Marie-Pierre REY, La diplomatie soviétique et l'Europe occidentale de 1953 à 1991: représentations et pratiques

La diplomatie soviétique et l'Europe occidentale de 1953 à 1991 : représentations et pratiques


Marie-Pierre Rey


Texte intégral :

Jusqu'à l'ouverture des archives ex-soviétiques à partir de 1994-95, l'histoire de la diplomatie soviétique est restée une histoire tâtonnante car en s'appuyant sur la lecture de la presse officielle soviétique et des archives de pays étrangers, les historiens occidentaux se trouvaient dans l'incapacité de cerner avec rigueur les perceptions et les mécanismes de décision à l'œuvre dans cette diplomatie. Influencées par la nature des sources utilisées, leurs études tendaient à véhiculer des préjugés antisoviétiques ou à traiter des faits, sans rendre compte des intentions et des objectifs poursuivis par cette politique extérieure. Au même moment, en URSS, l'histoire de la diplomatie soviétique conduite par des historiens officiels véhiculait elle-même une lecture orientée, voire une mythologie : les relations internationales étaient appréhendées sous l'angle exclusif de la lutte des classes et reflétaient une opposition sommaire entre capitalisme et communisme.

Aujourd'hui, l'ouverture partielle et relative des archives ex-soviétiques permet une lecture plus sereine et plus rigoureuse de la diplomatie de l'URSS. Ce propos visera donc dans un premier temps à dresser un état des lieux et des réflexions à l'œuvre dans ce champ disciplinaire et dans un second temps à traiter d'une étude de cas, en l'occurrence de la question des relations entre l'URSS et l'Europe occidentale entre 1953 et 1991, qui constitue une prisme très intéressant sur nombre de points.


Les recherches sur la politique extérieure soviétique

En dépit de l'ouverture des archives, un certain nombre de difficultés demeurent. D'une part, parce que tous les fonds d'archives n'ont pas été ouverts aux historiens selon la même logique : ainsi, les archives du Komintern et du Parti ont été plus rapidement accessibles que celles du ministère des Affaires étrangères (MID). Et d'autre part, parce qu'à l'exception des fonds du Komintern et des fonds du MID ouverts pour les années 20 et pour la première moitié des années 30 dans un large souci de continuité chronologique, les archives ont été souvent déclassifiées de manière ponctuelle, sans linéarité, favorisant ainsi une approche " sensationnaliste " de l'histoire qui, riche en prétendues " révélations ", ne s'inscrit pas dans la continuité.

Les archives aujourd'hui disponibles sont de plusieurs types. Le premier corpus est évidemment constitué des archives du Ministère des Affaires étrangères, Narkomindel (Commissariat du Peuple aux Affaires étrangères) fondé en octobre 1917 et renommé MID à partir de 1946. Il respecte la loi adoptée par l'Etat russe qui comme la loi française, fixe à trente ans le délai nécessaire à la communicabilité des documents. Mais si le délai des trente ans constitue une règle que l'on ne peut quasiment pas transgresser, il n'apporte pas pour autant de garantie et certains dossiers de plus de trente ans sont toujours fermés. De plus, et ce point est propre aux archives du MID, les chercheurs n'ont pas accès aux inventaires détaillé des fonds, ce qui les condamne à commander des archives sans trop savoir ce qu'ils y trouveront ou à se livrer à un travail minutieux et souvent fastidieux de décryptage du classement archivistique.

A ces archives directement liées à la sphère des relations extérieures, s'ajoutent les fonds du Parti communiste et du Komintern. Ils sont largement voire exhaustivement ouverts pour l'entre-deux-guerres, tandis que pour la période post-stalinienne, l'accès est possible mais pas systématique : en ce qui concerne les fonds du Département International, seule la période 1953-1957, correspondant à l'ascension khrouchtchevienne, est pour l'instant ouverte à une consultation systématique.

Ces archives publiques se doublent, et c'est une nouveauté en Russie, d'archives de type privé. C'est le cas des archives Gorbatchev déposées à la fondation Gorbatchev, et au sein desquelles les fonds Zagladine et Tcherniaev constituent un extraordinaire matériau quant aux débats au sein de l'équipe entourant Gorbatchev et quant au mécanisme de prise de décision.

