n°1 Terres promises, terres rêvées

Editorial

La revue DIASPORAS. Histoire et société est l'émanation du laboratoire Diasporas, associé au CNRS (UMR 5057, Université Toulouse-Le Mirail/CNRS), et l'héritière d'une revue, MIREHC, publiée de 1997 à 2001 par les historiens contemporanéistes de la même université.

Créée et animée par des sociologues, des anthropologues, des historiens de diverses périodes, des littéraires et des socio-linguistes, elle s'efforcera de proposer une approche pluridisciplinaire et comparatiste des époques, des espaces et des groupes. Nous sommes persuadés en effet que c'est du croisement des compétences et des curiosités que peut naître le renouvellement des études sur les minorités, les migrations, les passages de frontière, les recompositions de l'identité ou de la mémoire, pour l'individu comme pour le groupe ou la nation. La diversité même des termes que l'on emploie pour évoquer ces réalités du déplacement des hommes et des cultures montre à quel point elles ne sauraient être contenues dans l'enceinte des catégories habituelles. Là où l'ethnicité trouve sa limite, dans sa propension à focaliser sur des collectivités d'hommes, la notion de diaspora peut apporter le mouvement, la dispersion des expériences et l'unité toujours problématique de la communauté, leur discontinuité et leurs retrouvailles historiques, l'incertitude des appartenances et la fidélité résolue aux origines. Elle invite à porter sur les choses un regard ouvert aux imprévus, attentif à la découverte du multiple, et orienté vers la comparaison.

Un point de départ possible concerne l'histoire des juifs, conçue, comme il vient d'être dit, dans une perspective systématiquement comparatiste. La diaspora, au sens propre, désigne, on le sait, la dispersion des juifs après la prise de Jérusalem par Titus, en 70, et la destruction du Temple. Il s'agit d'un modèle bien particulier de migration, qui va bien au-delà du mouvement initial : les juifs de la diaspora n'ont pas oublié leur appartenance commune, qui fait de leurs groupes disséminés autant de points d'un invisible mais vivant archipel. En dépit des vicissitudes, ils ont cultivé le sens d'une communauté de destin qui fait référence à la terre promise (L'an prochain à Jérusalem), tout en développant souvent dans leurs patries d'adoption des expériences originales et des attachements durables quand les conditions historiques le leur permettaient. La diaspora des juifs se caractérise par la longévité, en dépit des nombreux événements, dont la shoah, qui ont tenté de la détruire, et constitue pour d'autres peuples parias, exilés ou soumis à la menace du génocide, une référence et un exemple. Elle éclaire plus généralement ce rapport à l'Autre, aussi énigmatique que récurrent dans l'histoire de l'humanité, l'alchimie des relations solidaires ou fraternelles le cas échéant, mais aussi les ressorts des haines, des persécutions, des rejets et des refus qui ont si souvent marqué la rencontre des hommes sur les chemins de l'exil .

Depuis des années, l'usage du mot diaspora s'est élargi à plusieurs autres groupes ou peuples dispersés souvent, mais pas toujours, à la suite d'un malheur initial. Ainsi parle-t-on des diasporas arménienne, palestinienne, libanaise, grecque, chinoise, mais aussi huguenote, hussite, albanaise, africaine, etc. Ces groupes ou peuples n'ont guère entretenu entre eux, la plupart du temps, de relations. Mais diverses cités capitales, Amsterdam, Berlin, Vienne, Paris, Alexandrie, Salonique ou Marseille..., les ont réunis de manière plus ou moins violente ou harmonieuse. Il est arrivé que les idéologies nationalistes, ou à l'inverse les législations s'efforçant de construire un État pluraliste, aient pensé ensemble ces diasporas, dans leur différence face au fait majoritaire, comme dans leurs correspondances plus ou moins souterraines. Ainsi, au début de la Révolution française, voit-on revendiquer les droits des juifs dans le même geste que ceux des protestants ; ainsi le phantasme du complot judéo-protestant hante-t-il les milieux catholico-nationalistes de la Belle Époque, tandis que le quatrième centenaire de l'Édit de Nantes a été l'occasion, ici et là, de mener à partir du cas des protestants une réflexion sur l'édification pacifiée d'un islam de France . Pour d'autres spécialistes, c'est entre juifs et musulmans que le parallèle connaît quelque pertinence dans la France de la fin du XXe siècle. Il y a là toutes les promesses de l'approche comparatiste, qui permet de décloisonner les spécialités, et de faire surgir du sens grâce à la surprise des rapprochements ou des heurts entre modèles et références, grâce aussi au débat, auquel nous souhaitons ouvrir largement la revue.

