Jean-Paul DEPRETTO, La réception du XXe Congrès dans la région de Gorki

La réception du XXe Congrès dans la région de Gorki

Jean-Paul DEPRETTO


Résumé en français :

Cet article repose sur l'exploitation d'archives régionales du parti communiste soviétique. Il tente d'analyser la façon dont les communistes de base ont réagi au fameux discours secret de Khrouchtchev dénonçant Staline. Le retentissement à court terme du XXème Congrès a été réel, mais limité ; quand le thème du " culte de la personnalité " était évoqué dans les réunions, il était surtout lu à partir de préoccupations locales : sa critique servait à mettre en cause tous ceux qui détenaient quelque pouvoir : supérieurs hiérarchiques dans l'entreprise ou cadres du parti.



Résumé en anglais :

The reception of the XXth Congress in the region of Gorki

The author of this article uses documents from regional archives of the Communist Party of Soviet Union. He tries to analyse how the rank and file communists reacted to the famous secret speech of Khrushchev denouncing Stalin. In the short term, the impact of the XXth Congress was real, but limited : when the theme of the " personality cult " was discussed in the meetings, it was interpreted from a local point of view : the critique of Stalin was used to attack all those who held some power : executives in the enterprises or Party cadres.


Texte intégral :

Il y a trente ans (mars 1976), le regretté René Girault a organisé une table ronde sur le vingtième Congrès du PCUS, deux décennies après l'événement1. A cette occasion, Georges Haupt a tenté d'explorer les répercussions de ce célèbre Congrès sur les mentalités collectives, " terme fluide, mal défini " utilisé " faute de mieux " pour désigner " l'ensemble complexe des systèmes de représentations, de valeurs, de croyances, d'attitudes et de comportements2 ". Il souligne d'abord que " le XXe Congrès a été ressenti comme un séisme dans certains secteurs de la société soviétique, notamment dans l'intelligentsia. Par les espoirs qu'il suscite (...), il provoque une vague d'enthousiasme et d'optimisme ".

À terme, il a eu deux conséquences :

1) une opposition émerge à l'intérieur et à l'extérieur du parti communiste,

2) " à travers des prises de position diverses (...), des manifestations sociales, politiques ou littéraires (...), se fait jour un fait longtemps camouflé ou nié, à savoir : la société soviétique est partagée entre des courants et tendances divergentes quant aux idées, aux méthodes, aux aspirations ".

G. Haupt est cependant prudent : il note que ses sources (documents officiels, textes du Samizdat, biographies de dissidents ou de " libéraux " des années 1960) " rétrécissent considérablement le champ d'investigation et privilégient un milieu restreint qui ne constitue souvent qu'une frange de ce que nous continuons à appeler, à tort ou à raison, l'_intelligentsia_. Dans quelle mesure leur comportement est-il le reflet de l'ensemble de la société soviétique ? ". L'historien se heurte ici à une sérieuse difficulté : comment ausculter les attitudes à l'égard du XXe Congrès dans la classe ouvrière, cette " grande silencieuse " ? Que signifient les " manifestations populaires pro-staliniennes " des années 1960 ?[3] G. Haupt conclut en relativisant la portée de " l'événement du XXe Congrès ", qui " ne pouvait pas se répercuter profondément sur les structures mentales " : de ce point de vue, il ne soutient pas la comparaison avec la " Grande Guerre patriotique ", qui a ébranlé de façon profonde et durable la vie de tous les Soviétiques4.
Ce sont ces questions si lucidement posées par G. Haupt que je voudrais reprendre ici, grâce à l'ouverture des archives soviétiques. Cet article est né du travail que j'ai effectué en 2003-2004 dans le cadre d'un projet qui associait le Centre russe de l'EHESS, l'Institut d'histoire de la Russie (Moscou) et les archives de Nijni-Novgorod5. Cette collaboration a déjà donné lieu à la publication de trois volumes de documents d'archives portant sur les rapports entre société et pouvoir dans la région de Nijni-Novgorod6. Je vise ici un objectif précis : étudier les réactions au Rapport secret de Khrouchtchev, telles qu'elles se sont exprimées au lendemain même du XXe Congrès, au cours des réunions organisées pour discuter des résultats de ce Congrès. Les documents examinés proviennent des archives du parti communiste de la région de Gorki : ce sont, entre autres, des comptes rendus ou des procès-verbaux de réunions tenues au niveau de la région, d'une ville ou d'un district. La perspective adoptée est celle de l'histoire sociale " par en bas " : il s'agit d'essayer de capter la parole populaire à propos d'un événement, un peu à la façon dont procède Arlette Farge pour les Parisiens du XVIIIe siècle7, afin d'écouter les " petites voix "[8] des " subalternes ", " noyées dans le bruit des commandements étatistes ", entreprise qui se heurte à de redoutables difficultés, mais qui se révèle féconde, du moins je l'espère. Je ne me résigne pas, en effet, à ce que " l'homme des classes inférieures " demeure silencieux9.En raison des sources utilisées, on entendra avant tout les avis de communistes, mais je fais l'hypothèse, à vérifier, que dans l'ensemble, les réactions de ces derniers ne différaient guère des points de vue des sans-parti.

