Hovanessian Martine, Diaspora arménienne et patrimonialisation d'une mémoire collective : l'impossible lieu du témoignage ?

Diaspora arménienne et patrimonialisation d'une mémoire collective : l'impossible lieu du témoignage ?

Martine Hovanessian, CNRS-URMIS (Unité de Recherches Migrations et Société)

Résumé en français :

Cet article examine certaines incompatibilités de langage entre l'ethnologue engagé dans un travail de mise en patrimoine et une « arène patrimoniale » désignant une mixité d'acteurs sociaux. Pour l'ethnologue, la participation à cette initiative publique - la création du Centre du Patrimoine arménien de Valence - se justifiait par le souhait de rendre communicable « un irreprésentable » toujours présent alors que du côté des acteurs sociaux, le langage muséal devait figurer de la continuité de mémoire. De cette confrontation des langages a surgi néanmoins des écritures de réparation d'une histoire déniée.





Le cadre théorique : diasporas et identités collectives

L'étude des « enjeux d'une patrimonialisation de la mémoire collective1 »s'inscrit dans la continuité de nos travaux sur les diasporas autour du thème de l'imaginaire national. Cet imaginaire national construit en situation d'exil témoigne d'un passage de la conscience de minoritaire à une conscience de la dispersion suscitant des capacités organisationnelles2. Discutant la pertinence du modèle des diasporas dans le champ des sciences sociales, nous avons mis en évidence l'importance des enjeux de l'auto-désignation par la collectivité arménienne nommant une réalité d'existence transnationale sous le terme spiurk (dispersion3) qui connote de nos jours l'existence d'un projet identitaire élargissant la définition de la diaspora à la seule réalité migratoire de grande ampleur.


La problématique « diasporas et identités collectives » a rencontré nécessairement la notion de mémoire collective, notion difficile, souvent imprécise, visant à rendre compte des formes de conscience (ou d'oubli) du passé partagées par un groupe social autour de configurations de mémoire caractéristiques, de perceptions fondamentales propres (mythes, légendes, croyances, lieux communs de mémoire, etc.) qui façonnent une représentation de lui-même et une identité commune4. Dans Les cadres sociaux de la mémoire, Maurice Halbawchs précise que la mémoire a besoin de groupes et de lieux pour subsister, envisageant ainsi une sorte de conscience collective autour de valeurs qui transcendent les appartenances individuelles. Le concept de mémoire collective suscite également des retours sur les notions de stratégies identitaires et d'héritage culturel, constamment mises en écho dans ce travail sur l'imaginaire national, car les variations de l'identité sont référées soit à des invariants culturels (la langue, la religion, le territoire), soit à des dynamiques de transmission intergénérationnelles. Un système de représentations se met en place, sorte de dispositif où l'héritage culturel « constitue un réservoir de ressources susceptible de légitimer des stratégies au présent, visant à singulariser des cadres sociaux de la mémoire collective et permettant de traduire et de retraduire le passé5 ». Ces jeux de temporalités favorisent de multiples usages politiques et sociaux de l'héritage culturel.

Nos travaux se situent du côté de l'identité narrative6, celle de l'histoire racontée qui refigure les histoires véridiques ou fictives et s'oppose à tout inventaire des différences en tant que classement intemporel de différences éternellement figées, immuables. Il fut question de faire émerger les constructions et transformations narratives d'une communauté ethno-culturelle sous des aspects sociaux et des « évènements majeurs qui ont la double valence de faire coupure et de faire origine7 ». L'élaboration théorique d'une vie en diaspora tient compte précisément de ces trajectoires ponctuées de réveils identitaires et de retours en arrière. L'association du thème de l'imaginaire national à celui de diaspora se justifie par le fait que l'on assiste à des mises en scène multiples, mettant en avant des critères d'appartenance puisés dans le stock figé d'un légendaire national et qui participent, à tel moment de l'histoire, à lélaboration d'une conscience commune d'appartenance.


Cette refiguration est très importante et nous avons tenu à montrer des temps simultanés de constructions d'un langage collectif et de sa mise en visibilité. Comme si l'histoire racontée devait être acquiescée par le regard d'un Autre, s'inscrire dans un mouvement réflexif de reconnaissance8. De nos investigations se dégagent constamment des mises en relations de nœuds conceptuels autour du deuil, de l'exil et de la diaspora en tant que projection collective dans un futur réapproprié. Jusqu'à présent, sauf dans la littérature arménienne de la diaspora, aucune approche ne s'est risquée à entreprendre une sorte de phénoménologie de cet imaginaire national, qui, en même temps qu'il met en scène des interruptions de la chaîne signifiante, des pannes de transmission, des blancs de l'histoire, construit et invente d'autres possibilités d'identification.

Le travail sur les identités narratives nécessite de procéder par tâtonnements et paliers de sens, conviant à effectuer des va-et-vient et des raccords entre des niveaux qui se cumulent ou se superposent dans la lecture d'un acte ou d'un événement, jouant sur plusieurs niveaux de résonances. L'articulation entre les constructions des imaginaires nationaux et les expériences d'exil témoigne d'un impossible pour une saisie formelle, au sens d'une exposition de preuves indiscutables. Non pas que notre démarche n'ait pas obéi à des enquêtes empiriques, mais elle exige des manières hétérogènes de pratiquer le terrain. Nous situant dans la perspective du temps long de la recherche, nous adhérons à la démarche heuristique, à ces « jeux d'échelle » qui déconstruisent l'idée d'un continuum lisse9. Cela induit nécessairement, comme l'exprime Alban Bensa, « un parcours épistémologique en spirale par lequel on revient sur la même question, mais en la saisissant à un autre niveau ou sous un autre angle10 ».

