n°11 Etrangères

Envisager la situation diasporique sous l'angle du sort réservé aux femmes revient à établir que migrer ne se fait pas sur le même mode, n'a pas les mêmes impli­cations pour les hommes que pour les femmes. Bien plus, il s'agit d'admettre qu'au-delà de la singularité de chaque par­cours individuel, il existe suffisamment de caractéristiques communes aux migrantes pour qu'on puisse les regrouper en vertu de leur sexe, définir une sorte de lot commun. C'est à cette possibilité d'observer les sociétés diasporiques à travers les relations de genre que s'attache ce numéro de Diasporas.

Le rapport rendu en 2006 par le Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP) peut nous aider à y voir plus clair1. Il souligne tout d'abord la légitimité qu'il y a à s'inté­resser aux femmes migrantes, dans la mesure où celles-ci représentent la moitié des migrants du monde. Dans certains pays comme les États-Unis, le Canada ou l'Australie, elles sont aujourd'hui plus nombreuses que les hommes ; leur part dans les migrations ne cesse de croître. Du point de vue quantitatif, il est donc tout à fait pertinent de se pencher sur la catégorie « femmes » des migrants. Le rapport des Nations Unies indique par ailleurs que la participation des femmes aux mouvements migratoires n'est pas un phénomène neuf, mais ancré dans l'histoire et qui peut être appréhendé dans sa dimension diachronique.

Migrantes ou non, les femmes sont, dans le phénomène diasporique, omniprésentes, alors même que leur rôle et leurs difficultés sont souvent peu soulignés, peu valorisés, aujourd'hui comme hier. Le manque d'ar­chives peut à la fois en témoigner et expli­quer cette invisibilité : si les gens de passage laissent d'une manière générale peu de traces, les femmes migrantes peuvent être considérées comme « transparentes » dans les archives, selon l'expression du sociologue Jacques Gillen2. De plus, pendant longtemps, les migrations ont été considérées comme exclusivement justifiées par la recherche d'un emploi ; aussi les femmes en parais­saient-elles exclues et le phénomène migra­toire était-il approché de manière androcentrique. Il faut donc se réjouir de voir le rapport du FNUAP s'intéresser au sort et au profil des migrantes. Ce texte revient sur certains clichés - lorsqu'il montre par exemple que les migrantes ne sont pas nécessairement issues de milieux défavori­sés, mais fait surtout apparaître à quel point les cas diffèrent. Cette diversité invite à changer d'échelle et à observer tant des par­cours individuels - autant de filles, sœurs, épouses, mères de non migrants, mais aussi de femmes accompagnant un père, un mari, un fils dans leur migration -, que des ten­dances générales.

Les incidences du départ des femmes sur leur pays, région, cellule familiale d'origine sont diverses. Il semble ainsi que les femmes envoient plus fréquemment et avec davan­tage d'ampleur que les hommes une partie de leurs gains dans leur pays d'origine - alors même qu'elles ont des revenus inférieurs - et créent de nombreuses associations d'aide aux populations restées au pays, comme le montrent les études de Sophie Blanchard et Maria Christina Siqueira de Souza Campos. Elles contribuent ainsi davantage que les hommes à l'aide apportée aux régions qu'elles ont quittées3. Elles y font aussi évo­luer les représentations des femmes: l'image des émigrées, entre femmes vertueuses et aventurières, entre mères-courage et mères indignes vient ouvrir, pour celles qui restent, l'éventail des possibles.

Les migrantes induisent aussi des boule­versements dans le pays d'accueil : port du voile adopté par exemple en France par cer­taines femmes musulmanes, contribution des femmes à une littérature diasporique, influence sur la mode... Enfin, elles-mêmes changent, leur mode de vie se modifie : découverte, pour certaines, du monde du tra­vail, modification du schéma familial et, dans ce cadre, de la place qui y est faite aux femmes ; évolution ou au contraire conserva­tion des pratiques religieuses, alimentaires, vestimentaires, domestiques, et même lin­guistiques, et plus généralement change­ment du rapport au corps (par le refus et la lutte contre l'excision, par exemple)...

La place des migrantes est complexe, située au cœur des tensions entre traditions et valeurs de la communauté d'origine, dont elles sont chargées d'assurer la transmission, et adaptation voire adoption de celles des sociétés d'accueil. Ces femmes doivent en effet à la fois assurer le rôle de gardiennes de l'héritage et, par leur place privilégiée dans la socialisation primaire des enfants - tout par­ticulièrement des filles -, préparer l'intégra­tion de ces derniers à leur environnement, donc aux normes de toutes sortes de la société d'accueil. Elles peuvent de ce fait se trouver dans une situation d'instabilité, prises entre deux mondes qui les aspirent.