Il faut mentionner d'emblée les limites de cette contribution : - Elle utilise exclusivement des sources écrites : je n'ai pas mené d'enquête d'histoire orale. - J'ai envisagé la déstalinisation comme événement du temps court et non comme processus étalé dans le temps. - Rien ne prouve que les conclusions tirées de cet exemple local soient généralisables10.

L'historiographie du sujet a été fortement renouvelée grâce à l'ouverture des archives au début des années 1990. En Russie, on peut même parler de naissance d'une historiographie scientifique, inexistante du temps de l'URSS. La place manque ici pour évoquer ces travaux récents, qui sont divers. Il me semble que par delà leurs différences d'appréciations, deux idées essentielles se dégagent des recherches des historiens russes11 :

1) Les réactions de la société au Rapport secret n'ont pas été uniformes ; des opinions très diverses se sont exprimées, mais en raison de la nature des sources utilisées, nous saisissons principalement l'état d'esprit des communistes.

2) L'intelligentsia et la jeunesse étudiante ont été les catégories les plus réceptives à la critique de Staline : elles s'en sont emparées, en essayant parfois de la pousser plus loin que ne le voulait Khrouchtchev. Dans le livre qu'ils ont écrit en commun, Yurii Aksiutin et Alexandre Pyzhikov opposent cette attitude de l'intelligentsia à celle du peuple qui " dans sa majorité, n'a ni compris ni approuvé un tournant si brusque de la glorification et de la déification au détrônement " de Staline12. Il faudra s'interroger sur ce qui apparaît à tort ou à raison comme une évidence, le relatif silence des catégories populaires : est-ce un effet des présupposés des chercheurs, des biais des sources officielles ? ou bien les " subalternes " s'exprimaient-ils d'autre façon ?
Malgré le grand intérêt des publications russes, la meilleure synthèse sur la question reste sans doute l'article de la chercheuse anglaise Polly Jones qui a étudié la " démythologisation " de Staline, en s'appuyant sur les archives centrales et provinciales (région de Volgograd)[13]. Elle souligne que le Rapport secret tranchait sur le ton dogmatique de la rhétorique stalinienne et fournissait peu de directives claires. De ce fait, la réforme de l'éducation s'est faite dans l'improvisation et la confusion : les enseignants ont dû bricoler une nouvelle version de l'histoire soviétique à partir d'instructions vagues. La situation était la même pour le traitement réservé à l'iconographie du culte : aucune politique nationale cohérente n'a été définie : selon les endroits, les monuments étaient enlevés ou préservés, provoquant la désorientation des citoyens. Ces derniers ont réagi au Rapport secret avec une diversité inattendue ; l'attitude la plus fréquente a été de demander des éclaircissements sur un discours difficile à interpréter, puisqu'il accusait Staline des crimes les plus graves tout en insistant sur ses mérites. Des modes de pensée binaires se manifestaient dans de nombreuses questions : Staline était-il un héros, un maître ou un ennemi du peuple ? À Stalingrad et à Rostov, certains ouvriers étaient convaincus que le Guide défunt était un ennemi. À l'occasion, on suggérait de le punir à titre posthume. Un deuxième type de réactions, qui se rencontrait surtout dans l'enseignement supérieur, était plus critique à l'égard des intentions du régime : pour ces communistes, Khrouchtchev avait accusé Staline de tous les maux afin d'éluder les interrogations sur le rôle du Parti pendant toutes ces années. D'aucuns allaient plus loin et réclamaient des réformes politiques (élections pluralistes, liberté de parole), nécessaires pour " surmonter pleinement le culte de la personnalité " ; ils furent sanctionnés sans pitié. Enfin, le Rapport secret a été attaqué, parfois avec virulence, par des défenseurs de Staline, qui invoquaient notamment ses mérites militaires, vigoureusement contestés par Khrouchtchev. P. Jones conclut que toutes ces attitudes, malgré leur surprenante diversité, allaient le plus souvent à l'encontre des intentions des dirigeants : la déstalinisation a échoué, parce qu'elle a été largement mal comprise et n'a pu mobiliser la population autour de ses idées centrales. De ce fait, Khrouchtchev dut adopter une attitude plus modérée sur Staline, qui fut formulée dans une résolution du Comité central datée du 30 juin 1956 et publiée par la Pravda le 2 juillet14.

Dans un autre article, paru en 200415, P. Jones a analysé le discours de protestation contre la déstalinisation, tel qu'il s'est exprimé dans des propos tenus lors de réunions du Parti ou dans des lettres adressées aux dirigeants, et souvent anonymes. La menace que représentait pour Khrouchtchev cette forme de " dissidence " ne doit pas être exagérée, même s'il est impossible de quantifier l'opinion publique. L'opposition conservatrice à la déstalinisation se caractérisait par un attachement obstiné au symbolisme du " culte de la personnalité ", qui se traduisait par des tentatives pour empêcher l'enlèvement des portraits du Guide. De nombreuses lettres affirmaient que rejeter le rôle dirigeant de Staline dans la guerre revenait à " nier la victoire en général ". Ces " dissidents " pouvaient admettre que Staline n'était pas exactement tel que le décrivait la propagande officielle, mais pour eux le mythe répondait à un besoin psychologique : " le peuple sans dirigeant est comme un troupeau de moutons ", affirmait une lettre anonyme à Molotov. Dans cet esprit, les vieilles visions de Staline étaient considérées comme des traditions populaires sincères et authentiques, que voulaient détruire des dirigeants amnésiques ; à l'inverse, le " récit historique " imposé " d'en haut " par le XXe Congrès était rejeté. Le Discours secret de Khrouchtchev n'était que " calomnie ", " mensonge " ou " bavardage " ; la campagne contre Staline, " saleté " et " fange ". Les insultes fusaient contre Khrouchtchev : " bâtard ", " alcoolique ", " lâche qui s'attaque à un mort ", etc. Des lettres contenant ce genre de dénonciation de la déstalinisation ont continué à parvenir au Comité central même après la résolution du 30 juin ; nombre d'auteurs attribuaient la responsabilité de la crise hongroise au Discours secret.