« L'arène patrimoniale » : chercheur et acteur

Ces préliminaires théoriques sont nécessaires pour saisir le sens de notre participation active, deux années durant, au Comité scientifique du projet du Centre du patrimoine arménien de Valence. Celle-ci s'explique d'emblée comme une manière d'affiner des perspectives théoriques sur les enjeux de cette identité narrative nationale, prenant comme support le rétablissement d'une vérité historique d'un exil singulier. En même temps, dans une perspective de don et d'échange, nous souhaitions mettre à la disposition des décideurs un savoir accumulé au travers de multiples expériences de terrains auprès d'une communauté arménienne dont nous connaissions bien la sensibilité « d'exil ».


Outre les nombreux trajets entre Paris et Valence, cette implication s'est accompagnée jusqu'à l'ouverture officielle en juin 2005 d'une réflexion sur l'identité d'ethnologue. Les constants allers-retours entre la recherche et cette nouvelle position de médiateur semaient parfois le doute sur le bien-fondé d'une telle participation. La tentation était grande de confondre notre place au sein du Comité scientifique avec une stratégie de terrain, une posture de l'ethnologue privilégiant le regard né de l'observation participante. Cette posture « sur le fil du rasoir » n'a pas été facile à tenir, nous plaçant au cœur d'enjeux que nous développerons plus loin. Ainsi que l'explique Catherine Roth dans sa théorie des « arènes patrimoniales11 », elle « remet en cause les fondements de la recherche, et notamment la coupure sciences/sociétés, parce qu'elle oblige à débattre des procédures et des résultats de la recherche avec des non-scientifiques, parce qu'elle contraint à composer une nouvelle identité de chercheur12 ».

Confrontée aux représentants associatifs de la communauté arménienne de Valence, à la Mairie de Valence (Maire, conseillers municipaux et Direction des Affaires culturelles), aux élus de la ville, aux scénographes, aux architectes, aux conservateurs et muséologues, nous devions soumettre notre discours à des impératifs locaux, à un champ de forces où le politique s'insinuait obligatoirement. Heureusement, la présence d'autres chercheurs en sciences sociales, pour la plupart des historiens, puis la rencontre directe avec la population d'origine arménienne de Valence - notamment lors d'un colloque - permettaient de « revenir » à notre posture de recherche.

Cette collaboration présentait l'attrait d'un nouveau terrain à découvrir (le « territoire communautaire » de Valence) pour affiner notre compréhension de la mémoire collective à travers les attentes de la population arménienne locale envers cette stratégie de patrimonialisation. Elle invitait donc à confirmer de manière empirique notre thème récurrent sur les significations d'une refondation du soi collectif.

Quant à la problématique des diasporas, l'immigration arménienne étant ancienne à Valence, l'occasion était belle de poursuivre les investigations autour de la territorialité, entendue comme un espace d'identifications devenant lieu-refuge. Nous avions la possibilité de vérifier sur le terrain si cette ancienneté se constituait comme une justification à l'existence du Centre, favorisant au présent de nouvelles alliances. Cette ancienneté devenait-elle porteuse d'utopies solidaires, traduisant les relations sociales nouées entre un tissu urbain spécifique et une population longtemps restée invisible dans l'histoire de l'immigration en France au XXe siècle13 ? La ville de Valence résonnait comme le lieu exemplaire de la première monographie sérieuse par Roger Bastide14, l'un des précurseurs des questions interethniques en France15 qui nous avait inspiré un autre exercice de monographie locale16. C'était l'opportunité de cerner des causalités plus externes, de comprendre les enjeux politiques locaux de ce musée et les évolutions de l'histoire locale en matière de gestion de l'immigration. Par ailleurs, dans la continuité d'autres travaux17, un tel projet interrogeait les concepts de patrimoine culturel et de patrimonialisation, de musée identitaire produisant un « effet de vitrine ».


Malgré les nombreuses ouvertures interprétatives offertes par cette participation, nous risquions cependant constamment être happé par un discours public plus performatif, empoignant le discours de recherche dans un dessein d'utilité publique. Notre position oscillait, selon un mouvement de balancier, entre l'action mémorielle immédiate ayant prise dans l'imaginaire du groupe concerné et la position de chercheur surplombant cette initiative. On pouvait en effet déceler à tout moment dans cette « mise en patrimoine » un support et un prétexte au lien social, « destiné à relier des populations et des territoires fragmentés pour construire une histoire partagée18 ». Il a ainsi fallu constamment négocier non pas notre présence, puisque nous avions été sollicitée, mais notre « prise de vue » en tant qu'ethnologue sur la question du sens de cette expérience muséale. Comment faire comprendre que nous décelions dans ce projet une tentative de fondation d'un sens collectif ou communautaire19, en rapport avec la destruction d'un langage ? Et qu'il fallait donc mettre l'accent sur les enjeux de cet imaginaire de la continuité, sur les représentations qu'un groupe se donne de lui-même, sur ce pouvoir de l'évocation du « nous collectif » porté par les représentants et les acteurs sociaux engagés, dépassant la stratégie de mise en visibilité locale. Car ce projet s'inscrivait aussi dans un long processus de mise en forme du récit de la disparition.

Notre voix fut entendue, quoique difficilement étant donné la présence dominante d'historiens pour qui l'histoire ne devait pas s'encombrer de discours « sur » la mémoire, mais offrir les preuves de l'archive comme quoi « ce qui a eu lieu a bien eu lieu ». En soi, l'exigence de rigueur des historiens n'était pas contestable. Le décalage a résidé dans l'immense difficulté à faire admettre que le récit de la mémoire nationale n'était pas moins concret que l'archive, et sans doute plus difficile à traiter dans la mesure où il décloisonnait les frontières de l'objectivité et de la subjectivité. Face à une histoire du génocide et de son déni, nous ne pouvions pas faire l'économie d'une expérience de la subjectivation. Dans le souci pédagogique dont se réclame un Centre ouvert aux publics scolaires, l'écriture de l'histoire devait donc rendre compte de cet « impensé » de l'histoire qui habite tous les témoignages. Il fallait montrer d'une manière ou d'une autre qu'il y avait un irreprésentable de l'histoire nationale avec la catastrophe arménienne20 et que nous devions « penser » cela. Il fallait donc rendre cet irreprésentable « présent » avec les moyens de la scénographie, au lieu de vouloir à tout prix figurer de la continuité et tomber dans l'écueil d'une histoire de l'exil trop lisse dans sa perspective chronologique.