A ces archives inédites, s'ajoutent encore des documents publiés sous la forme de volumes d'archives souvent très conséquents. Les relations soviéto-italiennes et soviéto-israéliennes ont ainsi fait l'objet de publications réunissant des documents en provenance des archives dites présidentielles c'est-à-dire des archives des Secrétaires Généraux par ailleurs largement fermées. De plus, des collectifs projets émanant le plus souvent d'universités anglo-saxonnes travaillant en collaboration étroite avec la direction des archives russes, ont permis la copie sur microfilms d'archives ex-soviétiques librement accessibles dans les centres de recherche de ces universités. Toujours au registre des fonds déclassifiés par l'intermédiaire de centres de recherches occidentaux, il faut mentionner l'existence du Cold War International History Project. Créé il y a dix ans, il s'attache à déclassifier des documents d'archives soviétiques et est-européennes et à les publier sous la forme de dossiers commentés. Ces sources sont d'une extrême richesse et ce projet se situe au cœur des recherches les plus en pointe sur la politique extérieure soviétique pour la période 1945-1991.

Enfin, à ce corpus déjà vaste, il faut encore ajouter depuis la libération de l'expression apportée par la Perestroïka, la publication de témoignages de diplomates et de grandes figures du Parti. S'il faut utiliser avec prudence ces documents souvent écrits a posteriori, il n'en reste pas moins qu'ils contribuent à donne aux corpus d'archives officielles plus de densité et de chair.

Cet ensemble documentaire constitue donc un ensemble très riche, mais disparate : il tend d'une part à privilégier les années 1945-91 du fait des attentes et des pressions émanant des grands centres de recherches anglo-saxons et il tend d'autre part à sur représenter les relations Est-Ouest au détriment des relations Nord-Sud : qu'il s'agisse des archives du Parti ou du Ministère des Affaires étrangères (MID), peu de documents relatifs à la politique soviétique à l'égard du Tiers Monde ont été ouverts, à l'exception du Moyen Orient, où des fonds portant sur l'Egypte et Israël ont été déclassifiés.

Jeune par définition même, cette " nouvelle " histoire de la politique extérieure soviétique a permis des avancées très nettes dans certains champs :

Tout d'abord en ce qui concerne notre connaissance du " système " de la politique étrangère soviétique. L'on en sait aujourd'hui beaucoup plus quant à l'organisation de cette politique, fondée sur une logique duale et un fonctionnement bicéphale, partagé entre l'appareil d'Etat qui gère les relations inter-étatiques et l'appareil du Parti qui coiffe le mouvement communiste international. Les recherches en cours s'attachent à cerner les liens qui des années 20 aux années 80 ont été entretenues par les deux machines : quelles passerelles observe-t-on entre les deux mondes, comment en vient-on à servir l'appareil d'Etat plutôt que celui du Parti ? Les deux machines relèvent-elles de compétences complémentaires ? Repère-t-on des logiques concurrentes, opposées ? Ou la symbiose l'emporte-t-elle ? Les conclusions des historiens varient selon la période traitée : la complémentarité est réelle dans la période léniniste; à la fin des années 20, le Narkomindel prend l'ascendant sur un appareil communiste de plus en plus instrumentalisé au service des intérêts de l'Etat soviétique1, tandis que sous Khrouchtchev au contraire, l'appareil communiste retrouve une certaine latitude avant de retourner dans l'ombre du MID dans les années Brejnev.[2]

D'autre part, l'on en sait beaucoup plus aujourd'hui quant au mécanisme de prise de décision :

C'est bien au sein du Politburo et plus encore dans l'entourage très restreint du Secrétaire Général que se prennent les décisions de politique extérieure : sous Staline, l'hyper-concentration des décisions atteint son apogée en 1937 avec la mise en place d'une commission réduite qui s'octroie le procession de décision diplomatique au détriment du MID3. A une moindre échelle, le phénomène se reproduit sous Khrouchtchev et par la suite sous Gorbatchev.

Composé d'une petite vingtaine de membres, le Politburo est le lieu privilégié où sont discutées et adoptées toute les grandes décisions politiques. Toutefois, s'il constitue une instance incontournable, le Politburo a été à partir de la déstalinisation de plus en plus contraint de partager sa prééminence avec le Secrétariat général du PCUS. En effet, loin de se contenter dêtre l'organe exécutif du Politburo, ce qu'il est censé être, le Secrétariat du PCUS a eu tendance, d'abord sous la houlette de Khrouchtchev puis sous celle de Brejnev, à intervenir de plus en plus souvent en amont du Politburo, et à lui suggérer telle ou telle position, telle ou telle décision.