En 2006, dans un troisième article, P. Jones a abordé la seconde déstalinisation (1961), mise en parallèle avec la première : je laisse de côté cet aspect, pour signaler brièvement ses développements sur l'" iconoclasme ". En 1956, " la violence physique contre les symboles du stalinisme était (...) exceptionnellement répandue "[16] : les gens (des ouvriers, par exemple) réagissaient souvent au Discours secret en s'en prenant aux portraits et aux statues de Staline. Tant que ces actes restaient privés, ils ne rencontraient pas, apparemment, de riposte officielle ; en revanche, quand ils prenaient davantage un tour public ou " démonstratif ", le Parti a eu de plus en plus tendance à les criminaliser et à y voir une forme de " hooliganisme " due à des " ennemis " potentiels.

N. S. Khrouchtchev a lu son fameux Rapport le 25 février 1956, lors de la séance du matin, devant les seuls délégués soviétiques ; cette séance à huis clos n'a pas été sténographiée et le Rapport n'a pas été discuté, mais il a été approuvé " à l'unanimité "[17]. Le Congrès décida aussi de ne pas publier le Rapport, mais de l'envoyer aux organisations du parti18. Il fallut alors mettre au point la version écrite officielle de ce texte, ce qui prit plusieurs jours : le 1er mars, N. S. Khrouchtchev présenta le résultat de ce travail au Présidium du Comité central. Nous ne savons pas dans quelle mesure il reprenait le discours réellement prononcé, car pour l'instant on n'a pas découvert dans les archives d'enregistrement au magnétophone du Rapport secret19 : il est possible que le premier secrétaire ait improvisé par endroits20. Le 5 mars, le Présidium du Comité central adopta une résolution " rigoureusement secrète " dont voici le texte intégral21 :

_1. Ordonner aux comités de région, de pays et aux Comités centraux des partis communistes des républiques fédérées de faire connaître le rapport du cam(arade) Khrouchtchev N. S. au XXe Congrès du PCUS " Sur le culte de la personnalité et ses conséquences " à tous les communistes et membres du Komsomol, mais aussi aux militants sans-parti ouvriers, employés et kolkhoziens.

2. Envoyer le rapport du cam(arade) Khrouchtchev aux organisations du parti avec la marque " non destiné à la presse ", en enlevant de la brochure la marque " rigoureusement secret "._

Le Rapport secret a donc en principe été lu aux sept millions de communistes et aux dix-huit millions de membres du Komsomol : les réunions des organisations du parti ont parfois été ouvertes aux " sans-parti ". Il est arrivé aussi que le discours de Khrouchtchev soit divulgué lors d'assemblées syndicales : dans ce cas, tout le personnel en était informé[22]. Mais le texte a parfois été rendu public par extraits seulement, voire mis sous le boisseau. Il est difficile de dire quelle proportion de la population totale a entendu le Rapport secret : citons, avec les réserves de rigueur, les chiffres fournis par les enquêtes des étudiants de l'Université pédagogique de Moscou23 :


Tableau 1# r h Date de l'enquête h h 1996 h h 1997 h h 1998 h h 1999 h r

r h Ont entendu personnellement le texte à une réunion du parti ou du Komsomol h d 33% d d 18% d d 25% d d 33% d r

r h N'ont pas entendu le rapport, mais ont appris son contenu par d'autres h d 33% d d 15% d d 32,5% d d 33% d r

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Pour la seconde catégorie, les sources d'information ont été diverses : discussions lors de réunions postérieures au XXe Congrès, cours de formation politique, récit d'un parent, émission d'une radio étrangère24.

Dans l'esprit des dirigeants soviétiques, le Rapport secret devait être écouté silencieusement et ne donner lieu à aucune discussion ; en outre, il était interdit de prendre des notes. Mais nous savons par les comptes rendus officiels des réunions que malgré cela, des débats ont eu lieu.

Le 28 février 1956, le secrétaire du comité de parti de la région de Gorki a envoyé au Comité central un rapport " sur les meetings de travailleurs (...) consacrés à l'achèvement des travaux du XXe Congrès25 ". Dans ce texte, il annonce que ces meetings se sont tenus la veille " dans toutes les entreprises, dans les kolkhozes, MTS, sovkhozes, établissements d'enseignement et institutions de la région "[26]. Ces assemblées se déroulent selon le rite habituel : " les travailleurs des villes et des villages " approuvent avec ardeur les décisions du Congrès ; " des centaines d'ouvriers " s'engagent à dépasser le plan27. Les propos tenus lors de ces réunions témoignent du paternalisme du régime :

" Les ouvrières de la fabrique d'habillement n° 1 ont remercié ardemment le parti pour son grand souci des besoins des travailleurs28 ".