Après quelques remous au sein de l'équipe, liés à la présence d'une muséologue sensible à une démarche de la déliaison et les élus, nous avons eu l'occasion d'exposer notre conception. Le contenu des objets et leurs usages devait s'accompagner d'une réflexion sur les restes d'anciennes relations sociales que ces objets incarnaient en tant que fragments-reliques d'un corps social perdu21. Il fallait tenir compte des trous de mémoire, prendre le risque intellectuel de faire admettre qu'il y a un impossible à « dire » une identité collective marquée par la destruction. Si ce maillon de l'absence, cette panne de la transmission n'apparaissaient pas, nous allions transformer les textes, l'imagerie et les objets en symboles inertes et figer le Centre en un musée d'archéologie mémorielle.

On a ensuite demandé aux membres du Comité scientifique de « valider », c'est-à-dire de certifier l'authenticité des documents et des supports iconographiques, puis d'écrire les textes accompagnant ces supports en fonction des spécialités de recherche. Il s'agissait de remonter et de reconstituer les trajectoires de l'exil et nous avons ainsi réuni et sélectionné l'ensemble des textes et supports iconographiques de l'exposition temporaire et permanente, retraçant les moments importants de l'immigration arménienne en France, puis l'installation à Valence. Il a fallu parvenir à un consensus sur la mise en scène de ces contenus, dans un déroulement remontant le temps à partir d'un événement fondateur illustré par la cartographie : la formation de la Grande Diaspora du XXe siècle22.


Notre position toujours critique face à un projet pouvant dériver vers une célébration de la mémoire nationale a conduit tout de même à une ouverture sur d'autres populations, comparaisons introduites par la question des diasporas. Il fallait éviter de bâtir une historiographie de cette condition de minoritaire comme pour dresser des « check-list identitaires » ou pour légitimer un droit à la nation dans une perspective communautariste et ethnicisante. Au départ notre participation était animée d'un réel optimisme. Cette « arène patrimoniale » contribuait à une nouvelle forme de production et de diffusion des savoirs. En plus de jeter les fondements d'un espace public, l'initiative offrait la possibilité de reconfigurer les identités, sorte de chantier qui, tout comme les histoires de vie collectées, pouvait procéder d'une interrogation sur le sens d'un futur possible, dès lors que la transmission générationnelle pointe la condition du survivant comme impossibilité de sortir d'une histoire de la répétition. En même temps que les arrêts sur la Grande Histoire du génocide, celle qui provoque d'imprévisibles émotions, les histoires de vie attestent d'un sentiment d'appartenance à revisiter. L'on perçoit une dynamique identitaire renforcée par l'appartenance à une diaspora qui impulse des figures inédites entre les identités et les identifications nationales, entre les formes d'intériorisation identitaires et les manières dêtre appréhendées par l'autre malgré des citoyennetés confirmées. À partir de cet écart sélabore la possibilité d'invention de « lieux exo-topiques » (au-delà des lieux habituels) et de « lieux u-topiques » (à construire quelque part) pour reprendre les catégories énoncées par G. Balandier23. À une mémoire de l'anéantissement et du non-dit de nature traumatique se superpose une mémoire des lieux à reconstruire, à inventer. En ce sens, notre implication dans le projet d'édification du Centre du patrimoine arménien permettait de soumettre les réflexions théoriques nées du terrain à l'ensemble des acteurs présents dont la préoccupation essentielle était de rendre visible les ressources structurantes du passé.

Enfin, par un détour réflexif, le sens de notre participation s'explique par une attitude de fidélité à la cause des déshérités. En contribuant à l'institutionnalisation d'un héritage saboté dans ses principes organisateurs, nous voulions voir surgir, tout comme dans les témoignages, ces figures absentes, ces corps en errance, ces langages de la disparition, ces orphelins abandonnés sur les chemins de la déportation. En somme, il fallait deviner les dégâts de la catastrophe sous l'apparence des signes et participer à la construction d'un texte d'une absence que nous pensons de plus en plus inénarrable, sauf peut-être sous le geste poétique. Notre vrai dessein était de contribuer à faire du Centre du Patrimoine arménien un lieu poétique, c'est-à-dire un lieu d'opérations identitaires combinatoires, résultant d'une multitude de compromis qui rejouent et renégocient un rapport au collectif et au passé. Le retour du passé n'est pas une pure et naïve restauration d'une histoire monolithique, mais se déploie sous l'invitation à le reconsidérer sous l'oubli et la réminiscence, sous le jaillissement du signifiant identitaire, notion introduite par l'analyse de Michel de Certeau24 comme existence d'un langage symbolique, comme traces survivantes au déplacement et ayant subi les altérations de l'exil. L'auteur n'hésite pas à évoquer un mouvement de poétisation de bribes et de fragments identitaires où le fait de culture inscrit une sorte de « ponctuation », une trace de transmission résistant à la norme consensuelle dominante. On comprend ainsi le recours à cette métaphore de la « poétisation des bribes », où la poésie devient un geste politique au sens d'un re-dévoilement du caché, où tout se joue entre le dire et le masqué, dans le travail du symbole, par « ce qui se communique dans le choc de l'incompréhensible25 ». Le concept de « ressouvenir26 », utilisé dans notre anthropologie narrative, évoque la reprise d'un ébranlement de la conscience et semble approprié pour traduire la fulgurance de ces « moments de vérité ».