Le rôle croissant du Secrétariat général du Parti, -et de son secrétaire-, a indéniablement favorisé la personnalisation du pouvoir et la réapparition, bien nette à partir du début des années 60, du phénomène du culte de la personnalité, pourtant décrié en 1956 lors du XXème Congrès. En 1964, soucieux de ne pas reproduire les erreurs de son prédécesseur, Leonid Brejnev s'engage dans une gestion apparemment collégiale du pouvoir, qui se veut respectueuse de l'autorité du Politburo. Mais dès 1970-71, son autorité est manifeste et il prend l'ascendant sur les autres membres du Politburo, amenant là encore, à une personnalisation très nette du pouvoir. La période gorbatchévienne accentue encore cet état de fait. Soucieux de mener à bien sa réforme, Gorbatchev a besoin d'appui : il commence donc par se tourner vers le Politburo mais jugeant ce dernier de plus en plus conservateur, il tend à le court-circuiter à partir de 1989-90 et à s'appuyer sur le Secrétariat et sur un MID rénové pour élaborer une politique extérieure de plus en plus personnelle.

Responsable de toutes les grandes décisions politiques concernant le pays, le Parti, incarné dans le Politburo ou le Secrétariat comme on l'a vu, ne se contente pas de ce niveau d'action. Il intervient en effet sur un second plan, en tant que chef de file du mouvement communiste international et c'est là une particularité du système soviétique. A ce titre, des réseaux complexes reposant sur des solidarités de parti ont été mis en place. Sous la responsabilité du Komintern dans l'entre deux guerres, puis du Kominform dans la période 1947-1956, ces réseaux passent à partir de 1956 sous la responsabilité du Département International du Comité central. Dirigé d'une main de fer par Boris Ponomarev qu se trouve depuis juin 1957 à la tête de l'institution, le Département International veille à la discipline et à l'orthodoxie des différents partis communistes du monde4. C'est à ce titre que les membres du Département International, dont Ponomarev et Zagladine, compteront parmi les personnages les plus influents de la sphère dirigeante soviétique.

Les instances du parti sont donc omniprésentes, incontournables pour toute question clef. Toutefois, dans la période 1953-1975, les hommes de l'appareil gouvernemental, émanant du second dispositif, tendent à gagner en importance et en rayonnement.

En effet, soucieux dans un contexte de coexistence pacifique puis de détente de donner de lui l'image respectable d'un Etat semblable aux autres, le PCUS a eu tendance à copier les pratiques occidentales et à mettre en avant ses différents ministères, -le ministère des Affaires étrangères conduit par A. Gromyko, le ministère du Commerce extérieur dirigé par N. Patolitchev et le ministère de la Culture sous la houlette de K. Fourtseva-, pour faire d'eux des interlocuteurs directs des gouvernements étrangers. Et en retour, parce qu'ils étaient davantage que par le passé en contact avec le monde extérieur, ces ministères se sont trouvés de manière nouvelle, consultés, voire directement associés aux prises de décision. Réduit en 1953 à nêtre qu'une chambre d'enregistrement des volontés du Parti, le ministère des Affaires étrangères dirigé à partir de 1957 par Gromyko, gagne en autonomie au fil des années 60 et 70, élaborant des positions originales qu'il parvient à imposer aux instances du Parti.

On y voit donc beaucoup plus clair aujourd'hui quant au fonctionnement des appareils à l'œuvre dans l'élaboration de la politique extérieure soviétique à travers notre connaissance du rôle du Parti, du MID, du Département International. Toutefois, le rôle des instances périphériques, -Armée, KGB...- dans l'élaboration de la politique extérieure soviétique reste encore à cerner ; dans les phases de crises aiguës, -crise de Berlin et de Cuba, tensions polonaises, intervention en Afghanistan, on sait aujourd'hui que le KGB et l'Armée ont été étroitement associés au processus de décision5 mais qu'en a-t-il été durant les périodes de non crise ? Beaucoup d'interrogations demeurent ...

L'historiographie récente a également beaucoup progressé quant à la question des objectifs et de la finalité de la politique extérieure soviétique. Ce thème n'est pas nouveau : dès avant l'ouverture des archives, il faisait l'objet de débats vigoureux voire de polémiques autour de questions majeures à savoir : la politique extérieure soviétique répond-elle à des motivations idéologiques, et vise-t-elle l'expansion du communisme mondial ou a-t-on finalement affaire à une diplomatie essentiellement motivée par des intérêts d'Etat ? En un mot, la politique extérieure soviétique est-elle messianique ? Ou relève-t-elle d'une approche pragmatique et réaliste ?

Faute d'accès aux archives présidentielles, ces questions complexes ne trouvent pas encore de réponse définitive. Mais les études récentes fondées sur des documents accessibles depuis peu tendent à montrer que le plus souvent, c'est bien un objectif de puissance servi par des pratiques de realpolitik qui prévaut, tandis que la référence idéologique est instrumentalisée, réduite au rang d'outil de cette politique de puissance6. D'une manière plus générale, et en dépit de certains coups de poker, la politique extérieure soviétique s'avère sur le long terme plutôt pragmatique, relativement prudente, largement nourrie de représentations géopolitiques empruntées au XIXème siècle et peu aventureuse7. Cependant, tout messianisme n'est pas absent de la grille d'analyse des diplomates et des décideurs soviétiques et ce messianisme a pu masquer certaines réalités, dont la question cruciale du coût de cette politique étrangère.