Dans ce compte rendu du principal dirigeant de la région, il n'est fait aucune allusion au Rapport secret ou même à la critique publique de Staline par Mikoyan29. Tout est conforme aux habitudes prises par le parti bolchevique depuis au moins 1927 : unanimité obligatoire et absence de tout débat politique. On peut même affirmer que toute politique est absente : il n'est question que de tâches économiques à exécuter30. Il est significatif que ce rapport rappelle par son contenu un texte antérieur concernant " les réactions des travailleurs de la région de Gorki à l'ouverture du XXe Congrès du PCUS "[31] : tout se passe, à la lecture de ces deux documents, comme si le déroulement de ce Congrès n'avait rien apporté de neuf. Mais, dès le 12 mars, une " information " sur la diffusion du Rapport secret auprès des communistes montre que le XXe Congrès a bien été un événement, au sens que Hannah Arendt donnait à ce mot, car il a introduit de " l'imprévisible ", de " l'indéductible "[32] : en l'occurrence, il a suscité une prise de parole et l'expression d'un début de pluralisme33. Les communistes étaient " exceptionnellement " nombreux à ces réunions sur le Rapport secret ; certains d'entre eux sont intervenus pour affirmer " les grands mérites " de Staline " devant le parti et l'Etat ", " malgré ses erreurs "[34] ; en sens inverse, une victime du " sadisme de la bande de Beria ", arrêtée " sans motif ", a affirmé partager " entièrement et pleinement le point de vue du cam(arade) Khrouchtchev sur le culte de la personnalité et son caractère nuisible pour le parti et l'Etat [35] ". Beaucoup se demandaient pourquoi on n'avait pas " pris de mesures pour réprimer le culte de la personnalité au temps de Staline " et s'interrogeaient sur l'impuissance des autres dirigeants face à ce phénomène. La nécessité d'ôter les portraits de Staline et de retirer son corps du mausolée a été évoquée à plusieurs reprises ; un président de kolkhoze annonce qu'il va enlever " tout de suite " l'image du Guide.

Il importe toutefois de ne pas surestimer la nouveauté introduite par le XXe Congrès, comme le montre le sténogramme d'une réunion des militants régionaux du PCUS, qui s'est tenue le 13 mars 1956. Pendant deux heures, Ignatov, secrétaire du comité régional, a lu un long rapport qui occupe presque la moitié du sténogramme ; étaient présentes dans la salle 1 626 personnes ; 31 d'entre elles se sont inscrites pour intervenir dans les discussions, mais 15 seulement ont pu le faire, le président ayant fait voter l'arrêt des débats36. Ces quinze personnes se répartissent de la façon suivante37 :

Tableau 2# r h Dirigeants régionaux du PCUS et du Komsomol h d 3 d r

r h Cadre subalterne du PCUS h d 1 d r

r h Cadres de l'État h d 9 d r

r h dont directeurs d'entreprise h d 4 d r

r h présidents de kolkhoze h d 2 d r

r h Ouvrier h d 1 d r

r h Profession inconnue h d 1 d r

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Les catégories populaires sont presque absentes : les kolkhoziens présents dans la salle sont muets, les ouvriers aussi, à une exception près. Même silence chez les intellectuels des villes et des campagnes. Ce sont donc surtout des " notables soviétiques " qui s'expriment. L'État est mieux représenté que le parti, ce qui semble à première vue paradoxal. Les milieux économiques prédominent. On notera au passage que les secrétaires des comités de parti des établissements industriels, représentés dans la salle, ne prennent pas la parole. Fort classiquement, les directeurs des deux principales entreprises de Gorki, Sazanov (usine automobile Molotov) et Liapin (_Krasnoe Sormovo_) sont présents : leurs interventions sont centrées sur des questions liées à la production et n'abordent pas de thèmes politiques38. Il n'est pas davantage question du " culte de la personnalité ", ni de la discussion du XXe Congrès par les jeunes, dans l'intervention de Staroverov, secrétaire du Comité régional du Komsomol, qui déplore au passage l'alcoolisme et le hooliganisme, " assez fréquents " dans la jeunesse [39].

Les participants à cette réunion ont voté à l'unanimité, sans la modifier, une résolution de trois pages approuvant les décisions du XXe Congrès : un paragraphe de la première page est explicitement consacré au " culte de la personnalité " ; la fin du texte y revient implicitement, en insistant sur le respect de la légalité, des " normes léninistes de la vie du parti " et la lutte contre " le dogmatisme et la scolastique " [40].

Dans son long rapport, Ignatov aborde à deux reprises des sujets liés à la critique de Staline (l. 40-42 et 49-50). Il fait référence au Rapport secret et annonce : " Dans les jours qui viennent, tous les communistes seront informés de tous ces matériaux ". Il résume le discours de Khrouchtchev ; quant aux conclusions pratiques à tirer de la mise en cause de Staline, il insiste surtout sur le " renforcement de la légalité socialiste ", dont le moindre affaiblissement est utilisé par les ennemis de l'État soviétique, comme la bande de Beria : le PCUS a réhabilité les gens condamnés à tort, établi son contrôle sur la Sécurité d'État et renforcé les pouvoirs du procureur.