Les enjeux de la patrimonialisation : produire de la cohérence et de la cohésion

Au terme de cette expérience participante, notre posture de la marge nous ramène à poursuivre l'analyse des enjeux de la patrimonialisation, dans la continuité de certains travaux d'ethnologues. Ceux-ci se situent à la croisée d'une créativité mémorielle des groupes concernés, d'une identité urbaine en quête croissante de ritualités, et d'un mouvement plus global. Selon certains auteurs, la patrimonalisation en France et dans les pays occidentaux témoigne depuis ces trente dernières années d'un véritable signal sociétal lié à la fin des cultures dites traditionnelles et annonçant le risque de « démémorialisation27 ». Ce mouvement est sans aucun doute le symptôme d'une dissociation croissante des pans de l'activité des sociétés postmodernes entre le politique, l'économique et le culturel, conséquence d'une mondialisation reposant sur le mouvant, les réseaux, l'hyper fluidité des rapports sociaux, la circulation des marchandises, le pouvoir des médias. « On perd la mémoire ici, on mémorialise28 là » ... De nombreux chercheurs se sont questionnés sur les paradoxes d'institutions, garantes officielles et légitimes de la mémoire collective, mais risquant en même temps de devenir des simulacres de mémoire, favorisant un processus de mobilisation de stéréotypes et de performances à des fins de définitions médiatiques de la ville où seraient dissimulés les conflits, et transformant l'espace public en un espace publicitaire.


De notre expérience se dessine continuellement un mouvement entre des causalités externes et internes, qui explique en partie ce va-et-vient entre des enjeux de refondation collective et l'instrumentalisation des mémoires. Alain Battegay souligne que l'instrumentalisation joue fortement « dans le contexte des quartiers de la politique de la ville, dans lesquels il s'agit de restaurer des convivialités locales sur le modèle du village en faisant comprendre aux habitants qu'ils ont des mémoires communes et que leur quartier appartient à une histoire à laquelle ils ont29 participé». Le champ soulevé par la patrimonialisation couvre en effet des registres différents qui jouent sur des niveaux simultanés et contradictoires dans l'élaboration d'un « nous » dans la ville. Dans le cas du Centre du patrimoine arménien de Valence, on peut évoquer une sorte de mélange de ces « nous » bien que le « nous » arménien occupe la première place dans le projet. Étant donné la complexité du débat, nous traiterons particulièrement des causalités internes, mais celles-ci renvoient constamment à des causalités externes dans la mesure où une telle initiative convoque évidemment l'espace du politique.



Continuité du territoire, territoire de la continuité

Nous revenons sur l'utilisation des fonctions socialisatrices de la mémoire pour garantir la reproduction du groupe et l'idée de sa cohésion, un support « historico-mémoriel » qui fait référence à des mémoires historico-sémantiques30 conjuguées à une histoire nationale « en train de se faire » et dont les thèmes porteurs, brandis par la presse et la norme communautaire, sont l'indépendance de l'Arménie depuis 1991 et la reconnaissance du génocide de 1915 par la Turquie. Ajoutons l'occidentalisation de la diaspora du XXe siècle, thème davantage abordé par les chercheurs.


La perspective anthropologique a mis en évidence toute l'importance symbolique de la référence au territoire qui viendra cimenter cette mémoire collective dans la mesure où les lieux investis seront progressivement producteurs de lien social31. Du territoire urbain au territoire inventé, porteur d'utopies solidaires, au territoire emblématisé, participant à une mise en scène de pratiques toponymiques, commémoratives, festives, religieuses et redorant le blason des autorités locales, aux identifications nouées avec le lieu de l'inscription : il y a de multiples façons de « faire territoire32 ». Les pratiques sociales (les phénomènes d'appropriation qui fondent les processus de territorialisation par lesquels les sociétés délimitent organisent et transforment des espaces originellement différenciés) sont constamment en relation avec des mythes et des représentations. Du territoire national au rappel du territoire villageois dans la société d'origine, puis à l'évocation des territoires d'exil dans la diaspora, on comprend la puissance évocatrice de ce signifiant qui condense des temporalités d'un récit national. Mais ce signifiant ramène surtout en mémoire la cassure brutale et violente avec un lieu anthropologique33 qui a provoqué des brisures de la temporalité, des décalages entre la réalité vécue et la réalité fantasmée. Cette remontée d'une mémoire de la violence a réactualisé des utopies nationales et un mythe du retour, célébrant les moments de la cohésion, mais a aussi provoqué des enfermements dans la célébration.


Les constructions narratives de l'imaginaire national reflètent une oscillation permanente des registres mémoriels de l'ici et de l'ailleurs, une imbrication des registres du réel et de l'idéel. Cette intrication qui « agit » contre la définition officielle de la situation met en avant des énoncés qui font émerger d'autres formes du réel que celui qui est autorisé et reconnu. C'est essentiellement en tant qu'espace de fiction actif que nous avons voulu saisir le phénomène des diasporas ; et les phénomènes de patrimonialisation de la mémoire collective sont très intéressants en cela qu'ils impliquent des inventions de territoires métaphoriques. L'éclosion des musées d'histoire - locale, régionale, nationale - et des musées de société, incarne une mémoire « en dur », éternelle. La patrimonialisation revalorise l'importance du facteur « espace-temps », au sens d'un temps durable inscrit dans la cité.

En retour, la mémoire collective se nourrit d'images emblématiques du passé national et de symboles ayant donné lieu, dans certaines localités, à un « paysage identitaire » entretenu par les discours publics34 et les cadres sociaux de la collectivité. Ces nouvelles pratiques sociales qui consistent à « faire de l'histoire » dans la ville, à en afficher quelques épisodes par le biais d'enseignes, de jumelages, de monuments, de rituels commémoratifs ou de projet muséal, constituent une sorte de sémiotique du visuel de l'imaginaire national où les récits communautaires puisent leur force de représentation. Il y a bien évidemment une part de rêve dans une telle initiative qui s'édifie sur l'espoir de ramasser les fragments d'une mémoire collective démantelée afin de lui fabriquer un contenu transmissible. Mais ce rêve se nourrit aussi d'une dimension imaginaire propre à la ville comme lieu de confrontation de plusieurs imaginaires, où s'inventent toutes sortes de cultures urbaines, où s'édifient des valeurs locales et une ambiance urbaine sur la base d'espaces appropriés35.