Enfin, la question des perceptions et les représentations des décideurs soviétiques à l'égard du monde extérieur font aujourd'hui l'objet de recherches nouvelles. Et de fait, au-delà du discours officiel et souvent agressif à l'encontre de l'Ouest, l'on repère dans des documents internes aujourd'hui accessibles des références qui participent d'une vision inquiète voire paranoïaque des relations internationales. Complexe de la " citadelle assiégée", angoisse face au problème allemand relayée à la fin des années 60 par l'inquiétude face à la Chine, complexe d'infériorité par rapport à la puissance technologique américaine, tous ces éléments apparaissent aujourd'hui moins comme des propos de propagande que comme des références ayant influencé les perceptions et les pratiques des leaders soviétiques. Mais dans quelle mesure et jusqu'à quel point ? C'est une question qui reste encore ouverte.

L'on se trouve donc ici face à une histoire en plein renouvellement et en pleine effervescence. Qu'en est-il maintenant de la question des relations soviéto-européennes, en quoi cette étude de cas éclaire-t-elle nombre des interrogations que l'on vient de mentionner ?


La question des relations soviéto-ouest-européennes, représentations et pratiques.

Les années Khrouchtchev

Durant cette période, 1956-1964, les perception dominantes expriment une vision très inquiète des questions européennes, largement héritée du traumatisme de la seconde guerre mondiale et des incertitudes de la guerre froide : Le thème de l'Europe, terre dangereuse et ennemie, est très présent chez les décideurs soviétiques comme en atteste nombre de rapports de travail élaborés par le Secrétariat du comité central du PCUS. L'Europe occidentale y apparaît comme étroitement liée aux " intérêts du capitalisme américain ", en butte à un phénomène de " marshallisation " mais le thème dominant est indéniablement constitué par le poids de l'Allemagne en Europe et les dangers qu'il fait courir. Déjà très présent dans les années 1945-53, ce thème du danger allemand devient l'élément central, incontournable des analyses soviétiques sur l'Europe occidentale. Et il est décliné en trois volets essentiels : le militarisme, perçu comme une survivance du nazisme, le capitalisme perçu comme " monopolistique " qui rappelle aux observateurs soviétiques les cartels de l'entre deux guerres et le revanchisme. Perçue comme structurelle, la menace incarnée par la RFA est encore avivée par un phénomène plus conjoncturel qui tient à l'intégration croissante de la RFA au continent ouest- européen via sa place dans la CEE comme dans l'OTAN.

A l'heure de la déstalinisation, le regard porté sur l'Europe par les décideurs soviétiques reste donc profondément marqué par une méfiance et une inquiétude héritées de la seconde guerre mondiale et il est unanime : l'on n'observe pas ici de démarcation entre les appareils du Parti et du MID. Dans le même temps, et là encore à l'instar de la période antérieure, les questions européennes occupent toujours la première place dans la diplomatie soviétique.

Certes, à la fin des années 50 et sous l'impulsion personnelle de Khrouchtchev, la puissance soviétique commence à se mondialiser et à s'aventurer à l'extérieur du continuum euro-asiatique. En particulier, au lendemain de la crise de Suez dont elle a su tirer parti, la diplomatie khrouchtchevienne enregistre de grands succès dans le monde arabe et son influence est grandissante auprès de certains Etats nouvellement indépendants d'Afrique décolonisée comme le Ghana et la Guinée.

Parallèlement, le discours des dirigeants soviétiques sur leur pays évolue aussi. Désormais, lorsque les décideurs communistes évoquent la puissance soviétique, c'est le qualificatif de " mondiale " qui domine leur discours. Dans le rapport qu'il présente devant le XXème Congrès en février 1956, Souslov déclare de manière bien caractéristique qu' " il n'y a aucun problème international intéressant les peuples du monde, dans lequel durant ces dernières années, l'URSS n'ait été amenée à se prononcer et à la solution duquel elle n'ait participé." Trois ans plus tard, en janvier 1959, la venue de Mikoian aux Etats-Unis puis en septembre le voyage réussi de Khrouchtchev en terre américaine installent au sommet le dialogue américano-soviétique et contribuent à imposer sur la scène internationale l'image d'une " super-puissance " soviétique. Enfin, ce changement de perspective s'inscrit aussi dans les structures décisionnelles puisqu'à partir de 1956-57, l'Etat soviétique se dote d'un nouvel instrument d'analyse et d'étude des relations internationales, l'IMEMO, tout particulièrement chargé de se pencher sur les problèmes du Tiers-Monde.

