n°3 Passages, conversions, retours

Editorial


Migration et conversion : deux formes de mouvement, d'un territoire à l'autre, d'une religion à l'autre, d'une identité à l'autre. La conversion est traversée de frontières, cheminement vers un autre espace, adoption de ses valeurs, de ses codes et traditions, passage d'un univers de sens à l'autre. Durement imposée dans l'histoire à des groupes littéralement enrôlés par une religion dominante, elle apparaît aussi, dans certains contextes, comme démarche volontaire, désirée et mobilisant de puissantes émotions. Elle prend place entre liberté et contrainte, entre destinée individuelle et destinée collective, entre conviction intime et expression publique. Ce passage de l'un à l'autre, mouvement identitaire par excellence, s'effectue selon des modalités originales et sur des distances d'amplitude variable. Ainsi, il s'incarne dans des figures contrastées pouvant résulter aussi bien de la découverte de nouveaux mondes que d'un cheminement intérieur dans le seul périmètre des appartenances originelles.
Il est en effet des conversions à l'intérieur d'un même espace religieux, voire à l'intérieur du même être humain : continuation et bouleversement s'y conjuguent, comme chez un saint Augustin ou dans les justement nommés revivals (awakenings, réveils) classiques au sein du protestantisme anglo-saxon, ou bien encore dans le mouvement de la techouva, de retour au judaïsme, qui représente de nos jours une véritable conversion interne de juifs déjudaïsés. L'autre y naît dès lors du même (_born again_), prétend aller plus profond que lui. Il est aussi des conversions qui impliquent de traverser les frontières entre religions, sur place ou en situation de migration ; elles interviennent entre confessions rivales, dans ces marqueteries religieuses qu'ont été ou restent bien des zones à travers l'Europe et le monde, ou bien s'effectuent de minorité à majorité, à travers tous les degrés que peut connaître cette relation inégale, du refuge à la persécution, de l'ostracisme intérieur à la construction du pluralisme. La diaspora est-elle, pour sa propre survie, un facteur de maintien dans la religion, conçue ici comme catalyseur ou au contraire, n'a-t-elle pas vu se distendre au fil du temps le lien entre ses membres dispersés, qu'ils soient forcés ou tout simplement tentés d'embrasser et d'épouser la religion d'un autre ? Et que dire de l'attrait de la diaspora chez certains ? Quels motifs et quelles perspectives encouragent ceux qui vont vers la religion minoritaire, opprimée, socialement dépréciée ?
Le motif religieux est rarement aussi pur que le mot même de conversion nous donne habituellement à l'entendre : il se mêle de considérations sociales, économiques, politiques, où se jouent, là encore sur une échelle qui compte bien des degrés, la sauvegarde, l'accommodement, l'intégration, autant de stratégies destinées à négocier au mieux son destin et à frayer son chemin entre identités ou fragments d'identités à prendre ou à laisser. Ces considérations peuvent être également nationales , dès lors que théologiens puis idéologues ont forgé ces équations contraignantes entre nations et religions, catholiques Espagne ou Pologne, luthérienne Allemagne, orthodoxe Serbie, etc. Entrer dans la religion d'un pays, n'est-ce pas désirer et atteindre celui-ci, d'abord, au-delà d'une intégration politique et linguistique qui peut être jugée insuffisante à qui cherche à consommer la fusion pour oublier les dénis ou rejets d'hier ou d'avant-hier ?
Le mouvement, bien évidemment, n'est pas toujours définitif, ni sincère : le marranisme des cristaos novos portugais (les juifs) ou des nouveaux convertis de la France louis-quatorzienne (les protestants) le montre assez ; avec un risque maximal, car les pouvoirs religieux et civil punissaient avec un redoublement de sévérité le relaps, celui qui avait été surpris dans son ancienne religion. Ce n'est pas le plus souvent à la suite d'une rechute pernicieuse étymologie mais bien d'une continuation dans l'identité, au moyen d'une gestion double des gestes religieux, diurne et nocturne, intime et publique. L'expérience marrane, dans ses déclinaisons successives, n'illustre-t-elle pas précisément cette combinaison jamais achevée de formes de fidélité que parfois l'histoire refuse d'associer, et que la ténacité et la résistance humaines s'emploient à conjuguer ? S'il y a de faux passages dans ces allers-retours incessants et simultanés, on n'en observe pas moins de vrais retours : renouements avec l'ancienne religion, réenchantements de l'identité qui s'affirment souvent dans les périodes de maximale sécularisation. Les sociétés contemporaines offrent à cet égard un très riche terrain à l'analyse : baptêmes d'adultes, retours à un islam ou un judaïsme qui sont parfois des réinventions, conversions successives décrites comme relevant d'un bricolage ou butinage religieux, attrait des religions minoritaires ou venues de très loin, contre l'ancien empire du christianisme...
Parce que les situations de diaspora sont les plus propres à mettre en contact ou face à face les religions, et que la conversion y fait l'objet des pressions ou tentations les plus fortes, il était naturel pour Diasporas. Histoire et sociétés d'interroger sur la longue durée, de l'Antiquité biblique à nos propres sociétés, ce moment ou ce processus dans lequel les identités religieuses et non religieuses se font et se défont, se séparent et se recouvrent. La version, n'est-ce pas cet exercice qui met le mieux à nu le fonctionnement des deux textes des deux univers , celui d'où l'on vient, celui auquel l'on tend ?