Mais ce registre de l'imaginaire de la continuité du territoire doit absolument être associé à celui du territoire de la continuité qui fait référence aux récits de la filiation, principe de verticalité de la territorialité permettant de « penser » les territoires dans une remise en ordre des identités généalogiques afin de renouer avec une transmission mise en défaut par des fractures mémorielles. Si nous nous plaçons du côté des logiques internes, l'apparition d'un tel projet d'exposition qui « réfute toute théorie négationniste36 » et qui regroupe « documents d'archives, films, photos, témoignages collectés depuis plusieurs années », concrétise bien la mise en visibilité d'un génocide dénié, toujours absent dans le cours de l'histoire officielle et des manuels scolaires. Sous la négation politique d'un droit à l'existence qui a toujours heurté un vide politique37, il y a une volonté de refigurer un passé et de réhabiliter les Noms des Pères38. Ce phénomène est évoqué à plusieurs reprises dans notre ouvrage à venir sur les récits de vie de l'exil et la fonction du témoignage. La réhabilitation des « autres disparus » s'inscrit chez les descendants comme une dette, sorte d'espoir de réparation de l'histoire et de restauration symbolique de la mort dans l'ordre du vivant, pour ces morts anonymes, sans sépulture39. Où sont passés les récits fondateurs des pères qui s'inscrivaient sur un territoire et qui hantent les générations suivantes en tant que ces corps disparus n'ont pas été reconnus par le politique comme ayant disparu ? On comprend ainsi l'effervescence et l'agitation de certaines familles de Valence à faire resurgir des tiroirs les corps photographiés des aïeux...


Il y a donc toute une dialectique de l'absence et de la présence, du dit et du non-dit qui vient brouiller les cartes sur les stratégies uniques d'instrumentalisation de la mémoire collective. Le processus d'une mise en Musée de l'histoire d'un génocide, et de son déni, relève aussi du témoignage, « d'un agir politique » du côté de ceux qui ont été les témoins directs mais aussi indirects de cette histoire de la survivance. On peut analyser ce phénomène comme la relance d'une histoire du hors lieu territorial et psychique, permettant à certaines collectivités qui ont été persécutées d'avoir prise sur le présent.

La neutralisation du sens ?

Ce projet muséal opère d'ores et déjà une mise en lien social fédérateur de la collectivité au niveau local : il rend manifeste pour les autres groupes les contours d'une existence sociale singulière, tout en devenant « exemplaire » d'une action communautaire par rapport aux autres foyers du regroupement en France.


Pourtant, on ne peut pas associer ce projet à une contestation identitaire liée à des logiques de minoritaires dans la nécessaire reconnaissance des droits collectifs et d'une légitimité du « collectif » ainsi que l'analyse si finement Michel de Certeau40. Cette condition du minoritaire concerne par exemple les demandes en matière d'enseignement de langue arménienne41, débat qui touche directement aux politiques des Etats en matière de la gestion de la diversité culturelle. La nécessité d'une « officialisation » d'un statut juridique de la langue arménienne engage toujours un effort continu de définition de la notion de minorité qui n'a toujours pas donné lieu à un consensus juridique42. Il s'agit moins, dans cette entreprise, de contribuer à former de nouvelles sensibilités idéologiques pour la défense « d'une cause43 » que d'enseigner, de transmettre, d'expliquer pour divers publics les circonstances qui ont conduit à la formation de la « Grande Diaspora » du XXe siècle. Dans cette perspective de rationalisation de l'histoire, on comprend que cette institution de la « mémoire vivante44 » ne compte pas s'aligner sur les revendications minoritaires qui se mobilisent pour l'autonomisation d'un espace politique. Même si le Centre propose de s'ouvrir vers des valeurs plus universelles et de rompre avec toute idée de communautarisme, il semble davantage privilégier le concept de communauté à celui de minorité dans la mesure où sous le concept de communauté se profile davantage l'idée d'une cohérence reconstituée, une sorte de « tout homogène ».


Nous sommes en droit de nous demander si le projet d'un Centre du patrimoine arménien ne s'inscrit pas dans des logiques réduisant les utopies nationales en une peau de chagrin, aplatissant les dynamiques identitaires, endormant les revendications en une cérémonie de deuil par sa fixation patrimonialisée45 ? Le choix du bâtiment n'est pas anodin : en investissant un ancien lieu du savoir de la tradition académique française46, remarquable par son esthétisme, son architecture et ses moulures, le Centre affiche des enjeux qui alimentent d'une certaine manière les discours sur l'intégration dont nous nous sommes désormais clairement démarqués. La concrétisation de ce lieu de mémoire est une manière de raconter une histoire de la rencontre, une dialectique entre un espace et une communauté et d'incarner l'aboutissement d'une reconnaissance. En officialisant « un » contenu de mémoire, en s'édifiant sur la place publique, en mobilisant une équipe locale et régionale, en bénéficiant d'une subvention de l'Etat et du Conseil Général de la Drôme, cette patrimonialisation témoigne de formes d'adhésion évidentes à l'espace citoyen de la France.

En même temps, et cela alimente la complexité du débat, cette initiative a favorisé la combinaison des appartenances chez les acteurs issus de la population locale d'origine arménienne : appartenance à une collectivité ethnoculturelle, à une localité - permettant de reconstruire l'histoire de Valence dans sa gestion de l'immigration et de revaloriser ses capacités d'accueil47 -, appartenance à l'espace national français et à l'espace transnational de la diaspora. Vers le Centre convergent de multiples historicités dont l'affichage renforce l'espace local comme pôle constitué de la diaspora, tout en contribuant à légitimer l'espace durable de la Ville comme lieu de l'hospitalité et d'un cosmopolitisme attestant du dynamisme, de l'ouverture, voire de la modernité d'un espace urbain48 donné.