Pourtant, en dépit de ces nouvelles perspectives, l'Europe, et en particulier les relations avec l'Europe occidentale continuent d'occuper une place clef dans la diplomatie soviétique. En attestent ainsi de manière ouverte les deux crises de Berlin et de manière plus discrète, la répartition des soutiens financiers apportés par les Soviétiques aux différents partis communistes et progressistes du monde : en 1957, le "Fonds d'aide aux partis ouvriers et partis de gauche" versait 86,3% de ses fonds aux partis communistes d'Europe occidentale et neuf ans plus tard, en 1966, ce pourcentage était encore de 66,2%.[8] De même, les tentatives répétées et obstinées des décideurs soviétiques de promouvoir le concept de pan-européanisme auprès des leaders et des opinions d'Europe occidentale et d'éloigner ainsi les Américains du vieux continent, autant que leurs critiques virulentes à l'égard d'un Marché Commun qu'ils perçoivent comme l'instrument privilégié de la renaissance de l'économie ouest-allemand, tout ceci atteste une fois encore de l'importance privilégiée qu'ils continuent d'accorder aux questions européennes.

Durant la période khrouchtchevienne, la politique extérieure soviétique est donc dominée par une représentation obsessionnellement inquiète de l'Europe occidentale. Or celle-ci a abouti à une gestion relativement désordonnée et brouillonne des crises internationales de Berlin qui, contrastant avec l'habituelle prudence de la politique extérieure soviétique, a lourdement pesé dans l'éviction de Khrouchtchev et l'arrivée au pouvoir de Leonid Brejnev en 1964. A partir de cette date, l'on observe des changements sensibles dans l'approche soviétique des questions européennes.


Les années " Brejnev ", 1964-1985


La période brejnevienne (1964-1982) et celle de ses immédiats successeurs (1982-1985) se caractérise par l'accession de l'URSS à la parité stratégique, entérinée par les accords SALT de 1972 ; désormais, sur ce plan, la puissance soviétique fait jeu égal avec celle des Etats-Unis. De surcroît, la cogestion des grandes crises de la période, -guerre des Six Jours en 1967, guerre du Kippour en 1973- atteste d'une évolution des relations internationales vers un "condominium" qui flatte les dirigeants du Kremlin et souligne le nouveau rôle joué par l'URSS sur la scène mondiale. Dans ce contexte bien spécifique, les perceptions soviétiques de l'Europe occidentale n'ont pas manqué d'évoluer.

Au fil des années 60 et 70, les dirigeants soviétiques restent toujours attachés à la sphère européenne : en témoigne leur volonté opiniâtre de promouvoir une CSCE susceptible de légaliser une fois pour toutes les frontières provisoires héritées de Potsdam. Toutefois, ce processus une fois bien engagé, -l'Acte Final d'Helsinki est signé le 1er août 1975-, l'Europe n'est plus sur le plan diplomatique, l'objet principal de leurs préoccupations. De cette réalité changeante, atteste clairement l'évolution des aides financières accordées par l'URSS aux différents partis communistes et partis " progressistes " du monde : alors qu'en 1966, la part des partis communistes ouest-européens représentait encore 66,2% des fonds alloués par Moscou, cette part n'est plus que de 45,9% en 19769. A contrario, l'URSS brejnevienne continue de gagner en influence sur le continent africain et de consolider ses acquis en Amérique latine et en Asie : plus que jamais, elle fait bel et bien figure de puissance mondiale.

Forte de son statut de puissance mondiale et de ses succès sur la scène internationale, la diplomatie soviétique ne semble plus craindre le contact avec l'Europe occidentale; elle paraît même l'encourager :

Au fil de la période 1965-1975, l'heure est en effet à la détente, à une détente qui ne se limite pas aux questions stratégiques mais qui prend une ampleur sans précédent, avec l'établissement d'une véritable coopération politique, économique et culturelle avec plusieurs Etats ouest-européens. En 1966, le voyage du président de Gaulle à Moscou conduit à la création d'instances de dialogue et de coopération alors complètement inédites dans l'histoire des relations Est-Ouest10. Trois ans plus tard, en 1969, l'Ostpolitik du chancelier Brandt amène une normalisation des relations germano-soviétiques et un essor notable des échanges économiques bilatéraux.

