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A l’étendard, dans toute la France ?
A mesure que l'air devient populaire il se désolidarise de sa ville de naissance pour être « adopté » partout. Peu à peu, suivant le même mouvement que le culte johannique en général, les Français se mettent à entonner l'hymne des abbés Vié et Laurent. Après Orléans, l'hommage se répand d'abord aux autres villes johanniques[2], villes-étapes sur le parcours de Jeanne d'Arc au XVe siècle, puis à leur région, créant ce qu'on peut appeler des « territoires johanniques ».
A l'étendard s'adapte à ces nouvelles terres d'accueil. C'est ainsi que l'on trouve une version arrangée - l'auteur des nouveaux couplets n'est pas précisé - d'A l'étendard pour la région rouennaise[3].
Remarquons que seuls les derniers couplets ont été retouchés. Cette version est conservée dans l'opuscule servant de programme pour les fêtes rouennaises de mai 1913. La cantate est notamment chantée au moment de l'office du 30 mai, juste avant la sortie[4]. On la trouve également au dos du tract-programme pour les fêtes de mai 1917[5]. Comme par hasard, on retrouve des références au passage de Jeanne en Normandie, précisions totalement absentes des deux versions « classiques » écrites par l'abbé Vié :
Rouen tu vis rougir ton sol !
Au ciel, son âme à grands coups d'aile,
Colombe blanche, prit son vol.
Vieille cité, témoin muet du crime,
Ne crains pas : ton passé reste grand,
Et près de Dieu, la vaillante victime,
Protège le pays normand [6].
A l'étendard associe au visage de la libératrice celui de la martyre, à l'espace orléanais, l'espace rouennais.
Mais assez vite, A l'étendard s'exporte au-delà des régions johanniques grâce à la version nationale écrite également par l'abbé Vié. Ce mouvement est bien entendu à rapprocher de l'extension du culte de Jeanne : déclarée Vénérable en 1894, elle est béatifiée en 1909. En 1920, elle parvient à l'acmé de sa popularité, élevée au rang de sainte catholique[7] et nationale[8].
Premier moyen de diffusion, mais réservé à une part négligeable de la population, la partition. On peut en effet considérer avec François Ribac que la partition participe de la « conquête universelle des territoires, ou pour le dire dans le langage actuel, [de] l'exportation et la délocalisation de la musique[9]. » Celle d'A l'étendard se diffuse rapidement dans des recueils de chansons[10], de cantiques[11] ou dans des revues[12]. Les paroles sont également parfois reproduites sans la musique[13], sorte d'aide-mémoire pour ceux qui se souviennent de l'air, mais oublient les paroles exactes.
Un autre relais médiatique, plus puissant sans doute, est le phonographe. En effet, « le phonographe devint une sorte de représentant in vivo de la musique, le médium par lequel les instrumentistes se faisaient entendre au-delà des concerts par les auditeurs[14]. » Au début du XXe siècle, avant 1925 en tout cas, A l'étendard est en effet enregistré[15]
sous forme de disque acoustique à aiguille (gravure latérale) par la firme « l'Aérophone » et le chanteur Payan[16]. Il comporte alors trois couplets et le refrain, tous pris dans l'édition nationale d'A l'étendard. Un peu plus tard sans doute, le chanteur Maguenat reprendra l'hymne pour Pathé quand Weber le fera pour Idéal. Le disque permet d'aller au-delà du bouche à oreille. Chacun peut entendre quand il le désire l'air qu'il a apprécié, puisque « le public, ce [n'est] plus seulement les gens qui se retrouv[ent] devant une scène de concert ou devant un kiosque, c'[est] aussi la communauté des auditeurs assemblés autour des phonographes [17]». La musique re-territorialise, recrée un petit Orléans dans le cadre intime du chez soi, pour ceux qui connaissent bien la ville, et ont pu assister aux fêtes. C'est-à-dire que par la musique, l'auditeur associe A l'étendard à ses souvenirs orléanais. Bien entendu, cela n'est valable qu'un temps.
A l'étendard figure à partir de 1909 et la béatification de Jeanne d'Arc, comme un incontournable des fêtes catholiques organisées dans toute la France, en mai. Alors le pont tissé par l'imaginaire de l'auditeur entre la mélodie et sa ville est minoré. On surajoute de nouvelles valeurs à l'hymne orléanais. En décembre 1909, il apparaît accompagné d'une autre chanson la Bourbonnaise de Jeanne d'Arc, dédiée explicitement à cet espace local, pour mieux s'ancrer dans les terroirs. Les deux chants sont publiés au dos du programme des fêtes de la paroisse de Jenzat[18]. A Paris, il est chanté le dimanche 28 mai 1911 lors de la fête organisée par la paroisse de Saint Thomas d'Aquin (VIIe arr.). Il marque la fin des solennités, après la procession[19]. En 1923, c'est la Paroisse Saint Denys qui commémore l'héroïne, et ce sont les enfants de Marie cette fois qui chantent en l'honneur d'une Jeanne figurée par une jeune fille de la paroisse en prière, accompagnés par les « sonneries guerrières alternant avec la forte voix du grand orgue[20]. » On retrouve un même hommage chanté en l'honneur de la Sainte de la Patrie[21], le 16 mai 1920, lors de l'office solennel célébré à Strasbourg, au collège de Saint Etienne.