Un élément de fond relie ces références : c'est, précisément, ce qui dans l'histoire de groupes très divers relève d'un phénomène diasporique dont la validité heuristique peut-être sans doute universalisée. Telle est la démarche de la présente revue : se saisir des paradigmes à l'œuvre dans l'histoire des juifs ou d'autres minorités, et vérifier s'ils sont opératoires, et de quelle manière, dans d'autres expériences du passé ou du présent. Diaspora, dispersion, unité, communauté, rassemblement ; mobilité, exil, exode, refuge, nomadisme, errance, cosmopolitisme, retour ; commémorations, nostalgie, oubli, déni, haine de soi ; mixités, métissage, marranisme, conversion, abjuration ; régénération, assimilation, intégration, citoyenneté, construction nationale, messianisme, sécularisation ; rumeurs, haines, complot, bouc émissaire : combien de notions ne trouve ou retrouve-t-on pas dans l'histoire des juifs, des morisques, des huguenots, des Italiens en Amérique, des maghrébins en France, des Chinois... Étudier les diasporas revient à interroger ce vaste champ lexical et sémantique qui décrit inlassablement, comme le montrent si bien les littératures de l'exil, l'épreuve migratoire. C'est donc poser des questions aujourd'hui essentielles aux yeux de l'historien, du sociologue, du politologue : qu'est-ce qu'une identité, ethnique, religieuse ou nationale ? Une origine, un choix, une fidélité, une stigmatisation, une intimation ? Qu'est-ce qu'un processus de nationalisation d'un groupe minoritaire ? Qu'est-ce que la haine de l'étranger ? Le refus des catholiques, slaves et latins, dans les Etats-Unis du Ku Klux Klan est-elle fondamentalement différente de l'antiprotestantisme français ou espagnol, voire de certaines formes d'antisémitisme européen ? Nous pensons, historiens et sociologues, que les expériences d'un passé proche ou même lointain gardent leur pertinence pour l'étude des sociétés contemporaines, pour l'élaboration de typologies et de modèles théoriques destinés à l'intelligence de la réalité sociale. L'ambition de la revue est de permettre une déclinaison des expériences diasporiques et des modalités de leur influence sur le groupe concerné comme sur la société d'accueil.

Diasporas abordera ces questions, deux fois par an, à l'occasion d'un dossier qui, sauf exception, ne sera pas consacré à une diaspora particulière, mais bien à une problématique de diaspora : les terres promises et les terres rêvées ; les conversions et les fidélités ; la stimulation de la création dans l'exil ; les circulations et métissages de langues ; les retours, retrouvailles et rapatriements ; etc., feront l'objet des premiers numéros à paraître. Le lecteur pourra y prendre connaissance, très concrètement, des ambitions qui viennent d'être exposées.

Chantal BORDES-BENAYOUN
Patrick CABANEL

Vers le site des Presses Universitaires du Mirail

Sommaire

Chantal BORDES-BENAYOUN, Revisiter les diasporas

Anny BLOCH-RAYMOND, Jean-François BERDAH, Introduction

Azouz BEGAG, De l'autre côté du périph', la France

Pascal PAYEN, L'exil, cité de l'historien

Myriam YARDENI, Protestantisme et utopie aux XVIe et XVIIe siècles

Elise MARIENSTRAS, Espoirs et embûches de la Terre Promise. Les premiers pas des élus en Amérique

Taline TER MINASSIAN, Erevan, "ville promise": le rapatriement des Arméniens de la diaspora

Frédéric ENCEL, La sainteté de Jérusalem : instrument géopolitique

Chantal BORDES-BENAYOUN, Les territoires de la diaspora judéo-marocaine post-coloniale

Documents

AUTOUR DU REFUGE HUGUENOT

La diaspora des Huguenots, par Philippe JOUTARD

Le désir d'Amérique chez un protestant cévenol en juillet 1789, par Patrick CABANEL

Entretien avec un écrivain canadien, juif marocain, par Serge OUAKINE, Odile SAINT RAYMOND

Comptes-rendus

Riccardo CALIMANI, Gesù ebreo, par Jean-François BERDAH

Nathan WACHTEL, La foi du souvenir : Labyrinthes marranes, par Jeanne BRODY

La Diaspora des Huguenots. Les réfugiés protestants de France et leur dispersion dans le monde (XVIe-XVIIIe siècles), par Patrick CABANEL

Rainer LIEDTKE & Stephan WENDEHORST, ed., The emancipation of Catholics, Jews and Protestants. Minorities and the nation state in nineteenth-century Europe, Manchester and New York, par Patrick CABANEL

Anne BENARD-OUKHEMANOU, La communauté juive de Bayonne au XIX° siècle, par Colette ZYTNICKI

Peter GAY, My German Question. Growing Up in Nazi Berlin, par Jean-François BERDAH

Leni YAHIL, Die Shoah Überlebenskampf und Vernichtung der europäischen Juden, par Jean-François BERDAH

Mémoires italiennes de Tunisie, sous direction de Silvia FINZI, par Habib KAZDAGHLI