Plusieurs logiques de mise en visibilité s'accumulent, conduisant la population arménienne et les participants « à se situer de part et d'autre d'une ligne invisible mais persistante qui détermine la place des uns et des autres dans la situation de découverte de l'altérité, ordonnant et quadrillant l'espace public dans un face à face de la cohabitation49 », tout en influençant considérablement le rapport à la norme communautaire. Le projet du Centre, « lieu unique en Europe » qui privilégie « une logique d'ouverture50 », rompt bien évidemment avec le conservatisme des organisations communautaires traditionnelles présentes en France dès les débuts de l'immigration. Non seulement il prétend traiter de thèmes universels - « génocide, diaspora, apatridie, immigration, intégration » - mais il inaugure de surcroît une sorte de sociabilité publique qui favorisera la co-présence d'inconnus et de familiers, renvoyant aux notions de diversité et d'altérité. Outre le fait qu'il revendique être porteur d'une transmission d'identité collective, il semble vouloir multiplier les contacts entre populations diverses et créer une sorte d'univers relationnel entre « eux » et « nous » dans l'espace public, lieu accessible à tous, lieu par excellence de la rencontre avec l'Etranger, scène sur laquelle se déroule une forme de théâtre de la vie sociale51.



Le musée identitaire : un espace de contournement du politique ?



Cette question de l'affichage est très importante puisqu'elle inscrit un droit à la mémoire dans un acquiescement consensuel. Le risque serait cependant de transformer des incompris de l'histoire politique par une ethnicisation ou une folklorisation, phénomène mis en évidence par la recherche anthropologique autour du fait patrimonial52. La stratégie de patrimonialisation s'édifie-t-elle sur la base d'un principe actif de l'appartenance ou compense-t-elle un fond de vacuité politique, dépolitisant les luttes en remplaçant les projets collectifs par des constructions où l'on commémore un présent perpétuel ?

Malgré les immenses efforts du Centre pour développer le thème des « Mémoires blessées53» et offrir des situations interactives où le visiteur est acteur de sa propre visite, on demeure dans un univers de cohérence reconstitué en un lieu spécifique. Cet effet de cohérence interroge : pourquoi vouloir à tout prix restituer de la continuité historique - depuis l'Antiquité jusqu'au début du XXe siècle, à travers l'Eglise, la musique, les traditions, la vie dans l'Empire ottoman - alors que cette continuité a subi des effets de désintégration « sans sens54 » conduisant à un éclatement des référents identitaires ?


Malgré une scénographie interactive, le sens est donné d'avance ou tout du moins neutralisé, et l'on reste bien loin du mouvement sélectif de la mémoire prenant sens dans un phénomène d'associations et de connexions rétablies dont procède l'identité narrative. L'identité narrative donne accès à la présence passée du temps, à un « présent historique » qui n'enlève en rien la dimension stratégique du présent, mais qui n'a rien d'un instantané photographique. Car les récits, de vie privilégiant « un acte de raconter », se décomposent en réalités sociales articulées dans le temps où sont restituées « les situations au sein desquelles des individus ont pu réorganiser leurs expériences et faire valoir leur stratégie propre55 ».

Par contre, dans le déroulement de l'histoire racontée au Centre du patrimoine arménien, la neutralisation du sens, au cœur de toute tentative patrimoniale, prolonge en quelque sorte les systèmes de représentation préexistants, en créant des mythologies tout en produisant de l'action contrôlée dans l'invention d'espaces de l'entre-deux, entre le politique et la société. Ces nouvelles formes inscrivent de l'oubli, tout comme les commémorations qui relient l'ancien et le nouveau et ouvrent un « volume géographique mental ». On comprend, dans le cas arménien, l'importance symbolique de la commémoration étant donné une disparition qui n'a pas été symbolisée. On comprend aussi l'importance de ces lieux intermédiaires qui permettent non pas le « ressouvenir » énoncé précédemment, mais une sorte de recueillement. À la manière des Monuments édifiés en France pour les victimes du génocide arménien (monuments, stèles, plaques commémoratives, rues, squares et jardins, musées), ces lieux instituent le recueillement, inventent de nouvelles fonctions sociales de la reconnaissance politique portée par le religieux. L'édification du monument Komitas à Paris56, véritable monument-événement57 réinventant une historicité en panne de représentations, s'impose comme une trace aux prises avec l'amnésie du passé et, tels les Khatchkars58, affirme d'un trait l'adhésion d'un groupe à une culture identifiable59.

L'impossible témoignage

Ce projet de restauration de la mémoire qui a réussi à se matérialiser dans un temps relativement court, risquant d'impulser des conduites similaires dans d'autres foyers du regroupement, appuie notre idée d'un éveil à une conscience de la dispersion60. Nous avons traduit dans une dynamique générationnelle les effets de ce traumatisme, dans des stratégies de la survivance et des conduites sociales d'une première génération. Les premiers arrivés privilégient des modes de repli sur soi et maintiennent des conduites hypnotiques « hors de l'ici et maintenant61 », comme s'ils n'étaient pas les sujets du déplacement et n'avaient pas intégré le changement de lieu, demeurant dans un hors lieu de l'exil.


La réalisation du Centre marque une étape dans le processus, amorcé depuis les années 1970, au cours duquel on assiste à une mise en visibilité énonciative d'une condition atypique, « hors norme », de l'exilé arménien des années 1920-1930. En France tout particulièrement, les organisations arméniennes ont mené d'âpres luttes depuis 1965 pour la reconnaissance du génocide de 1915, et ce musée incarne une sorte d'aboutissement de ces luttes aux expressions variées : écrits de mémoires, stratégies fédératrices des associations, nouveaux porte-parole ou intellectuels engagés. Il aura fallu l'espace de deux générations pour envisager la sortie de la clandestinité des lieux privés de la mémoire teintée de morts sans nom, sans sépulture, sans visage et marquée d'un deuil impossible. À travers les témoignages des générations nées en France, plongeant dans l'histoire des parents, remontant leurs cheminements migratoires le long du Rhône, on prend la mesure des enjeux vitaux autour de la problématique de la refondation collective qui s'articule autour d'un « impensé généalogique62 » incarné par la figure de l'orphelin des années 1920-1930.


