n°2 Langues dépaysées

Editorial

Il y a bien des manières, pour une langue, dêtre dépaysée, hors de son pays ou de son paysage social habituels. Les migrations, les exils, les diasporas, les colonisations, les guerres, les occupations, les trafics et séjours en tous genres, la font sortir et la mettent au contact d'autres réalités à nommer, d'autres langues installées ou de passage elles aussi. Elle peut connaître alors plusieurs destins.
Est-elle la première à se métisser ou à s'effacer, ou bien, à l'inverse, sert-elle d'ultime réceptacle à une identité fragilisée par le déplacement, cette langue que l'on dit un peu vite maternelle ? S'use-t-elle ou s'enrichit-elle de la même manière lorsque ses locuteurs sont en position de force, arrivés non pas en exilés, mais en maîtres ? Les aléas du politique népuisent nullement, par ailleurs, les figures du dépaysement : diplomates et commerçants ont besoin d'une lingua franca ou d'un pidgin dont on se souvient qu'il s'agit du mot business prononcé par les Chinois, à la fin du XIXe siècle.
Toutes les questions que l'on se pose à propos des langues sorties de leur lit ou parties au dehors ne pouvaient être abordées dans le présent dossier de Diasporas. Nous avons d'abord demandé à Lucette Valensi de nous emmener dans le TGM, ce petit train qui traversait la mosaïque ethnique et linguistique de la Tunisie coloniale, et à Georges-Elia Sarfati de réfléchir sur la manière dont les dictionnaires d'aujourd'hui définissent les « juifs » ou le « sionisme ».
Les articles réunis dans le présent dossier peuvent être abordés de deux manières. On peut choisir de mettre l'accent sur les langues retenues, volontairement peu nombreuses : le grec, les langues juives à trait d'union (judéo-arabe, judéo-espagnol, judéo-occitan...), le français enfin. On peut aussi organiser la matière autour d'une typologie simple des formes de dépaysement : l'exil lié au malheur d'une partie des locuteurs (ce fut à deux reprises le cas du français), la diaspora au sens historique large (Grecs et Juifs sont ici concernés), la colonisation (nous retrouvons le français). Pour des raisons de lisibilité, nous avons choisi une organisation à la fois thématique et linguistique.
Un premier ensemble de textes s'intéressent à des situations linguistiques concrètes de dépaysement ou de diaspora, en insistant sur le cas des langues de la diaspora juive. On verra à propos du seul exemple des Grecs combien les situations politiques, culturelles et linguistiques ont été et restent complexes, à l'intérieur de lÉtat-nation bâti au XIXe siècle comme sur les chemins d'une diaspora multiple.
Un second ensemble s'ordonne autour des étonnants destins du français depuis quatre siècles. Il a été emporté par des fugitifs ou des exilés, à la fin du XVIIe comme au début du XXe siècle. Il a été désiré et choisi par des milieux très divers, République des lettres au temps des Lumières, bourgeoisies méditerranéennes ou sud-américaines, juifs sépharades se ralliant à lui comme à la promesse de 1789. Il a aussi été, un peu partout dans le monde, la langue des maîtres, soldats, administrateurs, commerçants et missionnaires au coude à coude. Il ne pouvait sortir inchangé d'un tel maelström d'expériences, d'espaces et de sons : le monde colonial, en Afrique sub-saharienne comme au Maghreb, a été le théâtre de ses aventures grammaticales et lexicales, aujourd'hui continuées dans la société française largement nourrie des vagues successives de l'immigration. L'Empire a disparu, exilés et missionnaires sont pour la plupart revenus, mais le français a beaucoup gardé de ses multiples dépaysements.
Les langues exiliques, diasporiques, minoritaires, ont souvent réussi à perdurer dans des contextes beaucoup plus difficiles que celui qu'a connu le français, tout en se transformant sans cesse à travers pérégrinations, contacts, influences réciproques ; traits d'union entre peuples et cultures, elles ont mêlé lexiques, grammaires et accents. Leur destin est celui des peuples qui les parlent, entre persistance et assimilation, entre victoire des hautes cultures fortes d'un appareil politique, et fragile pérennité de ces sources qui peuvent resurgir alors qu'on les croyait taries, comme le fait le yiddish depuis quelques années.

La Rédaction

Vers le site des Presses Universitaires du Mirail

Dossier

Lucette VALENSI, Le TGM

Andrée TABOURET-KELLER, La langue maternelle, un carrefour de métaphores

Georges DRETTAS, Diaspora et migration, éléments pour une histoire linguistique de l'ensemble grec

Jacques TAIEB et Mansour SAYAH, Des remarques à propos du parler judéo-arabe de Tunisie

Haïm-Vidal SEPHIHA, Mouvances judéo- espagnoles : impacts linguistiques

Georges-Elias SARFATI, Les racines sémantiques de l'antisionisme : de la définition religieuse au rejet national

Viviane ROSEN-PREST, Polémiques autour du français réfugié parlé à Berlin à la fin du XVIII° siècle

Patrick CABANEL, Langue et diasporas. Trois exemples d'expansion paradoxale du français

Nicole KOULAYAN, Le français langue diasporique d'un genre spécifique ?

Guy DUGAS, Types et parlers de la diaspora européenne dans la littérature coloniale d'Afrique du Nord

Kmar KCHIR-BENDANA, Kaddour Ben Nitram et les sabirs de Tunis entre l'oral et l'écrit

Laurent DORNEL et Sophie DULUCQ, Le français en Afrique Occidentale Française. Construction linguistique, représentations et domination coloniale

 Documents

Le judéo-occitan existe : essai sur la "lenga juzieva", de Marie-Claire Viguier (in Juifs et source juive en Occitanie, Vent Terral, 1988), (présenté par Georges Passerat)

Discours à l'Unesco, 17 juin 2002, de Haïm-Vidal Sephiha, (présenté par Jean-François Berdah)

Lettre d'un anonyme à l'Auteur de la Gazette littéraire. Gazette littéraire de Berlin, année 1773, p. 60-61, (présenté par Viviane Rosen-Prest)

Etre un peuple en Diaspora de Richard Marienstras (Maspero, 1977), (extrait présenté par Chantal Bordes-Benayoun)