La politique de détente soviéto-européenne trouve alors de puissants soutiens au sein de l'appareil soviétique. Au rôle personnel d'Andrej Gromyko, inamovible ministre des Affaires étrangères depuis 1957, s'ajoute l'action des départements du MID chargés des questions européennes. Les trois départements se montrent des partisans convaincus d'une détente " raisonnée " avec l'Europe occidentale qui à leurs yeux, ne peut que renforcer la position internationale de l'URSS tout en favorisant la libéralisation progressive du régime soviétique à laquelle ils sont favorables. Ces positions propices à la détente sont également défendues par les technocrates des ministères centraux de l'économie, du commerce extérieur et du Comité d'Etat à la Science et à la Technique qui, conscients du ralentissement de la croissance de l'économie soviétique et de certains de ses dysfonctionnements, tentent d'y remédier en recourant à des transferts de technologie susceptibles de dynamiser l'économie nationale. Enfin, il faut souligner le rôle joué par les instances de réflexion comme l'IMEMO et le petit groupe de consultants du Département International animé par Tcherniaev et Zagladine qui, convaincus de la nécessité d'approfondir la détente pour faire évoluer le régime dans le sens de sa libéralisation, ont également soutenu la détente.

Toutefois, cette première tentative de rapprochement avec l'Europe occidentale s'avère de courte durée. Dès 1977-78, les décideurs soviétiques commencent à faire marche arrière et à remettre en cause la politique de détente menée avec l'Europe occidentale. Car en dépit des avantages économiques et commerciaux qu'elle leur procure, cette politique s'avère coûteuse pour l'URSS, les contacts accrus avec les Etats occidentaux d'Europe suscitant à l'Ouest des pressions répétées et bruyantes en faveur des droits de l'homme. Or, pour les leaders soviétiques qui les perçoivent comme des signes insupportables d'ingérence dans les affaires intérieures de la communauté socialiste, il ne peut être question de céder à ces attaques " subversives " dommageables tant pour l'édifice sécuritaire qu'ils ont bâti en Europe de l'Est que pour les fondements du régime. Dans ce contexte, conscient qu'il lui est de plus en plus difficile de se prémunir efficacement contre ces nouvelles " menaces " de contamination idéologique venues de l'Ouest, le régime durcit ses positions à l'égard de l'Europe occidentale et opte, sous l'influence de Iouri Andropov, patron du KGB, du maréchal Oustinov, ministre de la Défense, et de Ponomarev, directeur du Département International du Comité central à partir de 1977-78, pour une politique de tension illustrée par la crise des euromissiles. Cette évolution est importante car outre sa signification en soi, elle atteste aussi de l'existence d'une césure et au sein des appareils, d'un rapport de force qui évolue, entre ceux qui sont favorables à la détente, -MID, technocrates des ministères, consultants du Département International et ceux qui la redoutent voire la refusent : KGB, ministère de la défense, hiérarchie du Département International...

A cette date, l'ouverture à l'Europe occidentale semble donc avoir fait long feu. Mais en réalité, l'évolution de fond vers des perceptions moins idéologiques, qui a commencé à se dessiner et qui s'est trouvée contrariée par le retour à la guerre fraîche entre 1980 et 1985, est confirmée et accentuée par la Perestroïka gorbatchévienne.


La révolution gorbatchévienne : un nouveau rapport à l'Europe

A partir de 1985 et plus encore de 1987-88, l'URSS gorbatchévienne entreprend une révolution politique autant que psychologique et morale dont les effets sont patents sur les pratiques diplomatiques comme sur les valeurs revendiquées par le pouvoir. Aspirant à une politique étrangère "désidéologisée" et globale11, Gorbatchev et ses proches, -Chevarnadzé aux commandes des Affaires étrangères, Dobrynine à la tête du Département International du Comité central et Tcherniaev en tant que conseiller pour les questions de politique extérieure- s'engagent dans une diplomatie active et très vite fructueuse : il suffit d'évoquer le retrait soviétique d'Afghanistan ou la signature en 1987 du traité de Washington qui pour la première fois, institue entre les deux Grands un authentique processus de désarmement. Mais c'est dans la relation à l'Europe que les changements sont les plus nets :
Jusqu'à la fin de l'année 1987 et au début de 1988, le pouvoir n'est pas entièrement dégagé des pratiques anciennes et dans le concept de " maison commune européenne " lancé dès décembre 1984 lors d'un voyage accompli à Londres par Gorbatchev, l'on retrouve bien la tentation exprimée dès la période khrouchtchévienne de favoriser un découplage entre les Etats-Unis et l'Europe occidentale et à terme, de chasser les Américains du vieux continent. Mais à partir de 1988, il en va autrement et la maison commune devient un véritable programme.[12]

Historiquement légitime, la maison commune doit pour Gorbatchev se construire sur les fondations apportées par les accords d'Helsinki. Elle doit mettre en œuvre des mesures de sécurité collective et de désarment nucléaire, chimique et conventionnel, s'attacher à la résolution pacifique des conflits et promouvoir une coopération économique et commerciale pan-européenne qui à terme débouchera sur une véritable communauté culturelle entre les nations d'Europe.