L'éclosion de cette institution, moins musée de société que musée identitaire et de mémoire, peut se lire comme un système compensatoire aux ruptures de filiation généalogiques, sociales et territoriales. L'idée de « refuge muséal » introduite par Patrick Prado est intéressante : « le refuge muséal procède à la fois d'une forme de mise en scène d'un continent perdu, la mémoire longue et de son hypertrophie dans la cérémonie de deuil par sa fixation patrimonialisée63 ». En sollicitant la participation active de la population d'origine arménienne de Valence, pour multiplier les histoires de vie et rassembler les archives personnelles, le Centre œuvre à la réhabilitation d'un roman familial souvent en défaut d'élaboration. Cette mise en scène d'une parole déniée semble efficace à plus d'un titre : outre qu'elle s'adresse aux héritiers de cette mémoire de la survivance, leur permettant de participer en quelque sorte à régler leur dette par rapport au vécu douloureux des parents, elle présente aussi l'immense nouveauté de s'adresser au regard extérieur.

De la sorte, nos positions théoriques restent très prudentes par rapport aux usages de la notion « d'héritage » dont on sait bien qu'elle relève d'une construction et peut faire l'objet de dérives essentialistes. Mais celle-ci conserve un pouvoir très suggestif sur le terrain, auprès des acteurs du champ social concerné. Du point de vue des représentations, l'héritage renvoie à une « origine » connotant une certaine « authenticité » et une différence culturelle irréductible. Mais ces constructions identitaires prennent tout leur sens dans la négation. C'est la négation qui va engendrer cette compulsion à la revendication de l'héritage culturel. La dissociation entre la référence individuelle et l'appartenance à un corps collectif produit par le génocide engendre le souhait d'une réinscription dans une lignée. Les discours sur l'histoire longue de la collectivité qui utilisent des images emblématiques du passé national constituent des mécanismes de résistance qui s'inscrivent dans des logiques de la domination et de la disparition. Celles-ci ont suscité des conduites de quête et de répétition qui ont été entretenues par les cadres sociaux de la collectivité.

Si nous rejoignons la perspective du musée identitaire comme symptôme de désenchantement du monde, au sens où la scène métaphorique remplace le pouvoir structurant de la fonction symbolique, nous devons cependant avancer des arguments plus optimistes dans ce cas particulier de patrimonialisation. Certes, le Centre du patrimoine arménien occupe des places absentes : celle de la communauté dévastée, celle des terroirs où se nouait le lien social, mais aussi celle de l'Histoire officielle occultant le génocide. Dans la monumentalité du Centre, il y a des sommes d'absences en même temps que l'absence réhabilitée, celle de l'irruption d'un « nous », ce qui est fondamental. Le déni du génocide, impliquant l'effacement même des traces d'un peuple comme ayant existé[64], déplace les perspectives. Le Centre du patrimoine arménien brandit des traces, les montre, en témoigne, les réunit en un corps matériel. D'une certaine manière, en montrant et en exposant une problématique dite immatérielle, il s'oppose ainsi à la disparition visée.

En conclusion, les enjeux de l'appartenance semblent bien plus complexes que la mécanique de combinaison des ressources. L'on discerne tout au long des expériences de terrain des tentatives de raccord, des volontés d'accès à un contenu de transmission. La notion de « stratégie identitaire » n'est plus un instrument conceptuel suffisant lorsqu'il s'agit de travailler sur les récits de la mémoire du point de vue du sentiment d'appartenance. Ces récits sont des actes fondateurs (de fondation de « soi », de construction de son identité à travers la mise en forme d'un passé) qui ne négligent pas la négociation identitaire en situation d'interaction sociale mais sont animées également d'efforts pour rétablir des ponts de filiation avec une histoire collective qui a excédé le sens65. Il n'est pas question d'évoquer ici des logiques linéaires de continuité de mémoire, mais des mécanismes d'appropriation de nouvelles places faisant éclater les cohérences et les effets d'homogénéité où le « passé devient un présent d'autrefois », c'est-à-dire un système de contextes qui ne cessent de jouer les uns par rapport aux autres et où les individus tissent chacun leur propre toile66.

En même temps, un tel projet ne peut avoir l'ambition de traduire les modes de réception interne de la catastrophe. La dimension didactique du projet patrimonial ôte l'approche d'une subjectivation de la fissure rendue possible dans la poésie ou dans l'histoire orale quand les « mots manquent » ; une absence de mots autour de l'événement d'une violence qui a eu lieu. Les différentes interprétations en cours67 autour de la fonction du témoignage sur la Shoah et le génocide des Arméniens mettent en évidence des paroles forcloses ou entrevoient le récit comme une sorte de « jet » préexistant au récit de la reconstruction, ligotant l'identité narrative. Ce jet, sorte de parole mécanique, hors du temps du sujet, pointe pourquoi le sujet ne peut plus advenir, le moment fondateur de la rature du sujet.

Notes de bas de page

1 Cet article a initialement fait l'objet d'une communication au Colloque international Migration, Memory and Museum les 11-12 novembre 2005 à Carlisle (Etats-Unis) organisé par le Dickinson College (Etats-Unis) en partenariat avec le laboratoire FRAMESPA (CNRS UMR 5136). Voir aussi Martine Hovanessian, « Enjeux et paradoxes de la patrimonialisation de la mémoire collective. Le centre du patrimoine arménien de Valence », Revue drômoise, mars 2005, n° 515, p. 113-122.

2 Martine Hovanessian, « La notion de diaspora. Usages et champ sémantique », Journal des Anthropologues, 1998, n° 72-73, p.19. Voir aussi, « La notion de diaspora : les évolutions d'une conscience de la dispersion à travers l'exemple arménien », in Lisa Anteby-Yemeni, William Berthomière, Gabriel Sheffer (dir.), Les diasporas, 2000 ans d'histoire, Rennes, Presses Universitaire de Rennes, 2005, pp. 65-78.

