des croyances superstitieuses, on regrettera peut-être que José Luis Herrero Ingelmo n'ait pu suffisamment mettre l'accent sur deux notions qui éclairent la relation entre ce traité et les mentalités des hommes de ce temps. Dans un premier temps, il aurait pu être davantage mis en lumière qu'au moment de la parution de ce traité les pratiques superstitieuses n'étaient pas le lot exclusif des couches populaires. Preuve en est l'accent mis sur l'éradication de certaines pratiques parmi le clergé, notamment chez les prêtres, ainsi que l'éducation religieuse qu'entreprend l'Église espagnole à l'aube de la Contre-Réforme en 1563. Dans un deuxième temps, on peut également regretter que l'évocation du traité de Fray Martín de Castañega, le Tratado muy sotil y bien fundado de las supersticiones y hechizerías (1529), n'ait amené une explication plus approfondie. En effet, rappeler de manière plus précise l'oeuvre de cet autre tratadista aurait permis de comprendre plus précisément certaines spécificités du livre de Pedro Ciruelo, en particulier celles relatives à l'astrologie ou aux destinataires des traités (pour l'ouvrage de Fray Martín il est plus nettement adressé aux clercs de l'évêché de Calahorra). Cette allusion aurait certainement pu mettre en évidence les opinions divergentes de certains hommes d'Eglise espagnols sur les thèmes de la magie et de la sorcellerie à cette période : les uns vraiment convaincus de l'existence réelle des méfaits, des vols nocturnes et des réunions des brujas, les autres, plus sceptiques, considérant la croyance en ces choses comme le fait d'ignorants.

Quoi qu'il en soit, la nouvelle édition de José Luis Herrero Ingelmo s'inscrit bel et bien dans une recherche de qualité sur la spiritualité espagnole au XVIe siècle.

En somme, la partie introductive (pp. 15-37), la transcription du texte accompagnée de notes explicatives riches (pp. 39-187), ainsi que les analyses en annexes (pp. 189-220) offrent parfaitement au lecteur la possibilité d'appréhender l'entreprise que Pedro Ciruelo s'était fixée en publiant ce traité, à savoir cibler ce qui est du domaine de la superstition et montrer que c'était s'éloigner du salut que de donner crédit aux pratiques superstitieuses ; en d'autres termes, signifier ce qui sépare le licite de l'illicite, l'orthodoxe de l'hétérodoxe.