Sur le plan politique, le pouvoir gorbatchévien attend beaucoup de cette maison commune.
D'une part, il en escompte des relations d'une nature nouvelle avec les anciennes démocraties populaires de l'Est. Dans cet ensemble pan-européen, les démocraties populaires rénovées pourraient aux côtés de l'URSS, incarner un socialisme " à visage humain ", c'est à dire un socialisme tolérant, respectueux des principes de renonciation à la force et de la liberté de choix, deux principes que Gorbatchev a mis en exergue lors de son discours à l'ONU, le 7 décembre 1988. Mais sur ce plan, les espoirs gorbatchéviens s'avèreront vains car dès leur liberté et leur indépendance recouvrées, les anciennes démocraties populaires, -Tchécoslovaquie et Pologne au premier plan-, s'empressent de rompre avec le socialisme et préfèrent s'engager dans la voie de la transition vers un régime capitaliste.

D'autre part, et de manière plus cruciale encore, il en escompte la mise en place de relations nouvelles avec l'Europe occidentale.
Désormais, la volonté soviétique de se rapprocher des Etats d'Europe occidentale vise moins la déstabilisation des relations américano-ouest-européennes que l'établissement d'un véritable partenariat avec l'Europe occidentale. Et pour montrer sa volonté concrète d'avancer dans un rapprochement avec la communauté européenne, le pouvoir soviétique se déclare favorable à l'établissement de relations officielles entre le COMECON et la CEE. Ce sera le sens de la première "déclaration commune" adoptée en juin 1988 entre les deux instances économiques et du premier accord de coopération qu'elles concluent à la fin de l'année 1988.

De surcroît, au moment où il évolue lui-même dans ses propres convictions, -à partir de 1988, il penche de plus en plus vers un modèle social-démocrate-, Gorbatchev s'affirme en faveur d'un rapprochement progressif qui se ferait sur la base des valeurs de l'Europe occidentale, -respect des libertés et des droits de l'homme, démocratie et pluralisme politique au premier plan. Loin d'être perçue comme menaçante, hostile et étrangère, l'Europe occidentale apparaît à présent comme porteuse d'une civilisation vers laquelle il faut tendre. En 1988, V. Loukine, diplomate du MID, écrit ainsi de manière bien révélatrice : un art précis de vivre, de penser, de communiquer avec les autres peuples...La "maison commune européenne" est la maison d'une civilisation à la périphérie de laquelle nous sommes longtemps restés. Le processus qui se développe aujourd'hui dans notre pays et dans un certain nombre de pays de l'Est, revêt partout la même dimension historique, à savoir la dimension d'un retour vers l'Europe (...)"[13]

L'ampleur des objectifs recherchés, les réalisations concrètes auxquels ils conduisent avec en novembre 1990 la signature du premier grand accord de désarmement en Europe et l'adhésion de l'URSS à la " Charte de Paris pour une nouvelle Europe", enfin le présupposé sur lequel ils reposent, c'est-à-dire la nature fondamentalement européenne de la Russie, tout ceci atteste d'un bouleversement radical dans la relation à l'Europe. Et à l'heure d'une liberté d'expression retrouvée, ce bouleversement suscite au sein de l'opinion publique un débat animé.

Une fraction des élites et de l'opinion publique le refuse bruyamment : c'est en particulier le cas des élites militaires pour lesquelles la " maison commune européenne " ne constitue qu'une " théorie sentimentale " susceptible de priver l'URSS de toute défense efficace. Pour d'autres observateurs, les changements impulsés par Gorbatchev ne font que porter atteinte à l'intérêt national de l'URSS. Enfin, d'autres perçoivent la maison commune comme un piège, considérant que les Etats d'Europe occidentale ne sont ni prêts ni désireux d'accueillir l'URSS dans la communauté des nations " civilisées " d'Europe.

Ces critiques se doublent d'attaques xénophobes appelant à protéger et à sauvegarder la " russité ". Des revues comme Nach Sovremennik or Molodaia Gvardia s'en prennent à la " contamination occidentale " contre laquelle il s'agit de mener une nouvelle " bataille de Stalingrad "[14]; et en janvier 1991, Paradigmy publie un article affirmant que " jamais comme avant, l'occidentalisme n'a revêtu dans ce pays une forme aussi agressive, rejetant tout ce qui est Russe."[15]

En retour, ces prises de position suscitent des réponses tout aussi vigoureuses de la part des "occidentalistes". En mars 1991, E. Chevardnadze qui n'occupe plus la fonction de ministère des Affaires étrangères, se prononce avec force en faveur du "choix européen ", soulignant que :

