Magali Ceroni, «CAFI 1956-2006 – De Saïgon à Sainte-Livrade-sur-Lot». La valorisation d’un « patrimoine vivant » : le Centre d’Accueil aux Français d’Indochine

«CAFI 1956-2006 - De Saïgon à Sainte-Livrade-sur-Lot». La valorisation d'un « patrimoine vivant » : le Centre d'Accueil aux Français d'Indochine

Magali Ceroni, Chargée de projets culturels, Valorisation et médiation des patrimoines vivants, bâtis et paysagers


Texte intégral :

L'année 2006 a été marquée par les commémorations du cinquantième anniversaire célébrant l'arrivée des Français rapatriés d'Indochine. A cette occasion la municipalité de Sainte-Livrade-sur-Lot (Lot-et-Garonne) s'appuyant sur les compétences culturelles départementales (Service Patrimoine du Conseil général, Archives et Bibliothèques départementales) a conçu une exposition accompagnée d'un parcours découverte afin de valoriser le CAFI (Centre d'Accueil des Français d'Indochine) et les populations qui y vivent encore.

Il y a 50 ans... Du Mékong au Lot.

La Guerre d'Indochine conclue par la bataille de Diên Biên Phu et les Accords de Genève en 1954, de nombreux civils du Nord Viêt-Nam, fidèles à la France, refluent vers le Sud. Pendant deux ans, les familles issues de mariages franco-asiatiques sont accueillies dans des camps de survie autour de Saigon, attendant de quitter leur terre pour découvrir à douze mille kilomètres de là leur patrie. Ainsi, jusqu'en septembre 1956, date du retrait définitif du corps expéditionnaire et de l'administration française, plusieurs milliers de rapatriés arrivent sur le sol métropolitain par avions et par bateaux. Dans le port de Saigon, les familles déchirées embarquent pour une traversée de près de 30 jours. Certains ont pu organiser leur départ mais beaucoup fuient précipitamment, abandonnant tout. L'administration prend en charge ceux qui n'ont plus de famille en métropole et les affecte dans des centres sous tutelle du ministère des Affaires étrangères, en attendant qu'ils s'adaptent à la vie française, qu'ils s'insèrent professionnellement et acquièrent leur autonomie.


A Sainte-Livrade-sur-Lot, le cantonnement militaire du « Moulin du Lot », désaffecté depuis 1948, est réquisitionné. Il comprend 36 baraquements en brique mesurant chacun 50 mètres de long. 


L'état de ces baraquements étant très médiocre, des travaux de réfection sont nécessaires, notamment leur cloisonnement pour constituer de petits appartements de trois ou quatre pièces. Au printemps 1956, 1 160 rapatriés dont de nombreuses veuves et 740 enfants prennent le train de nuit en gare Saint-Charles de Marseille à destination d'Agen. De là, ils sont conduits en autocars au Centre d'Accueil des Rapatriés d'Indochine, le CARI devenu, dix ans plus tard, le CAFI.

A son arrivée, chaque famille se voit attribuer un logement équipé avec un mobilier sommaire : un poêle, un seau à charbon, des lits en fer de l'Armée, quelque meubles, de la vaisselle, des bassines, un balai... à restituer au départ du camp. Mais au fil des années, le provisoire devient définitif et le CAFI se transforme en véritable village avec la construction d'une école, d'une infirmerie, de commerces.

Depuis cinquante ans, le Centre d'Accueil n'a que peu évolué. Ce camp est aujourd'hui l'unique site à être habité par les derniers témoins de cette histoire (environ 35 « ayant-droits ») dont la plupart sont des personnes âgées.

Une exposition et un parcours-découverte du camp pour se remémorer le chemin de ces familles déracinées

L'exposition qui s'est tenue du 29 avril au 17 septembre 2006 à Sainte-Livrade-sur-Lot a permis de revivre les conditions de départ et d'accueil de cette communauté asiatique au travers d'archives publiques, d'enquêtes et études ethnographiques, de collections iconographiques et d'objets appartenant aux familles du camp.


Elle s'est organisée autour de cinq thématiques : La vie en Indochine comparée à celle de Sainte-Livrade dans les années cinquante, le départ du port de Saïgon. 

l'arrivée et l'installation au camp du « Moulin du Lot ».

Le dernier thème nommé « Ma culture dans mes bagages » traite des traditions culturelles qu'ont importées les familles vietnamiennes qui ont participé à la reconstruction de la vie sociale et culturelle à Sainte-Livrade. Ces familles ont gracieusement prêté des objets qui attestent de la survivance de ces coutumes.