3 Ce terme est un néologisme en langue arménienne apparu pour la première fois en 1927 dans la revue Sion du patriarcat arménien de Jérusalem.

4 Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1968 (1950).

5 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 (1925), p. 329. Voir aussi la problématique de « l'invention de tradition » développée par Eric Hobsbawn, Terence Ranger (eds), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

6 Paul Ricoeur, Temps et récit III, Paris, Points Seuil, 1991, p. 216.

7 Nous rejoignons la perspective de Paul Ricoeur lorsqu'il insiste sur la fécondité de la notion d'identité narrative en ceci qu'elle s'applique aussi bien à la communauté quà l'individu : individu et communauté se constituent dans leur identité en recevant tels récits qui deviennent pour l'un comme pour l'autre leur histoire effective. Paul Ricœur, « Evénement et sens », in L'espace et le temps, [Actes du XXIIe Congrès de l'Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française, Dijon, août 1988], Vrin, 1990, p. 19.

8 La question de la relation à l'autre est au cœur des diasporas. Ce concept requiert l'effort de sublimation de l'altérité à travers un ensemble de réponses conciliant de multiples demandes de loyauté. Voir Chantal Bordes-Benayoun, « Les diasporas, dispersion spatiale, expérience sociale », Autrepart, 2002, (22), p. 32-33. Martine Hovanessian, « Le religieux et la reconnaissance. Formes symboliques et politiques au sein de la diaspora arménienne », Les Annales de la recherche urbaine, 1996, pp. 125-134.

9 En ce qui concerne nos orientations méthodologiques et épistémologiques en anthropologie, voir un article écrit en hommage à Gérard Althabe, Martine Hovanessian, « Une anthropologie des temporalités », Journal des anthropologues, 2005, 102-103, pp. 457-467.

10 Alban Bensa, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in Jacques Revel (dir.), Jeux d'échelles, Paris, Gallimard / Seuil, p. 39.

11 Catherine Roth, « Patrimonialisation et reconstruction d'un espace politique : les arènes patrimoniales », in Mémoires urbaines et présent des villes, programme interministériel de recherche Culture et Ville, La Patrimonialisation et après ?, Séminaire organisé par l'ARIESE, l'Université Lyon 2, la Direction régionale des Affaires culturelles Rhône-Alpes et l'IUP « Métiers des Arts et de la Culture », 29 avril 2003, p. 16.

12 Catherine Roth, op.cit., p. 19.

13 Martine Hovanessian, « Le thème de létranger dans la ville en France : les Arméniens », Revue du Monde arménien moderne et contemporain, 1997, tome 3, p. 55-65.

14 Dès 1930, Roger Bastide entreprend une monographie exhaustive des Arméniens de Valence en considérant l'étranger comme acteur du champ urbain. Ces perspectives ouvrent une brèche importante dans la littérature sociologique puisque Roger Bastide analyse simultanément les transformations du milieu urbain après l'arrivée des Arméniens, ainsi que l'immigration comme facteur de désorganisation interne à la communauté arménienne. Roger Bastide, « Les Arméniens de Valence », Revue Internationale de Sociologie, vol. 39, in-8, p. 17-4.

15 Roger Bastide, « Les études et les recherches inter-ethniques en France de 1945 à 1968 », Ethnies, 1968, n°1, p. 37-54.

16 Martine Hovanessian, Le lien communautaire : Trois générations d'Arméniens, Paris, Armand Colin, 1992.

17 Patrick Prado, Territoire de l'objet. Faut-il fermer les musées ?, Paris, Editions des Archives Contemporaines, 2003. Henri-Pierre Jeudy, Patrimoines en folie, Ministère de la Culture et de la Communication, Ed de la Maison des Sciences de l'Homme, Collection Ethnologie de la France, cahier n°5, 1990.

18 Alain Battegay, « Introduction », Mémoires urbaines et présent des villes, programme interministériel de recherche Culture et Ville, La Patrimonialisation et après ?, op.cit., p. 5.

19 Martine Hovanessian, Le lien communautaire, op. cit.

20 Selon Krikor Beledian, le terme le plus communément employé dans la littérature arménienne moderne pour rendre compte du processus d'anéantissement programmé qu'est 1915 est la « catastrophe » (_aghéd_). Pour une histoire de ce concept voir « L'expérience de la catastrophe dans la littérature arménienne », Revue d'Histoire arménienne contemporaine, 1995, tome 1.

21 Expression empruntée à Michel de Certeau, « Economies ethniques : pour une école de la diversité », Annales E.S.C., 1986, 41e année, n° 4, pp. 789-815.

22 Aïda Boudjikanian-Keuroghlian applique le terme « Grande Diaspora » à la dispersion des Arméniens après le génocide de 1915. « Un peuple en exil : la nouvelle Diaspora (XIXe-XXe siècles) », in Gérard Dédéyan (dir.), Histoire des Arméniens, Toulouse, Privat, 1986, p. 625.

23 Georges Balandier, Le dédale : pour en finir avec le XX e siècle, Paris, Fayard, 1994.

24 Michel De Certeau, op. cit., pp. 789-815.

25 Mohamed Berrada, Sonia Dayan-Herzbrun, Nicole Gabriel, « La poésie comme geste politique », Tumultes, décembre 2002, n° 19, p. 8.

26 Le concept de ressouvenir est utilisé par Philippe Bouchereau qui l'emprunte au philosophe Kierkegaard ; il doit être distingué du souvenir ou de la souvenance : Philippe Bouchereau, « La désappartenance », in L'Intranquille, Paris, 1999, 4-5, pp. 165-211.

27 Patrick Prado, op. cit., p. 34. L'auteur précise que la France est première de la classe en matière patrimoniale, mémoriale et commémorative.

28 Ibid.

29 Alain Battegay, op. cit., p. 61.