" si nous parvenons à régler nos problèmes nationaux, économiques et politiques et à poursuivre la construction d'un Etat démocratique régi par la loi, nous continuerons à participer à la création d'un espace intégral européen, économique, légal, humaniste, culturel et écologique. Ses fondations ont déjà été posées. (...) Si nous voulons être un pays civilisé, nous devons nous doter des lois et des références partagées par les autres pays civilisés."[16]

Et à l'été 1991, Boris Eltsine, rendant alors visite au parlement européen en tant que président nouvellement élu de la république de Russie, affirme à son tour sa volonté de " _corriger une injustice vieille de 73 ans et de rendre la Russie à l'Europe._" Le terme est explicite et il s'inscrit bien dans le débat diplomatique autant qu'identitaire qui fait rage.

A partir de 1985, la Perestroïka a donc beaucoup apporté à la relation soviéto-ouest-européenne : avec le recentrage progressif vers les questions européennes, le concept original de " maison commune européenne " et la promotion d'un rapprochement d'envergure entre l'URSS et les différents Etats ouest-européens, le pouvoir gorbatchévien s'est efforcé de " retrouver le chemin de l'Europe " et il est allé très loin dans ce cheminement en se ralliant dès la fin de l'année 1988 à des principes chers aux Occidentaux -ainsi du droit rendu aux Démocraties Populaires d'exercer librement leur souveraineté et du non recours à la force à la force à l'intérieur de la communauté socialiste- qui ont débouché sur la faillite de la RDA et la chute du mur de Berlin.

Mais, mal compris d'une partie de l'opinion et des élites restées attachées aux schémas anciens, ce cheminement qui s'est joué à un moment où le pays est en proie à des difficultés et des contestations croissantes, a été rapidement remis en cause par l'implosion de l'URSS. Où en est-on aujourd'hui en Russie sur cette question du rapport à l'Europe ? Et où en est la diplomatie poutinienne ? Ce sujet suscite aujourd'hui nombre de conjonctures et d'interprétations divergentes.

1 Cf Sabine DULLIN, Des hommes d'influences, les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939, Paris, Payot, 2001.

2 Cf Marie-Pierre REY, " Le Département International du Comité Central, le MID et la politique extérieure soviétique de 1953 à 1991" in Communisme, n° 74/75, hiver 2003.

3 Cf Oleg KHLEVNIOUK, Le cercle du Kremlin, Staline et le Bureau Politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir. Paris, Le Seuil, 1998. Et l'ouvrage de Vladislav ZUBOK et de Constantine PLESHAKOV, Inside the Kremlin's Cold War : from Stalin to Khruschev, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1996.

4 Marie-Pierre REY, " Le Département International, le MID et la politique extérieure soviétique de 1953 à 1991 ", op.cit.

5 Sur la question de l'intervention en Afghanistan comme sur la question de la crise polonaise de 1980-81, voir les précieux recueils de documents publiés par le Cold War International History Project.

6 Cf Vladislav ZUBOK et Constantine PLESHAKOV, Inside the Kremlin's Cold War, op.cit., et Gabriel GORODETSKY, Le grand jeu de dupes : Staline et l'invasion allemande, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

7 Voir Laurent RUCKER, Staline, Israël et les Juifs, Paris, PUF, 2001.

8 Rapports annuels du Département International du Comité Central sur le fonctionnement du Fonds International d'aide aux organisations ouvrières et de gauche, et protocoles adoptés en séance du Praesidium, in archives du PCUS, RGANI, fonds n°89, peretchen n°38. Cité in Marie-Pierre REY, Le dilemme russe, la Russie et l'Europe occidentale d'Ivan le Terrible à Boris Eltsine, Paris, Flammarion, 2002, p. 288.

9 Rapports annuels du Département International du Comité Central sur le fonctionnement du Fonds International d'aide aux organisations ouvrières et de gauche, et protocoles adoptés en séance du Praesidium, in archives du PCUS, RGANI, fonds n°89, peretchen n°38.

10 Marie-Pierre REY,La tentation du rapprochement, France et URSS à l'heure de la détente, 1964-1974, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991.

11 Prenant en compte des questions aussi diverses que la protection de l'environnement ou le risque nucléaire.

12 Marie-Pierre REY, " Europe is our Common Home, a study of Gorbachev's diplomatic concept ", in Cold War History Journal, janvier 2004, volume 4, n°2, p.33-66.

13 Interview donnée par le diplomate in Moskovkie Novosti, 1988, n°38.

14 Cité par Vera TOLZ, Inventing the Nation : Russia, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 123.

15 Idem.

16 Interview donnée par Edouard Chevardnadze à Literaturnaya Gazeta, 10 avril 1991.