Philippe MINARD Les formes de régulation du travail en France et en Angleterre au XVIIIe siècle : une enquête en cours

Les formes de régulation du travail en France et en Angleterre au XVIIIe siècle : une enquête en cours

Philippe Minard


Introduction : la question du travail mise en contexte

En 1731, à Marseille, un dur conflit oppose les compagnons tailleurs à leurs maîtres, au sujet de l'instauration d'un bureau de placement par la corporation. Parmi les garçons interrogés par les échevins de la ville à la suite de la «cabale», se trouvent trois Anglais, dont l'un, George Weeks, venu de Bristol, s'étonnait en ces termes de se voir arrêté : « Il croyait que ce fut en cette ville comme en Angleterre, où il n'y a aucun embaucheur, les garçons étant libres de se placer chez le maître qu'il (sic) trouve à propos ». L'anecdote est rapportée par Michael Sonenscher dans un article écrit en 1987, qui dressait le programme d'une comparaison souhaitable du droit du travail entre la France et l'Angleterre[1]. L'auteur soulignait combien était alors «mal connue l'histoire des relations industrielles dans l'Angleterre du XVIIIe siècle». De fait, les différences entre le statut légal des ouvriers anglais et français qu'illustraient les propos de George Weeks en 1731 « appelaient à une recherche plus étendue non seulement sur les pratiques juridiques et institutionnelles qui réglaient les rapports de travail en France et en Angleterre, mais aussi sur des variations éventuelles dans les rapports pratiques et quotidiens que ces dispositifs juridiques et institutionnels étaient censés régler ». Un certain nombre de travaux sont depuis venus combler partiellement cette lacune, mais il reste en effet beaucoup à faire, en particulier pour rapprocher les points de vue que développent parallèlement, mais sans guère dialoguer, les historiens du droit et les spécialistes d'histoire économique et sociale. En effet, la question des relations de travail et du rapport salarial n'est pas seulement un problème juridique ; elle met en cause le sens même donné à la notion de travail par la société, et doit donc être replacée dans l'horizon plus vaste de ce que Robert Castel a appelé les « métamorphoses de la question sociale »[2].

On sait qu'au cours du XVIIIe siècle, les représentations de la notion de travail ont été bouleversées. Le travail a pris peu à peu un sens nouveau, lié au débat sur la croissance, qu'illustre notamment la célèbre controverse « rich country / poor country » qui opposa David Hume à Josiah Tucker : celui-ci finit par convaincre celui-là que des salaires plus élevés ne pénalisaient pas le pays riche face à ses concurrents pauvres, mais au contraire favorisaient au bout du compte la croissance de son économie[3]. Récemment, Andrew Plaa a montré que l'économie politique anglaise, avant Adam Smith, avait déjà posé les bases d'une théorie de la valeur travail mais aussi d'une réflexion sur le cercle vertueux production de masse / consommation de masse / mise au travail généralisée[4]. Toute réflexion sur les règles qui régissent la relation de travail au XVIIIe siècle doit tenir compte de ce contexte de réévaluation sociale du travail comme source de richesse[5]. Inversement, se focaliser sur les conceptions de l'économie politique et les représentations culturelles, sans examiner les contentieux et les modalités de la construction juridique des relations de travail, serait tout aussi insatisfaisant. Dans un livre récent, Richard Biernacki a voulu ré-interroger l'idéologie du travail en recherchant quelle était l'origine des conceptions différentes du travail en tant que marchandise qu'on rencontre en Grande-Bretagne et en Allemagne à la fin du XIXe siècle : en vendant son travail, le travailleur anglais vend un produit, tandis que le travailleur allemand vend un service. Cette différence serait liée à un décalage chronologique dans la création de marchés nationaux unifiés du travail et des marchandises, au cours des XVIIIe et XIXe siècles. La manière dont Biernacki, associe dans le cas anglais la vente du travail à la délivrance d'un produit ouvre un large débat, notamment parce qu'elle contredit l'analyse d'Ann Kussmaul qui soulignait au contraire, dans la mise en place du marché du travail pour la main-d'œuvre agricole, le rôle crucial du travail entendu comme prestation d'un service[6]. Il est vrai que Biernacki (qui ne cite pas le livre de Kussmaul) analyse essentiellement le secteur de l'industrie lainière, mais la divergence n'est pas uniquement liée au choix de branches différentes, elle tient aussi à la méthode : la police du travail et toutes les formes d'encadrement juridique de la relation salariale ne sont pas directement étudiées par Biernacki qui, pour le XVIIIe siècle, néglige les pratiques et se concentre sur l'économie politique.


[1] Michael SONENSCHER, « Le droit du travail en France et en Angleterre à l'époque de la Révolution », in G. GAYOT, J.-P. HIRSCH (éd.), La Révolution française et le développement du capitalisme (actes du colloque de Lille, 1987), Villeneuve d'Ascq, Collection Hors Série de la Revue du Nord, Lille, 1989, p. 381-387.

[2] Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une histoire du salariat, Paris, Fayard, 1995. Le colloque organisé sur ces thèmes par les anglicistes de l'université Paris-3 s'avère extrêmement décevant : Martine AZUELOS (éd.), Travail et emploi. L'expérience anglo-saxonne. Aspects historiques, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001.

[3] A. W. COATS, « Changing attitudes to labour in the mid-Eighteenth Century », Economic History Review, n.s., 11/1, 1958, p. 35-51 ; Istvan HONT, « The rich country-poor country' debate in Scottish classical political economy », in I. HONT, Michel IGNATIEFF (ed.), Wealth and Virtue. The Shaping of Political Economy in the Scottish E,lightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 271-315.

[4] Andrew PLAA, « Mercantilism and the laboring poor, 1660 to 1750 : the ideological origins of the industrial revolution », PhD Columbia University, 1994.

[5] Je laisse cependant délibérément de côté ici la question des Poor laws et du système de Speenhamland, largement étudiée, pour me concentrer sur le droit du travail.

[6] Richard BIERNACKI, The Fabrication of Labor. Germany and Britain, 1640-1914, Berkeley, University of california Press, 1995 ; Ann KUSSMAUL, Servants in Husbandry. In Early Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.