À la fin de la réunion, Ignatov a répondu aux questions posées41 : notre document n'en dit pas plus, mais un autre texte nous apprend que le présidium a reçu de la salle quelques billets sans doute anonymes posant les questions suivantes42 :
Pourquoi la question du culte de la personnalité est-elle apparue maintenant, et pas plus tôt ? Que faire des portraits, des bustes de Staline - les laisser ou les enlever ? Que faire des travaux de Staline et peut-on les utiliser dans le travail de propagande ? Où regardaient les membres du Bureau politique, quand ils voyaient les actes incorrects de Staline et pourquoi ne le corrigeaient-ils pas ? Comment parler de Staline aux enfants dans les écoles ?

Ces billets mêlent des demandes d'explications gênantes pour les dirigeants, à qui sont demandés des comptes, et des questions pragmatiques, posées probablement par des cadres du PCUS ou des enseignants, qui, désorientés, attendent des orientations, voire des instructions : malheureusement, nous ignorons tout des réponses qui leur ont été faites.

Arrêtons-nous maintenant sur deux interventions, qui se détachent des autres par la place qu'elles accordent au " culte de la personnalité ". La première, due à Dourkine, " rédacteur " d'une maison d'édition régionale, se caractérise par une tonalité fort critique, caustique même, provoquant des rires dans la salle ; c'est probablement pourquoi une des deux versions conservées de ce texte a été tronquée43. Dourkine s'approprie le discours officiel sur le " culte de la personnalité " pour critiquer avec précision les pratiques et les dirigeants locaux44 :
C'est que, camarades, il y avait jusqu'à récemment dans le comité régional du parti des cadres qui agissaient selon le principe de Tarass Boulba : " Je t'ai engendré, je te tuerai aussi ". Le cam(arade) Morozov aimait répéter : " Regardez donc, nous vous avons promus, (...) nous pouvons vous révoquer et vous chasser ". /Animation dans la salle/ À moi, il est vrai, il m'a appliqué une formule délicate, en disant : " Nous ne nous mettrons pas en travers de ton chemin, s'ils t'envoient travailler quelque part en Asie centrale ". /Rires/

Le " culte de la personnalité " conduit à l'étouffement de la critique : sur ce point, Dourkine prend pour exemple la façon dont un simple journaliste de la Gorkovskaia Pravda a été " outragé " pour avoir critiqué l'ancien rédacteur en chef. Il entraîne aussi " l'oubli des intérêts " des salariés, ainsi qu'une tendance à travailler pour la parade. Les dirigeants locaux négligent les préoccupations des masses ; il est temps aussi d'en revenir à " la tradition léniniste " d'écrire des articles et des livres politiques pour le peuple. Le discours de Dourkine fournit un intéressant aperçu sur l'exercice du pouvoir dans une province soviétique. Cette peinture très vivante des responsables de Gorki utilise aussi le registre de la dénonciation morale, fustigeant " l'égoïsme, le carriérisme, l'obséquiosité, le despotisme, l'amour du pouvoir, le désir d'inspirer la peur, d'épier, d'effrayer ". Interrogeons-nous un instant sur les motifs qui ont présidé aux coupures opérées dans son texte : il est probable que son discours a déplu en raison de son refus des généralités creuses. Il met en effet les points sur les i en ce qui concerne les pratiques politiques soviétiques : - Lors d'une conférence locale du Parti, les hôtes " ont été très minutieusement filtrés " et les journalistes n'ont pas été invités sous prétexte que le bâtiment était trop petit. - Les rapports présentés lors des réunions sont souvent ennuyeux " à tuer les mouches " ; " les membres du présidium, cherchant à surmonter l'assoupissement, sont obligés de dessiner des chevaux dans leur bloc-notes ".

Dourkine cite en exemple l'époque de Lénine : en 1918, a été publié le sténogramme de la Ve Conférence bolchevique de la région de Nijni-Novgorod :
Dans ce document figurent tous les rapports, toutes les interventions, même les répliques. Il faut supposer que ce compte rendu a été édité sans les littérateurs assermentés qui à notre époque, très récemment, lissaient tellement les discours des orateurs que ces derniers ne s'y reconnaissaient pas.

Concluant cette conférence de 1918, Kaganovitch insistait sur le rôle des masses, qu'il opposait aux personnalités, aux guides, aux héros. Rappelant cette prise de position, Dourkine constatait :
Mais nous, jusqu'à une période récente, nous disions : " Seigneur, seigneur, aide-nous et pardonne-nous, notre clair soleil, notre grand guide ". Et les simples gens disaient en leur for intérieur : " Eh bien, l'alléluia a commencé ". /Applaudissements/

Malgré son intervention très critique, Dourkine a été " élu " membre de la commission de rédaction de la résolution45 ; Ignatov l'a approuvé quand il a dit espérer que ses remarques sur certains collaborateurs de la Gorkovskaia Pravda ne seraient pas censurées par le journal46.