Le mariage constitue ici un nœud cen­tral : à lui seul, il symbolise toute l'ambiguïté de la situation des femmes en migration. Il est le plus souvent inévitable et apparaît comme une manifestation de la domination masculine qui se prolonge dans la migration : les femmes constituent alors des produits d'échanges, que l'on va parfois chercher jusque dans le pays d'origine pour reconsti­tuer une communauté homogène, ou que l'on importe - ainsi de ces Polonaises et Russes ramenées en France par des prison­niers libérés du travail obligatoire en Alle­magne.

Elles font, en tant que futures épouses, l'objet de toutes les attentions : on les dote, on leur choisit un mari. Ce n'est pas tant leur bonheur individuel qui justifie une telle cen­tralité, que le rôle assigné à ces femmes dans le mariage : éviter le métissage et reproduire le groupe diasporique, permettre sa péren­nité et l'implanter dans le pays d'accueil. À partir du moment où les femmes rejoignent les hommes en diaspora, le groupe se fixe et fait le deuil d'un retour au pays d'origine. C'est pourquoi le mariage des femmes constitue un véritable investissement : le sys­tème ancestral de la dot, transposé par les migrants dans le pays d'accueil, renforce l'aspect transactionnel de la « gestion » ­masculine - des migrantes au sein du groupe diasporique.

Dossier

Migrantes : au cœur des stratégies matrimoniales

Glenda GAMBUS, Philanthropie marchande et condition féminine au XVIIe siècle dans la communauté sépharade d'Amsterdam (résumés)

Marie RODET, Genre, migration et réseaux familiaux dans la Haut-Sénégal (1907-1950) (résumés)

Isabelle LAUSENT-HERRERA, Paroles de femmes dans l'immigration chinoise au Pérou (résumés)

Laurence PREMPAIN, Des femmes au cœur des enjeux politiques et moraux de la libération. L'arrivée en France en 1945 des Polonaises et Russes déportées du travail en Allemagne (résumés)

Poids des traditions, désirs d'émancipation

Sophie BLANCHARD, La migration des Boliviennes en Espagne. L'internationalisation d'une migration de travail (résumés)

Maria Christina SIGUEIRA DE SOUZA CAMPOS, Paulo Henrique LUNARDELO, Femmes d'origine portugaise établies outre-mer. Difficultés et conquêtes (résumés)

Elodie DURU, Genre et dispersion. Les femmes indiennes de la diaspora de Southall Broadway (Londres), entre continuité et changements (résumés)

Mélissa BLANCHARD, Migrantes sénégalaises « en solitaire » à Marseille. Des statuts ambigus entre marginalité et quête de reconnaissance (résumés)

Carine PINA-GUERASSIMOFF, Femmes chinoises en migration, actrices majeures ou marginales de l'institution migratoire. Les nouvelles migrantes chinoises à destination de l'Europe (résumés)

Combattantes

Vincent VILMAIN, Myriam Schach, féministe et nationaliste juive (1867-1956) (résumés)

Sandrine MANSOUR-MERIEN, La diaspora palestinienne au féminin (résumés)

Sylvie THIEBLEMONT-DOLLET, Migrations féminines d'Afrique de l'Ouest entre spécificités et similitudes. L'exemple des Foutankaises de Saint-Dié-des-Vosges (résumés)

Documents et chantiers de recherche

Les prostituées brésiliennes dans le canton de Vaud (Suisse), entretien commenté par Carine Carvalho Arruda

Femmes écrivains à la croisée des langues, 1700-2000, compte rendu par Agnese Fidecaro et Jane Wilhelm

Etudier ailleurs, étudier malgré tout. Migrations étudiantes et relations internationales (XVIe siècle-1962), compte rendu par Caroline Barrera et Patrick Ferté

Voisinages fragiles. Les relations interconfessionnelles dans le Sud-Est européen et la Méditerranée orientale (1854-1923) : contraintes locales et enjeux internationaux, compte rendu par Anastassios Anastassiadis

Le mariage, c'est aussi - avant tout ? - la manifestation d'un désir de contrôler les migrations féminines. D'inscrire les femmes dans un cadre précis, de définir leur place, sans leur laisser la possibilité de la choisir elles-mêmes ; ainsi les jeunes juives sépha­rades évoquées par Glenda Gambus sont­-elles prises en main dès leur arrivée, pour faire sans délai l'objet de stratégies matri­moniales. La migration féminine est en effet acceptable si et seulement si elle permet le renforcement du groupe diasporique. Mais elle peut également être l'occasion de sortir du mariage, pas seulement d'y entrer. Dès lors, les migrantes sont redoutées ; elles ne sont plus des femmes comme les autres. Se marier pour migrer, migrer pour échapper au mariage, voilà bien là résumée l'alternative qui se présente aux femmes... Si la tutelle masculine perdure, c'est bien sûr au nom de la pérennité du groupe diasporique, mais c'est aussi parce que les femmes ont elles­-mêmes intériorisé le principe d'une légitimité de la domination masculine.

