n°6 Migrations en mémoire

Editorial


Migrer. Porter avec soi ses racines. Vivre de ce fait en terre de mémoire, construite de l'intérieur, à la fois patrie vive et refuge. Ce qui reste souvent d'un pays quitté, d'un passé clivé, d'une histoire tue ; ce qui se recomposera peut-être d'appartenances assumées, de références mêlées, de polyphonies librement exprimées. Migrer. Passer, revenir, rester. Marquer du même coup la société d'accueil, et, comme un révélateur, attester de ce qui peut y obtenir droit de cité ou de ce qui demeure, a contrario, occulté et indicible. Mémoires vagabondes donc, entre amnésie, nostalgie, déni ou retour. Diasporas entend sonder ces tribulations en interrogeant plus particulièrement les dynamiques collectives de la mémoire et la façon dont celles-ci se matérialisent : acteurs, institutions, formes, supports, pratiques et discours.
On sait le manque de visibilité et le peu d'expressions qui ont longtemps muselé ces souvenirs d'exil, chargés de meurtrissures, dans un sentiment de défaite et de relégation indéfinie. Pour prendre l'exemple de la France, Gérard Noiriel constatait il y a près de quinze ans la quasi absence de lieux de mémoire relatifs à l'immigration. Mais la situation depuis a changé, et de manière accélérée dans la période récente. On peut le déceler, quoique avec des nuances, dans plusieurs Etats européens ; ces sociétés étant toutes traversées, nourries et travaillées par le fait migratoire. Si la nécessité d'un regard rétrospectif semble désormais s'imposer, la manière dont cette histoire refait surface et cherche à se donner à voir témoigne bien sûr de ce qui se joue au présent. Les groupes minoritaires frappent à la porte pour se faire entendre et gagner leur place. En quête de reconnaissance, certaines communautés font preuve d'un souci du passé sans précédent. Par l'acte et par la parole, des associations de migrants et/ou de descendants souhaitent porter témoignage contre le silence et l'oubli pour rendre justice au parcours accompli. En cherchant à transmettre leur destinée collective, elles concourent à amorcer une démarche commémorative et à inventer les gestes et les repères (matériels ou immatériels) qui lui donneront corps.
Multiples sont les formes susceptibles d'être analysées : cérémonies, hommages, rites mémoriels, mais aussi événements culturels offerts en référence décalée à la présence immigrée, créations de spectacle vivant, voire happening protestataire. On peut évoquer, à titre d'exemple, quelques-unes des manifestations originales qui apparaissent dans ce cadre : œuvres artistiques ou documentaires à visée mémorielle élaborées par des descendants ; travaux d'édition ou publications de type « mémorial » ; combats pour sauvegarder des lieux emblématiques et en faire les dépositaires de la dignité d'un groupe ; actes symboliques, telle l'institution d'un jour du souvenir, etc. En dressant un panorama des différents modes de ré-appropriation et de commémoration de cette histoire, il s'agit donc d'interroger les usages du passé au regard d'identités en mutation afin d'en sonder les enjeux sous-jacents. On ne peut, là encore, que suggérer quelques pistes. Comment est apparue, au sein de tel ou tel groupe, une culture mémorielle et commémorative ? Y a t'il une dimension militante dans ses modes publics d'expression ? Dans quelle mesure des liens transnationaux, pour ne pas dire diasporiques, semblent revivifier le souvenir d'un ancien réseau migratoire - à l'image de certains jumelages inter communaux - tout en structurant le sentiment et la revendication communautaires actuels ?
Les récits concurrents qui s'efforcent de gagner en légitimité et en publicité attestent de mémoires différenciées, voire affrontées, qui cristallisent bien des enjeux de reconnaissance, entre soi et par les autres. C'est le cas, comme on sait, entre immigrés algériens, harkis, pieds-noirs. D'autant que la situation n'est pas la même pour tous, ni également chargée et n'implique pas les mêmes arrière-plans politiques. Il faut faire la part de ce qui peut s'exprimer pour chaque vague migratoire, entre les plus anciennes et les plus récentes, celles d'origine européenne et celles venues d'anciens territoires sous domination occidentale, celles transfrontalières ou celles d'outre-mer, etc. La dimension post-coloniale apparaît à cet égard essentielle et constitue un clivage fort, même s'il faut encore établir des distinctions au sein des populations concernées. La référence religieuse se montre aussi plus ou moins active dans ce travail de mémoire, ce qui contribue à complexifier son appréhension. Quant à ceux qui se perçoivent eux-mêmes comme les exclus de l'histoire « officielle », le réveil qu'ils entendent opérer remue souvent des zones d'ombre de la conscience nationale, au risque de réactiver des représentations conflictuelles et des polémiques toujours vives.
Mais semblables relectures ne concernent plus aujourd'hui les seules communautés d'origine étrangère, puisque c'est maintenant à l'échelle nationale que l'on voit resurgir l'histoire et la mémoire des migrations. De grands Etats en sont venus à se doter d'un musée consacré aux immigrants, institution phare propre à rappeler leur rôle dans l'histoire nationale et à exalter un héritage pluriel. Des pays d'immigration qui s'ignoraient comme tels - selon l'expression de Dominique Schnapper - valorisent ainsi avec plus ou moins de bonheur ce passé refoulé et reformulent ce faisant leurs propres construction et mythes nationaux. Qu'advient-il pourtant des migrations au musée ou, pour le dire autrement, la muséographie peut-elle rendre ce qui est continuel mouvement, flux, transformations ? Comment en restituer la trame mouvante, suivre une mosaïque de destins pour contribuer, malgré tout, à aller d'une pluralité de mémoires croisées vers une mémoire partagée ? Sans compter toutes les autres difficultés. Tabous, dolorisme, misérabilisme, folklorisation, focalisation sur la seule dimension économique... autant de pièges à éviter pour faire œuvre de connaissance. Divers projets en cours, grands et petits, illustrent la complexité des choix à faire pour rendre compte d'un tel phénomène, dans ses composantes indissociables d'émigration/ immigration. Partout fait débat la question du lieu, des supports, de l'organisme même pouvant prendre en charge cette démarche-là. La France a opté pour une Cité nationale de l'histoire de l'immigration à la Porte Dorée. Outre d'autres centres déjà existants, on évoque ailleurs des installations itinérantes, des espaces de rencontre et d'expérimentation, voire des musées virtuels en réseau.
De telles évolutions sont aussi à replacer dans un contexte d'ensemble. Le souci de rendre mieux visibles les traces et le legs des migrants se manifeste alors que la société tout entière semble faire retour aux « racines » et affiche un goût immodéré du passé. L'attachement au patrimoine, voire la patrimonialisation extensive des choses matérielles, des espaces, des symboles ont étés amplement cernés. C'est toujours une façon - pour reprendre l'historien François Hartog - de se fabriquer une identité et de marquer un territoire. On doit dès lors s'interroger dans cette optique sur les manières émergentes de rappeler et de donner à voir l'histoire et l'héritage des migrations. Revendications, commémorations, invention d'un patrimoine, mise en musée... autant de tentatives qui n'ont ni toujours le même but, ni pour sûr égale portée. Toutes révèlent en tous cas l'effervescence et les recompositions actuelles. C'est le sujet même de notre dossier : Migrations en mémoire.