Le second discours que nous examinerons a été prononcé par A.M. Godiaev, tourneur à l'usine Krasnoe Sormovo, communiste depuis 1943, qui battait des records de rendement et a été délégué au XXe Congrès : il ne s'agit donc pas d'un ouvrier ordinaire. Son texte atteint une longueur d'environ quatre pages et demie, dont une sur le " culte de la personnalité " ; le reste est consacré aux problèmes de son entreprise47. Il commence par évoquer la vie quotidienne : le district de Sormovo, qui s'est beaucoup agrandi, souffre d'une pénurie d'eau et de moyens de communication. À Krasnoe Sormovo, le ministère a réduit de moitié les crédits sociaux, malgré un " manque aigu de surface habitable " : à ce rythme, il faudra vingt-quatre ans pour satisfaire les 4 800 demandes en souffrance. Mais il s'étend surtout sur des questions technologiques : une partie de l'équipement de Krasnoe Sormovo est vieillie : " À côté de nouvelles installations de coulage de l'acier (...), il existe de vieux ateliers de fours Martin, qui ont été les premiers construits en Russie48. "

Plusieurs obstacles s'opposent au progrès technique à l'usine : - les instances supérieures, même le ministère, planifient des équipements dont l'amortissement dure plus de dix ans, - les bureaux d'études sont coupés de la vie ; les jeunes formés par les instituts connaissent la production surtout par les livres et par ouï-dire ; leurs enseignants ne sont plus à la page.

Cette mentalité technicienne me paraît typique d'une élite de travailleurs qualifiés de l'industrie : elle fait penser au " saint-simonisme ouvrier " de la France d'avant 1914.

Godiaev affirme ensuite : " Les ouvriers écoutent et discutent avec très grands intérêt et attention le rapport du cam(arade) Khrouchtchev sur le culte de la personnalité et ses conséquences. ". Faut-il y voir une phrase toute faite ? Il est difficile de trancher sur ce point. Toujours est-il que l'orateur lit le Rapport secret au prisme de sa vie à l'usine :

(...) si nous avons eu de tels dieux qui ont été célébrés chez nous en leur temps, non sans notre aide peut-être, nous avons maintenant de petits dieux locaux, qui ne tiennent compte ni de l'opinion des ouvriers ni de celle du collectif, mais mettent plus haut que tout leur propre moi. Cela existe au niveau local et parmi les contremaîtres et parmi les autres chefs.

Godiaev constate que le " culte de la personnalité " a influencé l'attitude des cadres subalternes, qui attendent des ordres d'en haut : " s'il y a une orientation, une indication, il se remuera ". Il se demande aussi s'il était possible de faire connaître plus tôt au pouvoir central les " pensées, humeurs et (...) exigences " d'en bas et répond que c'était " très difficile et impossible ", car les organisations de Moscou " étaient séparées par une grande distance de la vie immédiate ". Son intervention se termine par une déclaration de confiance envers le PCUS.

Un rapport adressé au Comité central du PCUS (Département des organes du parti pour la RSFSR) et datant au plus tard du 3 avril 1956 dresse un bilan de la discussion qui a eu lieu " dans tous les villes et districts de la région et dans plus de 2 500 organisations de base (...) "[49]. Il souligne la " grande présence et la haute activité des communistes " : les réunions de militants ont rassemblé au total 17 597 personnes ; 658 ont demandé la parole et 496 sont effectivement intervenues, soit 2,8% des présents. Des chiffres portant seulement sur une partie de la région indiquent des ordres de grandeur comparables50 :

Tableau 3# r h h h Présents h h Ont demandé la parole h h Sont intervenus h r

r h 8 districts de Gorki et villes de Dzerjinsk et Bogorodsk h d environ 6 000'd d ? d dplus de 100 (1,6%) d r

r h 5 districts'h d 1 998 d d 67 d d 59 (2,9%) d r

r h Ville de Bor et 2 districts'h d 989 d d 57 d d 35 (3,5%) d r

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Il ressort de ces données que les intervenants ont été peu nombreux ; même si l'on y ajoute ceux qui ont posé des questions lors de la discussion, il reste que seule une minorité a donné son avis. Que pensaient les autres ?

Changeons maintenant de focale et examinons les différences internes à la région. Nous savons qu'en URSS, il existait un immense fossé entre les villes et les campagnes et que le PCUS était peu implanté parmi les kolkhoziens. Un rapport consacré à deux districts ruraux de la zone forestière ( Krasnye Baki et Varnavino)[51] présente cette particularité étonnante de ne souffler mot du " culte de la personnalité " : cette thématique officielle était-elle trop éloignée des préoccupations locales ? ou la proximité des dirigeants locaux paralysait-elle la critique ? Toujours est-il que pas un seul paysan n'a pris la parole, comme en témoigne le tableau suivant :


Tableau 4# r hLieux h h Krasnye Baki h h Varnavino h r

r hIntervenants'h d - 3 présidents de kolkhoze, - directeur de la scierie " Udarnik " - président du comité exécutif de district - peut-être d'autres (non identifiés'd d- plusieurs responsables d'exploitations forestières, - directeur d'une MTS, - plusieurs présidents de kolkhoze'd r

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Les discours tenus confirment d'abord ce que nous savons de la pénurie dans les campagnes soviétiques : des marchandises de première nécessité manquent dans les magasins. Ils mettent aussi en lumière les tensions entre institutions et les plaintes qui en résultaient : - Plusieurs présidents de kolkhoze ont souhaité que le comité de parti et le comité exécutif du district leur laissent plus de liberté et leur accordent davantage d'aide. - La MTS ne remplit pas " ses obligations contractuelles avec les kolkhozes sur la livraison d'engrais minéraux, le transport de fourrage et autres travaux d'hiver ", ont déclaré des responsables d'exploitation collective.

