n° 10 Haines

Editorial


Le Monde est fait de mondes

Banalité affligeante et triste vérité à regarder en face : une revue consacrée aux minorités doit tôt ou tard annoncer un numéro sur la haine. Cette dernière, avec plus ou moins d'intensité, accompagne depuis la nuit des temps et trop souvent les rapports entre soi-même et l'Autre. Ce ne sont pourtant pas des réflexions ontologiques que le lecteur trouvera dans ces pages, mais bien l'histoire, la politique, la sociologie, bref les mouvements collectifs. On n'interviendra pas ici dans le débat philosophique sur les rapports entre ce que l'analyse de l'être nous apprend et les structures intersubjec­tives que la recherche met en lumière dans l'histoire.
De quelle haine envers quel Autre parlons-nous ici ? De celle pour l'Autre ethnique, national, social, politique, religieux ? Force est de constater, même si nous limitons notre regard à ce que dans notre partie du monde on appelle la modernité tar­dive ou la contemporanéité, que certaines formes de la haine sont nouvelles tandis que d'autres, anciennes, persistent ou sont de retour.
Comment penser, par exemple, l'archaïsme de conflits aigus, d'ordre national et/ou religieux en Europe même, au vu de la Yougoslavie ou de l'Irlande sous domination anglaise, même si une issue pacifique par le haut semble, au moment où ces lignes sont rédigées, tenir bon ? Disons-le, même si c'est banal : il ne fait pas bon aujourd'hui, comme hier, être minoritaire ou en diaspora, nationale, ethnique, religieuse, sociale...
Comment rappeler à nos concitoyens que le succès généralisé des thèses du Front Natio­nal, malgré la déroute de ses candidats aux dernières élections, n'est pas finalement si nouveau ? Il s'avère donc utile de ne pas oublier que le « plombier polonais »eut un pré­décesseur dans la personne du terrassier ita­lien. L'hystérie xénophobe ainsi que la réduction de l'étranger à l'anormal, à l'asocial et au délinquant étaient répandues aussi bien dans notre Europe du XIXe siècle qu'ailleurs. Elles prirent ensuite la forme officielle non seulement du génocide des Juifs et des Tzi­ganes, mais également, pour n'évoquer que la France, des expulsions massives, puis de l'en­fermement pendant les années 1930, des per­sécutions et des déportations sous Vichy, des ratonnades des années 1960.
Nous avons écrit que la haine connaît des changements. Ceux-ci ne sont pas uniformé­ment repartis. Le mépris envers l'inférieur éco­nomique, la violence sociale, la haine de classe, ne sont plus dans l'Occident postindustriel ce qu'ils étaient à l'époque des révoltes rurales et plus tard, lors des massacres des ouvriers. Mais combien de traits de cette haine s'expriment aujourd'hui quotidiennement dans de vastes régions de la planète ?
L'échec du projet communiste et celui des idéologies dont se réclamaient les périphéries que les centres du monde n'ont pas renoncé à exploiter sans pitié ont laissé la place vide pour d'autres systèmes de pensée dont la compo­sante « haine » n'est pas mineure et, surtout, ont pris des formes surprenantes. La globalisa­tion ne se donne plus à voir par des bateaux chargés d'esclaves africains. Les conquista­dores qu'ils amènent promettent de se retirer bientôt, mais les prétentions hégémoniques n'ont rien perdu de leur force. Mesurons-nous correctement les réactions qu'elles produisent, même quand elles ne sont pas militaires?
La fonction de l'idéologie a changé. Le motif social cède souvent la place à - ou la partage avec - des raisonnements en termes ethniques, religieux, voire linguistiques, dési­gnant des cibles à leur échelle. En même temps, ce qui ne fut auparavant qu'une expression individuelle - l'immolation person­nelle d'un étudiant thèque devant les chars soviétiques - ou exceptionnelle - les kamikaze en temps de guerre - devient une forme «nor­malisée» du combat. Certes, il s'agit de formes extrêmes, mais classiquement, ce qui était extrême, c'était le terrorisme. Aujourd'hui, le terrorisme non seulement s'est généralisé mais ses cibles sont collectives et un grand nombre de protestations et de combats sociaux de par le monde prennent ces formes extrêmes.
Attention à cette mondialisation du déses­poir, car c'est un changement d'échelle dans la violence dont les tenants du néolibéralisme, c'est-à-dire les puissants de la planète, ne semblent pas prendre conscience. Ils confon­dent mondialisation et monde.
Or le monde est fait de mondes, que cela plaise ou pas aux uns et aux autres.
Toute situation de haine ne conduit pas nécessairement à la catastrophe. Le dépasse­ment de la haine exige un courage intellectuel et politique dont la France a déjà donné l'exemple au début du XXe siècle, comme nos lecteurs le verront dans ce numéro à propos de l'anticléricalisme. Aujourd'hui, comme hier, mais dans une situation plus grave pour le des­tin de l'humanité, il ne s'agit pas ou pas seule­ment, de trouver les concessions réciproques tolérables pour tous, mais de changer de pen­sée, de pensée politique avant tout
Si ce numéro contribue à mieux faire connaître d'anciennes et de nouvelles formes de haine ainsi que les liens entre elles, à appro­fondir la prise de conscience de la gravité de la situation actuelle et à suggérer des voies pour la penser, sa publication sera largement justi­fiée.

La rédaction

Vers les Presses Universitaires du Mirail

Dossier

Stéphane Rosière, Groupes ethniquement minoritaires et violence politique. Essai de typologie

Jean Baubérot, Une  « haine démocratique » et son dépassement. Du combat anticlérical à la loi de séparation de 1905

Henriette Asséo, Pourquoi tant de haine ? L'intolérance administrative à l'égard des Tsiganes de la fin du XIXe siècle à la veille de la Deuxième Guerre mondiale

Sarah Fila-Bakabadio,  Holocauste contre holocauste. De l'articulation d'une réthorique afrocentriste aux expressions contemporaines d'un antisémitisme noir

Edgardo Manero, Haines et altérité(s} face à l'absence d'une théorie critique. L'inquiétante étrangeté dans l'Argentine néo-libérale

Laurent Dornel, Chronique de la haine ordinaire. Une rixe entre ouvriers français et italiens à Ravières (Yonne), en 1880

Adolfo Pérez Esquivel (Prix Nobel de la Paix), La violence du monde (entretien)

Documents

L'israélitisme à l'épreuve. Le témoignage d'une femme juive dans la France de l'affaire Dreyfus, présenté par Marie Aynié

Des étudiants juifs réfugiés à l'Institut catholique de Toulouse pendant les années noires, présenté par Marie-Thérèse Duffau

Témoignage d'une enfant juive en région parisienne puis au Danemark (1942-1946), texte de Rachel Zylberberg

Juifs et paysans en Auvergne, 1938-1945. Chronique d'une enquête ethnologique, texte de Martin de la Soudière

Classiques de l'histoire et de la sociologie des diasporas

 Immigration, religion et assimilation aux Etats-Unis selon André Siegfried (1927), présenté par Patrick Cabanel

Chantiers de recherche

Les Pondichériens de citoyenneté française. Entre va-et-vient et retours accomplis par Marie-France Gueusquin

Les Japonais en France à la fin du XXe siècle. Photographie d'une immigration invisible par Kazuhiko Yatabe

Les liens transnationaux en diaspora. Le cas des Chinois de Polynésie française, par Anne-Christine Trémon

Des immigrants juifs aux Etats-Unis, Compte rendu de thèse présenté par Nicole Fouché