A mesure qu'il s'éloigne de sa ville natale, l'hymne se fait davantage cantique. A l'étendard est considéré comme un excellent moyen de valoriser le culte catholique de Jeanne. Il permet en effet, selon Mgr Touchet, de « répandre et d'enflammer le culte de la plus suave, de la plus pure, de la plus aimable, d'un mot, de la plus sainte des héroïnes.[22] » Pour cela, les paroles de la version nationale se font des plus partisanes.
A ton aspect, que la France reprenne
Sa vieille foi, sa vieille ardeur,
En t'acclamant, que son peuple devienne,
Plus fort, plus croyant et meilleur ![23]
C'est dire s'il manifeste ardemment les idées religieuses. C'est pourquoi, il est entonné par de nombreux pèlerins. La musique a fonction de prière collective, rassemblant tous les cœurs, toutes les voix en un appel unique à Dieu, comme le rappelle ce compte-rendu des chants entonnés à l'Institut Catholique de Lille en 1909 :
« L'ampleur des chants liturgiques avait quelque chose d'impressionnant ; quand tout le monde chante, tout le monde prie ; on sent que l'église alors a une âme qui monte en haut et un cœur qui bat pour Dieu, pour sa Sainte Mère, pour la Bienheureuse Jeanne et pour la France.[24]»
Il est alors avant tout, entonné dans un contexte de dévotion. Il n'est pas chanté pour « le plaisir », mais pour « accomplir un acte de piété ». C'est ainsi que l'entend l'organisateur du pèlerinage du Diocèse de Châlons à Domrémy organisé en juillet 1912 : « On sanctifiera le trajet par la prière et le chant des cantiques [25]». Et les pèlerins d'entonner justement A l'Etendard, selon le programme édicté, quand le train part de Pagny sur Meuse à 8h53 pour remonter la vallée et approcher de Domremy, puis au retour vers 17h[26]. Ici c'est bien la dimension religieuse qui réclame A l'étendard.
En même temps c'est bien l'idée de répandre la musique, comme on répand la bonne parole qui est mise en application ici. Comme si on étendait le territoire de la dévotion à Jeanne d'Arc, en cadençant son hommage. C'est justement une pensée qui semble de plus en plus admise au sein de l'Église depuis la fin du XIXe siècle. Pour attirer les fidèles tout autant qu'encourager leur piété, les clercs s'empressent de les faire chanter. Le chant de cantiques à l'occasion de pèlerinages, de missions ou de retraites se répand en effet particulièrement. « Ce n'est plus assez, ici, de confesser sa foi, il faut la proclamer, la chanter ! Un credo à Saint Pierre de Rome est comme une préface du Sanctus éternel...[27]» rappelle Adolphe Mauvif de Montergon à propos d'un pèlerinage angevin à Rome en 1902. C'est une façon d'étendre le territoire de l'Église. Et les prêtres-musiciens de remarquer au début du XXe siècle : « Il y a déjà des progrès. La foule n'est plus dans nos églises la grande muette que nous avons connue. Elle chante à Lourdes, à Paray-Le-Monial, à Montmartre, et pour peu qu'on veuille s'en donner la peine, elle fait de même un peu partout à l'occasion des missions et des retraites pascales[28]. » Les croyants s'habituent peu à peu à chanter régulièrement et les clercs font tout pour les pousser dans ce sens. On ne s'étonnera pas de trouver A l'étendard dans la plupart des célébrations johanniques, parce qu'il est facile à retenir, et surtout facile à interpréter pour « une foule [qui] n'est pas artiste [29]» : son rythme (noire pointée- croche) est caractéristique des marches militaires, son ambitus est restreint[30], il comporte peu de modulations, de vocalises ou d'intervalles importants, sans compter qu'il peut être chanté avec ou sans accompagnement. Il se distingue donc par ses qualités de facilité et de bonne facture[31] comme le réclame l'abbé Arifon dans ses articles sur le cantique populaire pour la Musique Sacrée. Un chant qui permet de manifester bien haut les nouvelles valeurs de l'Église : réconcilier religion et patrie[32].
[2] Après Orléans, ce n'est qu'au XIXe siècle que les autres villes se dotent de fêtes johanniques de grande ampleur. En 1820 à Domremy, Paris depuis 1878, Rouen à peu près à la même époque, Reims de façon discontinue à partir des années 1880.