Dossier

Marie-Claude Blanc-Chaléard, Du "non-lieu de mémoire" à la "CNHI". Les historiens et la reconnaissance de l'immigration en France

Philippe Joutard, La mémoire nationale rejoint la réalité historique

Anne Morelli, Histoire de l'immigration en Belgique. Heurts et malheurs des projets pour un musée

Rainer Ohliger and Jan Motte, Between Oblivion and Representation. Commemoranting Contemporary Migration History in Germany

Laure Teulières, Mémoire en débat, mémoire en travail. L'histoire de l'immigration au prisme d'initiatives locales

Olivier Chavanon, Politiques publiques et mémoire des populations urbaines

Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques Walter, L'anniversaire de Thomas. Quand les Italiens entrent dans le patrimoine lorrain

Irène Dos Santos, Entre mémoire institutionnelle et mémoire personnelle. Quelle mémoire partagée de la migration portugaise en France ?

Antoine Dumont, S'associer pour se souvenir. Le travail de mémoire des associations de migrants marocains en France

Scott Soo, Putting Memory to Work. A Comparative Study of Three Associations Dedicated to the Memory of the Spanish Republian Exile in France

Jean-Philippe Namont, Une mémoire tchécoslovaque existe-t-elle en France ?

Eric Savarèse, Guerres de mémoires autour de la question algérienne. A propos de quelques revendications militantes

Christine Chivallon, Résurgence des mémoires de l'esclavage. Entre accélération généralisée et historicités singulières

 

Documents

Enfant de la Lune, par Maurice Fontaine

Roms. Du génocide oublié à la mémoire retrouvée, par Benoît Califano et Christophe Perrin

Anciens Combattants africains. "Des visages et des mots pour mémoire", par Philippe Guionie

Commémorer les migrants et les migrations, par Laure Teulières

Musée et histoire de l'immigration, par Laure Teulières

Le Centre du Patrimoine Arménien de Valence. Articles d'exportation dans la Méditerranée "française", par Patrick Cabanel