A l’étendard en guerre…

En 1914, quand commence la guerre, A l'étendard semble donc déjà célèbre partout en France, toujours davantage associé à un contexte de piété. On voit de plus en plus en Jeanne d'Arc la Sainte de la Patrie, celle qui grâce à ses voix a pu sauver la France, et donc l'intercesseur privilégié en cette période de troubles.  La guerre ne va donc pas revenir sur cette évolution, mais bien au contraire la renforcer.

Pendant la guerre, l'hymne prend une place toute naturelle dans le cœur des croyants. On retrouve le cantique, parfois seulement intitulé « Cantate de Jeanne d'Arc » dans nombre de messes ou de moments de prière collective. Henri Savatier, un soldat d'origine poitevine, témoigne justement dans sa correspondance avoir assisté à une messe de Noël, le 25 décembre 1914 à 10h et avoir chanté A l'étendard, « accompagné de sonneries de clairons »[1] en l'église de St-Martin-Langueau. Elle est située à proximité de Beauvais, non loin de la région rouennaise, terre johannique. Le 13 mai 1915, Alexandre-Louis Jacqueau[2], soldat caché dans les tranchées au nord de Verdun raconte dans une lettre à sa femme, « avec quel cœur nos hommes entonnent les cantiques [3]». Trois jours plus tard, il donne un exemple concret : le 16 mai 1915, pour rendre hommage à Jeanne d'Arc, les hommes de la section H. R. s'organisent en chœur et chantent à l'Etendard[4]. Le chant est lié ici à la messe, dite dans une grange par un prêtre infirmier peu éloquent. Remarquons là encore que ce poilu n'est pas originaire d'une des grandes villes johanniques, et n'est pas non plus en territoire johannique. Il connaît A l'étendard, et le chante dans un contexte particulier, celui de la fête en l'honneur de Jeanne. C'est bien leur dévotion qui pousse ces hommes à chanter.

Jeanne d'Arc connaît une grande popularité[5] depuis 1914, puisqu'elle apporte espoir et réconfort, tant à l'arrière qu'au front. Pour Henri Lavédan en 1915, « il nous apparaît tout à coup dans une illumination surnaturelle, que Jeanne d'Arc est la Protectrice, indispensable et sainte, vers laquelle doivent se tourner, en ces moments de confiante angoisse, nos regards et nos pensées[6]. » En 1918, le livre d'or de Domremy ne compte pas moins de 30 000 signatures[7], preuve s'il en est du succès remporté par l'héroïne lorraine. A l'Etendard devient donc pendant la guerre une prière à voix haute envers cette ambassadrice, cet intercesseur qu'est Jeanne d'Arc.

Et puis rappelons que la musique a également des vertus « dynamogéniques » c'est-à-dire qu'elle a des « effets moteurs [8]», ce qui permet d'expliquer pourquoi A l'étendard a été chanté aussi régulièrement dans ce nouveau contexte :

Ce qui permet avant tout de la considérer comme un art éminemment utilise c'est la suprême faculté qu'elle possède de faire naitre les sentiments belliqueux, de réveiller le courage, d'exciter la bravoure, d'inspirer à tous ceux qui combattent pour la patrie une noble émulation un saint enthousiasme, et de substituer dans leur âme, à  la crainte du péril à l'idée de la mort à toutes les vagues et funestes appréhensions auxquelles ils pourraient s'abandonner au moment du danger, une fermeté inébranlable une confiance salutaire et cette généreuse exaltation cette sublime intrépidité qui fait les héros et assure la victoire[9].

 

On ne s'étonnera donc pas que le cantique des abbés Vié et Laurent, composé dans un style éminemment martial, puisse avoir des vertus motivantes et stimulantes sur le moral comme sur le courage des troupes fatiguées.

Dernier élément important en ces temps troublés, la musique est également un réconfort important. A l'étendard est de l'ordre de la « ritournelle » pour reprendre les termes de Deleuze et de Guattari. « Un temps pulsé, c'est toujours un temps territorialisé ; régulier ou pas (...). Chaque fois que je parcours ou hante un territoire, chaque fois que j'assigne un territoire comme mien, je m'approprie un temps pulsé, ou je pulse un temps. Je dirais que la forme musicale la plus simple du temps pulsé, (...) c'est la petite ritournelle. La petite ritournelle de l'enfant [10]». A l'étendard permet, par la répétition des mêmes motifs, par la scansion renouvelée des mêmes rythmes, de créer un espace familier autour de celui qui entend la musique, ou chante, seul, le refrain.  Le chasseur Joseph Bochet porte dans ses affaires, parmi d'autres, une chanson à Jeanne d'Arc, « bouclier de la patrie [11]» en guise de réconfort. La musique rassure. Elle permet à chacun de se remémorer son passé : elle peut, à travers les temps, les formes et les styles, rappeler des souvenirs heureux, comme la cloche le faisait pour Agnès René : « la cloche a pour nous tous, un intime langage, qui touche notre cœur, nous reporte au village, où nous avons passé jeunes insoucieux, au foyer paternel nos jours les plus heureux[12]. »

[1] Savatier Henri (1855-1952), Correspondance de guerre (aout 1914- février 1917), <http:// savatier.com>. Consulté le 28 janvier 2008.

[2] Alexandre-Louis Jacqueau (1877-1915) sous-lieutenant catholique originaire de la région parisienne.

[3] « Lettre d'Alexandre-Louis Jacqueau à sa femme », Le sous lieutenant Alexandre-Louis Jacqueau, Bois-Colombes, Imp. Courtois, 1921.<http://etienne.jacqueau.free.fr/15Mai.htm>. Site consulté le 30 janvier 2008.

[4] Jacqueau Alexandre-Louis, Lettre du 16 mai 1915. ibid.

[5] Voir notamment Jean-Yves Le Naour, Claire Ferchaud, la Jeanne d'Arc de la grande guerre, Paris, Hachette, 2006, p. 77-85.

[6] Lavédan Henri, L'Illustration, 8 mai 1915, p. 460.

[7] Lagny Michelle, « L'image de Jeanne d'Arc en Lorraine », Annales de l'Est, 1978, n° 1 p. 25-72.

[8] Fraisse P. Oléron G. et Paillard J., « Les effets dynamogéniques de la musique. Étude expérimentale », L'année psychologique, 1953, n°53-1, p. 1.

[9] Kastner Georges, Manuel général de musique militaire à l'usage des armées françaises, [Paris, Firmin Didot frères, 1848], Genève, Minkoff reprint, 1973, p. 1.

[10] Deleuze Gilles, « Sur la musique, 3 mai 1977 », op. cit., p. 4.

[11] <http://pagesperso-orange.fr/bochet.facteur>. Consulté le 27 janvier 2008.

[12] René Agnès, Les fêtes d'Orléans du mois de mai 1868, op. cit., p. 9.