Au moment du départ, les familles qui le pouvaient ont glissé dans les malles de l'exode les produits alimentaires et les ustensiles de cuisine permettant de maintenir les habitudes culinaires. Toutes les femmes se remémorent les bonbonnes de nuoc-mâm, les paniers de vannerie pour laver le riz et les meules pour fabriquer les galettes.



Les rapatriés continuent à célébrer la fête du Têt : à l'occasion du Nouvel An vietnamien, on peut voir passer dans les rues du CAFI le Dragon dans un cortège dansant. Il est guidé par un personnage joyeux représentant le Génie de la terre, animal bénéfique chargé de chasser les mauvais esprits des maisons et d'apporter chance aux habitants. Le cortège déambule ensuite dans les rues de Sainte-Livrade.


Les pratiques des différents cultes se sont rapidement mises en place dans le centre : le bouddhisme avec l'aménagement de la pagode réalisé par les femmes,

 le culte des Génies des « Quatre Palais », le catholicisme avec l'ouverture d'une chapelle et le Culte des Ancêtres pour honorer les membres disparus de la famille.



Les costumes traditionnels du Viêt-Nam ont été présentés et on peut toujours voir dans le camp la silhouette des « mémés » portant une longue tunique sur un pantalon noir avec le chapeau conique.



L'exposition s'est enrichie de courts témoignages audio des habitants du CAFI réalisés par l'ethnologue Martine Wadbled racontant leur vie en Indochine jusqu'à l'arrivée au CAFI.
En complément de l'exposition, un petit guide de visite du CAFI a permis d'accompagner les visiteurs dans un parcours découverte de la mémoire des lieux et de l'âme du « camp » racontée par ceux qui l'ont vécu ou le vivent encore. L'objectif était de faire un document attractif impliquant les gens vivant encore dans le camp ; des « retours en arrière » sur les cinquante années passées saisissaient l'évolution entre la vie d'hier et celle d'aujourd'hui. Ce travail repose sur des témoignages oraux et les abondants documents iconographiques confiés par les familles.


Ce dépliant insiste sur la manière dont les habitants ont recréé leur cadre matériel et socioculturel à l'intérieur des logements.


Derrière ces alignements de baraquements en béton marqués par une lettrine, se cache toute une vie que les femmes ont généralement réorganisée : les petits miroirs accrochés au-dessus des portes d'entrée qui chassent les mauvais esprits, les parfums des produits exotiques des deux épiceries dont l'arrière boutique accueille, chaque jour à midi, le visiteur qui peut se joindre à un petit groupe de fidèles et déguster un bol de soupe vietnamienne, le jardin de Mémé Seusses qui, sous son chapeau chinois, cultive encore les légumes asiatiques dont elle a ramené les graines il y a 50 ans, la pagode où les grands-mères ont fabriqué de nombreux objets rituels afin de célébrer leur culte.

Pour cet événement culturel, la mairie a reconstitué deux logements témoins dans l'enceinte du camp : un logement d'habitation tel que l'Etat l'avait fourni aux rapatriés en 1956 et l'infirmerie du camp. Cette visite d'un lieu de mémoire et ce contact avec les habitants du camp permettent à chacun de mieux comprendre les enjeux culturels qui se jouent en ce site et de s'inquiéter du devenir de cette communauté asiatique.


Le
CAFI, un patrimoine « vivant » voué à disparaître

Ce site est un patrimoine vivant à découvrir rapidement. Le travail de recueil de cette mémoire passée et présente se fait dans l'urgence car les traces matérielles s'effacent progressivement du paysage de Sainte-Livrade. En mars 2006, les bulldozers ont détruit les bâtiments désaffectés. Malgré la vétusté du cadre de vie et les difficultés quotidiennes, les grands-mères du CAFI refusent d'abandonner un lieu qu'elles se sont approprié et qui représente leur petit Viêt Nam.


 

Dans ce contexte, l'exposition et le parcours in situ soulèvent la question de la préservation de la culture des Français d'Indochine. La pagode, la chapelle, les deux épiceries et les autels privés risque être démolis. Améliorer le cadre de vie implique-t-il la disparition des éléments socioculturels qui font lâme du camp ? Le projet de requalification des logements qui donnera prochainement aux habitants un cadre de vie plus digne se devra donc de respecter ce lieu de mémoire témoin de notre histoire contemporaine.