n°5 Généalogies rêvées

Editorial


L'étoile de David se détache, inattendue, incongrue, sur le front ceint de plumes. Juif, Papou, Papou et juif, juif papou ? Curieuse juxtaposition des symboles, qui matérialise en un raccourci saisissant le télescopage d'identités à première vue incompatibles... Le jeune homme de la photographie appartient au groupe ethnique Gogodala de Papouasie Nouvelle-Guinée - minorité isolée de chasseurs-cueilleurs qui, à l'aube du XXIe siècle, affirment haut et fort leur judéité. Selon eux, les ancêtres des Gogodala sont les membres d'une tribu perdue d'Israël, débarqués il y a trois mille ans, dans un lagon du Pacifique. Généalogie rêvée, fantasme de filiation... Les constructions identitaires réservent donc parfois des surprises de taille, faisant appel à des ascendances inédites, convoquant des parentés imprévues.
Bien sûr, le procédé a été utilisé depuis fort longtemps : combien de dynasties ont remanié les chaînes généalogiques pour se légitimer, rehausser leur prestige ou faire valoir des droits ? Qu'il s'agisse des rois de France, lointains descendants du héros grec Pâris, ou des négus éthiopiens, derniers rejetons de l'union entre le roi Salomon et la reine de Saba, les pouvoirs en place ont souvent redoré leur blason en s'assignant des origines illustres. Si le phénomène a été assez largement étudié comme mode d'affirmation originale, mais somme toute classique, des pouvoirs centraux conquérants - l'un des multiples avatars de l'invention du politique -, on l'a plus rarement relié aux élaborations identitaires des minorités et des diasporas. Or celles-ci, du fait même de leur position marginale, ont eu souvent recours à la construction/ reconstruction généalogique.
Les exemples en sont légion, que l'on évoque les filiations musulmanes qui font remonter directement tel ou tel groupe, telle ou telle famille, au Prophète, ou que l'on songe aux liens censés unir les « Rastafaris » jamaïcains à lÉthiopie ancienne. Autre exemple connu : aux États-Unis, le succès phénoménal du récit d'Alex Haley, Roots ( Racines ) (1976) - et celui de la série télévisée qui en fut tirée en 1977 et rassembla près des deux tiers des téléspectateurs lors de sa première diffusion -, témoigne de l'impérieuse quête des origines présente chez bien des Noirs de la diaspora américaine et révèle l'efficacité que peut avoir le récit généalogique dans la construction du sentiment diasporique. Kunta Kinté, cet aïeul réel découvert par Alex Haley puis transmuté en personnage romanesque, est quasiment devenu l'ancêtre symbolique de tous ces « Africains Américains » qui ne peuvent pas, faute d'archives, remonter à leurs propres « racines ». Le triomphe de Roots a d'ailleurs contribué à populariser la recherche généalogique et fait le succès des voyages-pèlerinages entrepris par des touristes noirs américains vers Jufferee (Gambie), village natal supposé de Kunta Kinté.
Donner cohérence à une collectivité en exil, permettre à une minorité de s'affirmer - qu'elle soit dans une phase plutôt sereine de son histoire ou qu'elle se retrouve sur la défensive -, telles sont généralement les fonctions premières des « manipulations » généalogiques. La quête de filiation étaye fréquemment une stratégie de distinction ou de pouvoir ; mais le lien biologique et/ou spirituel revendiqué a aussi pour objet de cimenter une identité collective, de donner corps à une expérience singulière, de ressouder une communauté ou, le cas échéant, de consacrer la réussite d'une élite de happy few. Les rapports de force existant dans la société englobante, les éventuelles tensions entre « majorité » et « minorité », sont bien sûr partie prenante de lélaboration des « généalogies rêvées » qui cristallisent, sous une forme souvent très créative, les aspirations du groupe concerné. Dès lors, les configurations généalogiques s'avèrent plastiques et mouvantes, épousant des contours sans cesse renouvelés, au gré des circonstances et des enjeux auxquels se trouvent confrontées minorités et diasporas.
Cette plasticité, cette capacité de perpétuelle invention et réélaboration ne sont pas contradictoires avec la persistance remarquable de certains motifs narratifs. Le thème de la « tribu perdue d'Israël » est ainsi une figure récurrente, mise en œuvre par bon nombre de communautés de par le monde. Combien de descendants des Hébreux ont ainsi surgi en Amérique du Sud, en Amazonie, en Afrique, en Asie centrale et orientale ou dans le lointain Pacifique ? Une rapide recherche sur Internet persuadera le profane de l'incroyable vivacité de cette vieille thématique, qui met à la disposition des groupes en déshérence une chaîne de filiation toute faite...
L'expansion continue des Européens phénomène majeur de lépoque moderne et contemporaine - a par ailleurs contribué à mettre en vedette cette question des origines. Inventoriant et étudiant les peuples de la planète, les Occidentaux n'ont cessé de s'interroger sur une altérité qui leur échappait : l'originalité des populations rencontrées, la nouveauté des caractéristiques sociales observées étaient, d'une certaine façon, impossibles à dire. Le discours s'est immanquablement réfugié sur le terrain de l'expérience historique occidentale : la Bible et l'Antiquité gréco-latine ont fourni des grilles de lecture aux explorateurs, aux missionnaires, aux voyageurs, aux militaires et aux administrateurs coloniaux - qu'il s'agisse des Jésuites du XVIIe siècle ou des savants orientalistes du XIXe siècle. Dès lors, on ne peut sétonner de voir attribuée aux Peuls de l'Ouest africain, aux Tutsi du Rwanda et du Burundi, aux « Falachas » dÉthiopie, aux Papous, aux habitants des îles Salomon, etc., une ascendance sémitique, égyptienne, moyen-orientale... La période coloniale a été particulièrement propice à ces élaborations nées du logos occidental, d'autant que la grande entreprise de classification des « races » était au cœur du projet de domination. Ainsi, en Afrique, a-t-on opposé certains groupes jugés supérieurs auxquels on attribuait invariablement des origines sémites - et les populations « nègres » - assignées à une identité bantoue très floue, fourre-tout imprécis mais commode. Ces constructions nées de la situation coloniale ont bien sou¬vent été réappropriées par les populations concernées, qui ont à l'occasion réutilisé, dans de nouvelles situations sociales et historiques, le discours sur les origines bâti à leur sujet ; les récits généalogiques se sont ainsi métissés, hybridés, infléchis, au service de causes inédites.
Ce numéro spécial de Diasporas. Histoire et sociétés a pour ambition détudier, dans une optique pluridisciplinaire, quelques exemples de récits de filiation élaborés sous des latitudes variées (Europe, Afrique, Amérique, Asie...). Il s'agira, ce faisant, de mettre en lumière les mécanismes inhérents à lélaboration de ces « généalogies rêvées », figures incontournables de l'imaginaire et de l'identité des communautés humaines.