Ces zones rurales ne s'occupaient pas seulement d'agriculture ; elles s'adonnaient aussi à l'exploitation de la taïga. Le combinat " Gorkles " (" Forêt de Gorki "), qui en a la charge, est critiqué par le directeur de la scierie " Udarnik " parce qu'il ne s'intéresse pas à l'entreprise, qui attend depuis deux ans l'installation d'une scie mécanique. Plusieurs cadres mettent sévèrement en cause ce combinat : les exploitations forestières " n'ont pas de métal pour réparer les machines " ; " pendant tout l'hiver, elles n'ont pas distribué de moufles aux ouvriers ", qu'elles n'approvisionnent pas de façon satisfaisante en produits alimentaires et en marchandises industrielles. La convention collective discutée par les ouvriers prévoyait la construction d'un club et de bains, ainsi que la fourniture de combustible au personnel, mais les dirigeants du combinat ont supprimé ces engagements.
Le cas des districts de Krasnye Baki et de Varnavino est-il unique ? Nous disposons d'un second rapport52, consacré à quatre districts agricoles53 : Semenov,Tonkino, Khmelevitsy et Sosnovskoe auxquels il faut ajouter un district de Gorki : Kirov. Le " culte de la personnalité " y est mentionné une seule fois, à la fin du texte, pour dire que " les intervenants ont exprimé leur satisfaction des mesures adoptées par le Comité central du PCUS, exposées dans le rapport du c(amarade) Khrouchtchev ". Certes, nos données sont lacunaires, mais elles semblent indiquer que pas un seul kolkhozien n'a pris la parole :

Tableau 5# r h Lieux h h Intervenants :h r

r h Semenov : h d le directeur d'une fonderie de fonte, un communiste de profession non indiquée d r

r h Tonkino : h d pas d'information d r

r h Sosnovskoe : h d 8 personnes, dont :un président de kolkhoze un directeur de MTS le secrétaire du comité de parti du district d r

r h Khmelevitsy : h d 2 présidents de kolkhoze d'autres intervenants non identifiés d r

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Dans le district de Semenov, à en croire le rapport, il n'a pas été question d'agriculture. Le directeur de la fonderie " des trois communistes ", située à Semenov même, a décrit les difficultés de son entreprise. Un communiste, dont nous ignorons la profession, a dénoncé des gaspillages : les usines de lin manquant de capacités, les tiges de lin roui sont stockées à ciel ouvert et pourrissent. En revanche, dans les trois autres districts, la discussion a tourné essentiellement autour des questions agricoles. À Tonkino, les participants au plénum élargi du comité de parti ont critiqué les méthodes bureaucratiques de direction : le premier secrétaire du district et les cadres qui l'entourent jugent de la situation des kolkhozes d'après des rapports, sans se rendre sur place. La préparation des ensemencements de printemps a pris du retard dans le district de Sosnovskoe : à nouveau, c'est la MTS qui est mise en accusation, par plusieurs orateurs. Le directeur de cette MTS, quant à lui, s'en prend au comité régional du PCUS, qui demande trop peu aux savants : il n'exige pas d'eux une présence plus fréquente dans les kolkhozes, ni une aide pratique à l'application des découvertes scientifiques dans l'agriculture. Dans un esprit voisin, un secrétaire du comité de parti du district souligne que les responsables de l'Institut d'agriculture n'ont pas tenu parole : ils ont organisé un seul séminaire d'" économie concrète " à la MTS et s'en sont tenus là. La réunion des militants communistes du district de Khmelevitsy a été dominée par les interventions de deux directeurs de kolkhoze. Le premier, Berezine, a insisté sur les réformes faites dans son exploitation : réduction du personnel administratif, modification des normes de production, instauration d'un nouveau système de paiement du travail. Ensuite, Berezine et son collègue Sokolov ont demandé que les coopératives industrielles augmentent leur production de roues, de télègues (charrettes) et autre matériel agricole ; ils ont aussi souhaité que les coopératives de consommation assurent la vente de chaussures en caoutchouc et de salopettes ouatinées pour les éleveurs.

Toutes ces interventions concernant l'agriculture présentent un point commun frappant : elles sous-estiment la gravité de sa situation et n'établissent jamais de lien entre le présent et le passé récent. Pourtant, dans son Rapport secret54, N.S.Khrouchtchev avait affirmé la responsabilité de Staline en la matière :
La répugnance de Staline à considérer les réalités de l'existence et le fait qu'il n'était pas au courant du véritable état de la situation dans les provinces peuvent trouver leur illustration dans la façon dont il a dirigé l'agriculture.

Dans les discussions que j'ai pu lire les comptes rendus, cette déclaration n'est jamais reprise. Il est tout au plus question de " liquider le retard de l'agriculture dans la région (c'est moi qui souligne) "[55], ce qui n'a pas la même portée.

Nous avons la chance de disposer du procès-verbal d'une réunion des militants de Pavlovo (district et ville)[56] : les uns viennent de la campagne, les autres de petites agglomérations (Pavlovo, Vorsma)[57]. Le thème du " culte de la personnalité " est évoqué à plusieurs reprises, mais de façon très générale58. Seuls prennent la parole des cadres de divers niveaux. Des présidents de kolkhoze expriment des griefs contre la ville [59] :

" En pleins travaux d'été, les usines de Pavlovo nous envoient, en règle générale, des gens dont une partie importante ne travaille pas consciencieusement (...) ".