Dossier


Danièle Hervieu-Léger, Le converti, une figure de description de l'ultra-modernité religieuse

Jean-Christophe Attias, Du prosélyte et du pouvoir. Logiques d'exclusion et logiques d'intégration dans la pensée rabbinique

Jacqueline Des Rochettes, La Teshuvah biblique : conversion ou conversation ?

Claude Denjean, Pour une histoire de la conversion (Espagnes, XIIe-XVIe siècles)

Gérard Nahon, La paroisse bordelaise Sainte-Eulalie : un parfum marranique au XVIIIe siècle?

Michel Bertrand, La conversion au prix du syncrétisme religieux ? Considérations sur l'évangélisation en Amérique latine

Catherine Poujol, Ni converti, ni marrane, le chemin mystique d'Aimé Pallière vers l'unité

Sébastien Tank-Storper, La conversion dans le judaïsme. Une histoire politique

Sophie Nizard, La conversion des enfants adoptés en milieu juif : quels enjeux ?

Nadine Weibel, La prise du « voile » chez les converties à l'Islam : un ultime rite de passage

Raphael Liogier, Éléments d'analyse pour servir à une sociologie compréhensive des convertis occidentaux au bouddhisme

Documents

La Convertie, récit publié par l'écrivain Albert Vidal en 1903, (présenté par Rémy Cazals)

Un exilé sarde face aux lois antisémites mussoliniennes de 1938, texte d'Emilio Lussu, (traduit et présenté par É. Vial)

La conversion d'un juif au protestantisme dans les années 1930, (extraits de Joseph Zwiebel, Juif parce que chrétien), (présentés par Anne Viguier-Zwiebel)

Deux siècles de l'histoire d'une famille juive française, un texte d'Olivier H.

Un passage vers la judéité, un texte de Martine Merlin-Dhaine, par (présenté par Chantal Bordes-Benayoun)

L'expérience de l'exil sur le temps long, MDR, UTM, Toulouse, 20 et 21 mars 2003, (présenté par Anny Bloch-Raymond)

Exil et persécution : juifs et huguenots aux XVIIe et XVIIIe siècles, colloque de Lyon, 17-18 octobre 2002, (compte rendu du colloque par Virginie Surget)

La revanche d'une identité ethno-séfarade. Résumé de la thèse de Myriam Charbit