Dossier

Bertrand Van Ruymbeke, Cavalier et Puritan. L'ancêtre huguenot au prisme de l'histoire américaine

Pierre Laurence, Les Sarrasins en Vallée Française ? Genèse et perception contemporaine d'un récit légendaire en Cévennes

Ilan Greilsammer, Généalogies rêvées en Cisjordanie et à Gaza. La filiation problématique entre "colons" des territoires occupés et valeureux pionniers du temps jadis

Tudor Parfitt, The Development of Fictive Israelite Identities in Papua New Guinea and the Pacific (17th - 21th c.)

Daniel Friedmann, Mythes d'origine et généalogies rêvées des Falachas (Juifs d'Ethiopie). De la généalogie individuelle à la généalogie groupale

Isabelle Lacoue-Labarthe, Une treizième tribu khazare, rêve ou cauchemar généalogique ?

Anna Pondopoulo-Sanchez, Comment les Peuls sont-ils devenus des Juifs ? Au sujet de l'une des versions de l'origine orientale des Fulbé (Afrique de l'Ouest, début du XXe siècle)

Françoise Raison-Jourde, A la recherche d'ancêtres hindo-bouddhistes pour Madagascar. Une généalogie rêvée en situation coloniale (années 1920-1950)

Colette Zytnicki, "Une filiation trois fois millénaire". Un texte de l'historien Nahum Slouschz sur les origines des Juifs et du Judaïsme en Afrique (1909)

Documents

Le colporteur , par Anny Bloch-Raymond

The Jacobite Presence in Toulouse during the Eighteenth Century, par Edward Corp

Diffusion et filiations dans l'espace protestant : le prophétisme "cévenol" et le monde au XVIIIe siècle, par Jean-Paul Chabrol

Faire de l'histoire pendant la "tempête". Le parcours de Léon Kahn (1851-1900), historien de la communauté israélite de Paris, par Laurent Broche