n°4 Cinéma, cinéma

Editorial


La tête basculée en arrière, le regard fixé vers le ciel, les traits du visage tirés par l'intensité de l'émotion, les bras tournoyant à l'horizontal, il éprouve le vertige de l'envol. C'est la première fois que Stavros prononce l'incantation qui donna son titre au film : America, America. La terre natale, avec ses souffrances, sa misère, sa violence, est loin derrière lui. La terre rêvée, riche de toutes les promesses, se laisse deviner au bout de cette nuit noire qui n'en finit pas. Stavros est dans un entre-deux, déjà parti, mais pas encore vraiment arrivé, sur ce navire qui faillit être son tombeau : son désir d'Amérique est à portée de main, son Anatolie natale n'est plus. Il vit intensément ce moment unique, source de souffrance et d'extase, à la fois rupture avec un passé et fondation d'un avenir. Son corps, tendu dans un mouvement ascensionnel, exprime les déchirements de celui qui choisit l'exil, sa force et sa solitude. Stavros est en effet terriblement seul : alors même qu'il est en train de crier au monde les secrets de son identité, deux couples passent derrière lui et suivent une direction diamétralement opposée à la sienne. Le rire condescendant laisse deviner l'incompréhension et l'indifférence que ces riches Américains éprouvent devant la danse du jeune exilé. Les robes blanches des deux femmes s'écrasent dans le sol selon une composition géométrique inverse de celle du mouvement de Stavros. Tout les oppose, et le drame à venir est déjà là dans cette image, incroyablement dynamique : la rencontre difficile, voire impossible, entre celui qui arrive sur cette terre américaine qu'il a tant désirée et ceux qui y sont nés. Ce plan du film d'Elia Kazan montre que le cinéma entretient avec le phénomène diasporique une relation particulièrement forte. Parce que le cinéma est au cœur même de la tension entre absence et présence et parce que chaque film est une réinvention de la frontière entre réalité et imaginaire, le septième art participe pleinement à l'expérience de ces collectivités dispersées. Qu'il s'agisse de représenter le lieu d'origine comme un point de départ ou de référence, les forces qui structurent une communauté en exil ou celles qui peuvent la fragiliser, l'épreuve individuelle que constitue le passage des frontières, le cinéma a l'avantage de sa duplicité originelle : le film projette sur l'écran ce qui est perdu, donne forme à ce qui peut structurer une communauté en exil, et propose une construction de l'avenir dans laquelle l'imaginaire joue, bien sûr, un rôle central. Traversé par la réalité de ce qui est reproduit et moulé par la part de rêve que transporte la pellicule, le cinéma organise un savant mélange de cartes entre l'objectif et le subjectif, entre le réel et l'irréel. A condition de comprendre que la tension entre ces pôles n'est pas celle qui oppose le vrai au faux, que l'imaginaire n'est pas le simple envers de la réalité mais qu'il constitue le moment où se rencontrent le vu et le vécu, le concret et le sensible, le familier et l'étrange, il apparaît clairement que le septième art est un vecteur culturel privilégié des diasporas. Certes, il est indispensable dans un premier temps de dresser l'inventaire des diasporas qui ont été représentées à l'écran : toutes ne l'ont pas été, certaines l'ont été plus que d'autres. Mais il importe surtout de comprendre les modalités de fonctionnement de ces représentations. Ainsi la question se pose, par exemple, de savoir s'il existe des formes cinématographiques spécifiques à la représentation des diasporas : les codes du documentaire sont-ils plus souvent convoqués ? La position du réalisateur par rapport à la communauté qui apparaît à l'écran - appartient-il à cette diaspora ou lui est-il étranger ? - est-elle aussi essentielle pour comprendre la nature du regard posé sur l'expérience diasporique, et donc l'objectif du film. Fresque dramatique, promenade nostalgique, promotion d'une identité ethnique et culturelle ou arme de guerre, ces films ne poursuivent pas, de toute évidence, les mêmes objectifs. C'est pourquoi il est indispensable de démêler et d'identifier les motivations et les stratégies des équipes de réalisation. Mais les diasporas ne peuvent être envisagées seulement sous l'angle de la représentation. Certaines d'entre elles ont eu un rôle décisif dans l'histoire du cinéma, comme par exemple l'école russe de Paris qui contribua à revivifier, au lendemain de la Première guerre mondiale, l'ensemble du cinéma français. Autre exemple célèbre : le film noir, genre éminemment et quasi exclusivement américain, qui doit beaucoup, dans son esthétique, à l'influence de réalisateurs et d'opérateurs venus d'Europe central dans les années 1930 et porteurs des lumières de l'expressionnisme et du Kammerspielfilm. Comment le cinéma peut-il témoigner de ces transferts culturels ? Comment une esthétique née dans un contexte culturel, politique, social spécifique, peut-elle se déplacer et s'intégrer dans une autre culture au point de redynamiser celle-ci, voire dans certains cas d'inventer un genre nouveau ? Enfin le cinéma n'existe pas en dehors de la subjectivité des spectateurs, de leur participation, de leur propre culture, de leur appartenance à une communauté. L'histoire du public et de la réception des films, actuellement en plein développement, montre, lorsqu'elle s'intéresse à l'expérience diasporique, que l'étape de l'appropriation par le public est essentielle dans la vie d'un film : c'est la projection, et donc l'apport du spectateur, qui confère au monde représenté un consistance réelle. En investissant le champ du septième art, Diasporas. Histoire et sociétés a voulu aller au-delà de ce que l'on présente trop souvent comme une simple obsession reproductive et mettre un pied dans les coulisses... Les diasporas, pour exister en tant que telles, ont besoin de pouvoir se projeter dans un monde passé ou à venir avec l'intensité du désir qui anime Stavros sur le bateau de l'exil : Cinéma, cinéma !


Dossier

Pierre Cadars, Diaspora des créateurs, diaspora des copies

Sylvie Rollet, Le "non-lieu" et "l'entre-deux" dans *America, America* d'Elia kazan : un territoire d'images

Marie-Aude Baronian, Image, mémoire et diaspora. Sur l'étrangeté filmique

Valérie Pozner, La notion de "cinéma juif" interrogée à travers le film * Les Juifs sur la terre* (1926)

Claude Singer, Comment le cinéma nazi falsifiait l'image des ghettos juifs (1939-1944)

Michel Cadé, Aller-retour et va-et-vient : le voyage des Maghrébins dans le cinéma français

François Albéra, Parmi les émigrés russes du cinéma français

Michael Baskett, Empire et cinéma...: que le spectacle commence !

James Burns, Etre spectateur du cinéma : l'exemple de la diaspora africaine

Natacha Laurent, La "question nationale" en Union soviétique pendant le Dégel : le point de vue du cinéaste Mikhail Ilitch Romm

Documents

Des juifs et des Justes dans la France rurale des années 1940,  (présenté par Patrick Cabanel)

Israélites et israélitisme, (présenté par Patrick Cabanel)

Les femmes à l'épreuve des années 1940, par (présenté par Jacques Fijalkow)

Louis Wirth, Le Ghetto, (présenté par Chantal Bordes-Benayoun)