Passer les frontières signifie donc sou­vent pour les femmes affronter des obstacles innombrables, se confronter à une altérité hostile, se mettre en danger ; cela peut aussi vouloir dire émancipation et liberté. Par le fait même de partir. Par la construction d'un itinéraire personnel à distance des normes parfois pesantes de la société natale. Cer­taines femmes profitent de leur départ pour rompre avec une situation dans laquelle elles se sentent enfermées : un mariage malheu­reux, des traditions pesantes. Elles tra­vaillent, exercent des métiers qu'elles n'avaient pas pratiqués dans leur pays d'ori­gine, gagnent en autonomie, en reconnais­sance et transmettent à leurs filles le goût de l'indépendance et la volonté de s'affirmer. Le chemin est difficile et il faut souvent à la fois porter le poids de la traditionnelle répartition des rôles selon le sexe (aux femmes le foyer et les enfants, aux hommes la sphère publique) et les contraintes et obligations de leur nouvelle condition de travailleuses.

Sans doute est-ce cette fragilité qui fait des femmes en diasporas les victimes les plus fréquentes de pratiques discriminatoires sur lesquelles on ne manquera pas de revenir : lorsqu'elles migrent seules, elles sont ainsi à la fois tenues à distance dans le pays de des­tination car considérées parfois comme de dangereuses tentatrices à la sexualité débri­dée - leur liberté de mouvement étant assi­milée à une liberté et une disponibilité sexuelles - et , en raison de leur situation de nouvelles arrivantes, utilisées, exploitées sur le marché du travail, y compris sexuel. Ce regard désapprobateur, soupçonneux, est porté par le pays d'accueil mais également par le groupe diasporique lui-même qui voit dans ces électrons libres une menace pour l'identité, la cohésion, l'image même du groupe. Pour le pays hôte comme pour le groupe rejoint par les migrantes, la femme non mariée, sans enfant, n'est pas respec­table ; cette vision répercute la traditionnelle opposition entre la maman et la putain, dont on pouvait penser qu'elle était tombée en désuétude. Finalement, s'il peut être un joug, le mariage est aussi parfois une protection contre l'exploitation ou la convoitise sexuelles et les femmes mariées disposent souvent d'une marge de manœuvre, d'une autonomie plus grandes que les femmes libres, plus fragiles, plus exposées, plus exploitées.

C'est la difficulté de faire face à ces exi­gences, à ces regards, qui incite parfois les femmes à se mobiliser et à créer des mouve­ments ou des associations de défense de leurs intérêts. Cette mobilisation militante fait d'elles des combattantes qui, à leur tour, remettent en question la répartition des rôles au sein du groupe diasporique. La migration devient aussi lieu de l'engagement, de l'ac­tion militante.

Nancy Green résume cette évolution : « Le thème de la dépendance cède la place à celui de l'indépendance voire de l'émancipation. Ici deux modèles contradictoires ont vu le jour : celui de l'émigrante [...] s'accrochant aux traditions du pays ; l'autre, plus récent, de l'émancipation familiale, culturelle sociale vécue grâce à la traversée des fron­tières4 ». L'historienne ajoute : « Au-delà de la découverte de la femme qui bouge, dont les figures sont multiples, le rôle des femmes est réévalué, pour celles qui restent comme pour celles qui « suivent » ou qui partent seules. Ni les unes ni les autres ne sont passives ; l'image de la sédentarité de la femme est sérieusement ébranlée5 ». Ainsi s'éloigne, du fait du passage en diaspora, la représenta­tion traditionnelle des femmes, à l'ombre des maris, pour faire place à des femmes qui se battent pour leur survie et s'aventurent avec succès sur des voies traditionnellement considérées comme masculines.

La rédaction

1. Il est consultable en ligne à l'adresse: http://www.unfpa.org/swp/2006/french/introduction.html pour la ver­sion française.

2. Cf. Sextant. Revue du Groupe Interdisciplinaire d'É­tudes sur les Femmes, ULB, n° 21-22, 2004, « Femmes migrantes ».

3. Voir le propos tenu par Mme Ndioro Ndiaye, Orga­nisation Internationale pour les Migrations (OIM), Allocution pour la Conférence Internationale pour Femmes leaders, Haïfa, Israël, 25-28 septembre 2005.

4. Nancy Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, p.115.

5. Idem, p. 113.

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