[3] Cf. Illustrations 4 et 5. Tract pour les Fêtes solennelles de la bienheureuse Jeanne d'Arc, Rouen, 1917.
[4] La semaine de la bienheureuse Jeanne d'Arc, Cathédrale de Rouen, 22-30 mai 1913, édité par le « Bulletin Religieux de l'Archidiocèse de Rouen », p. 8. Exemplaire conservé à la bibliothèque diocésaine de Rouen (biographie, Jeanne d'Arc).
[5] Fête solennelle de la Bienheureuse Jeanne d'Arc, 30 mai 1917, Rouen, imp. De la Vicomté, 1917. Tract conservé au Centre Jeanne d'Arc à Orléans, n° 74-12-4480.
[6] A l'étendard, [version « normande »], ibid. p. 41. Exemplaire conservé à la bibliothèque diocésaine de Rouen (biographie, Jeanne d'Arc).
[7] Elle est canonisée en mai 1920.
[8] On lui consacre une fête nationale, pendant au 14 Juillet, en juillet 1920.
[9] Ribac François, La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en île de France , Recherche menée pour le programme interministériel « Culture et territoires en île de France », Le bureau des Écritures de la direction de la Musique, du théâtre et de la danse du ministère de la Culture et le conseil Général de Seine Saint Denis, 2006-2007, p. 10.
[10] On peut penser aux recueils de l'abbé Cochard ou d'Emile Huet par exemple.
[11] Pensons aux différents recueils de l'abbé Vié.
[12] Par exemple dans le numéro spécial consacré à « Jeanne d'Arc et la chanson » dans La Bonne Chanson, revue mensuelle du foyer, 15 avril 1911.
[13] Par exemple, dans Le directoire des pèlerins du Pèlerinage du diocèse de Chalons à Domremy, mercredi 3 juillet 1912. Conservé à la BNF : 8 LK7 38984.
[14] Ribac François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés... ». op. cit., p. 11.
[15] Cf. Illustrations 9 et 10. Pochette et enregistrement tirés du disque A l'étendard par Payan. L'aérophone.
[16] Disque à aiguille, A l'étendard chanté par Payan, Aérophone, s.d. [avant 1925], collection particulière.
[17] Ribac François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés... », op. cit., p. 14.
[18] Programme publié à Jenzat en 1909, par l'imprimerie régionale M. Fontenay-Laruas. Conservé à la BNF : Tolbiac 4 WZ 9504.
[19] Bulletin Paroissial de St Thomas d'Aquin, n°6, juin 1911, p. 8. Cité par Hervé Cabezas, Le culte de Jeanne d'Arc dans les églises de Paris, étude archéologique, thèse de Troisième cycle, soutenue à l'université de Paris-Sorbonne en 1992, sous la direction de M. le professeur Philippe Bruneau, p. 453.
[20] « L'hommage de Jeanne d'Arc à la basilique de St-Denys », La semaine religieuse de Paris, samedi 23 juin 1923, p. 930-931.
[21] Voir le site des Anciens du Collège de Saint Etienne, Strasbourg. <http://anciens.stetienne.free.fr/histoire.htm#chapitre3>. Consulté le 28 janvier 2008.
[22] Selon une lettre de Mgr Touchet à Mgr Vié, citée dans la seconde édition du Manuel de piété à Jeanne d'Arc, A l'autel de Sainte Jeanne d'Arc par S. G. Mgr Vié, Orléans, Marcel Marron, 1920, p. VI.
[23] Vié Abbé, « Troisième couplet », A l'étendard, op. cit.
[24] Annales religieuses du diocèse d'Orléans, 1909, p. 616.
[25] Pèlerinage du diocèse de Chalons à Domremy, op. cit., p. 5.
[26] Ibid., p.11.
[27] Mauvif de Montergon Adolphe, Les Angevins à Rome, souvenirs du pèlerinage de 1902, Angers, Germain et G. Grassin, 1902, p. 7.
[28] Arifon Abbé, « Des cantiques populaires (suite) », La musique sacrée, revue mensuelle de plain-chant et de musique religieuse, mars 1905.
[29] Arifon Abbé, ibid., p. 10.
[30] C'est-à-dire qu'il peut être chanté par des chanteurs amateurs, sans pratique vocale régulière puisque les notes ne sont ni très graves ni très aiguës.
[31] Même s'il ne se distingue pas par son sérieux, étant d'allure trop « fanfaresque » pour reprendre l'expression de l'abbé Arifon. Voir justement l'abbé Arifon, « Des cantiques populaires (suite) », op. cit., mars 1905, p. 10.
[32] Voir le dernier couplet de la version nationale d'A l'étendard.