" Une usine de Dzerjinsk a construit dans notre kolkhoze des silos et des serres, mais ce ne sont pas des bâtiments, c'est du pur rebut ".

Le président du soviet de Vorsma évoque les difficultés de sa petite ville [60] : les entreprises ne construisent pas de logements, ou peu ; les matériaux de construction et le bois de chauffage manquent ; dans le commerce, on ne trouve ni gruau ni pâtisserie-confiserie. Le secrétaire du parti de Pavlovo-ville brosse un tableau aussi sombre de la situation61 : les usines, où prédomine le travail manuel, obtiennent de mauvais résultats ; le bâtiment a des coûts de revient élevés, malgré la mauvaise qualité ; plus de la moitié des logements construits au cours du 5e plan (1951-1955) l'ont été par le secteur privé. Deux interventions évoquent un monde ouvrier presque inconnu, celui des coopératives industrielles de la métallurgie, fabriquant des objets de consommation courante (couteaux) : travail physique pénible, hygiène et sécurité négligées (absence de ventilation), mauvaises conditions de vie, entraînant des maladies pulmonaires62. Ces ouvriers étaient employés aux travaux agricoles dans les kolkhozes l'été. Les loisirs constituaient pour les communistes locaux un autre sujet de préoccupation : Pavlovo n'avait qu'un cinéma ; les prolétaires, en particulier les jeunes, n'avaient pas d'endroit où passer le temps " de façon civilisée " (kul'turno)[63] :

" Certains d'entre eux vont au restaurant, se saoulent, d'où des violations de l'ordre social, du hooliganisme, etc ".

Le secrétaire du Komsomol de Pavlovo se plaint que la maison de la culture de l'usine Staline ne se préoccupe que de commerce et organise des danses payantes au détriment de toute autre activité[64].

Je crois donc avoir démontré que le thème du " culte de la personnalité " est faiblement présent dans les organisations communistes de la campagne ; nous avons vu que c'était aussi le cas à Pavlovo. Prenons un autre exemple de petite ville : à Bor, pourtant proche de Gorki, il brille par son absence. Ce sont les préoccupations liées à la vie quotidienne qui dominent : logement, aménagement urbain, insuffisances de l'approvisionnement à la campagne, faiblesse du travail éducatif et culturel dans les villages, longs retards dans la livraison de pain aux ouvriers d'une entreprise de tourbe65. À Gorki et dans deux villes voisines, Dzerjinsk et Bogorodsk, ces soucis matériels apparaissent aussi : un ouvrier signale l'absence de ventilation dans son atelier de menuiserie, qui nuit à la productivité du travail ; à Bogorodsk, un immeuble de logements n'est toujours pas construit, car le Comité exécutif de la région n'a pas donné d'argent ; dans le district Kouibychev (Gorki), les services médicaux sont en mauvais état et il manque environ deux cents places dans les crèches66. Mais on assiste également à des tentatives pour tourner le thème du " culte de la personnalité " contre les dirigeants de tout niveau67 : - un mécanicien du dépôt de la gare de Gorki-triage déclare que le " culte de la personnalité (...) s'est répandu aussi à la base " et dénonce " des chefs qui exigent le respect ; chacun d'entre eux, même pour des remarques inoffensives, menace d'imposer, de rétrograder dans le travail, d'enlever des droits, etc. ", - deux communistes du district Kouibychev (Gorki), blâmant le culte de la personnalité, ont critiqué vigoureusement le président de l'Union régionale de consommation parce qu'il ne supporte pas la critique et les remarques, (...) bafoue la démocratie coopérative, en abolissant de sa propre autorité les décisions du présidium de direction ".

Par la même occasion, ils s'en prennent aussi au nombre exagéré de chefs et à la dilapidation de l'argent des coopératives, - la plus virulente est sans doute une ouvrière de la bourrellerie-sellerie (Bogorodsk) :
Elle a entendu que Lénine est intervenu de manière (...) mordante contre les manifestations du culte de la personnalité[68], ne craignait pas de dire franchement la vérité (...), mais pourquoi les membres du Bureau politique ont-ils eu peur de Staline. Le culte de la personnalité (...) s'est répandu même à la base, dans la production, où l'on peut toujours entendre de la part des chefs et des contremaîtres des mots comme " mon secteur ", " mon atelier ", " mes ouvriers ", " je suis le patron, ce que je veux, fais-le ", etc. ".

Nous sommes ici en présence, me semble-t-il, d'une authentique tentative pour prendre la parole69, exprimer des revendications, en s'appropriant un mot d'ordre diffusé par le pouvoir. Cette appropriation n'est pas le monopole des ouvriers : ainsi, le directeur de l'usine " Krasnyi Yakor " explique que " le culte de la personnalité gâte les gens (...), engendre l'irresponsabilité (...) ", puis s'en prend à un de ses collègues70. Ses propos font écho à un passage du Rapport secret qui évoque brièvement la bureaucratisation résultant du culte de Staline71. De même, bien qu'il ne cite aucun dirigeant, le secrétaire du comité de parti de la direction des chemins de fer de Gorki a pu se sentir encouragé d'en haut à réclamer la réduction de l'appareil administratif et le transfert " dans la production " du personnel superflu : des mesures dans ce sens ont été élaborées en 1954, mais deux ans plus tard elles n'étaient pas encore appliquées72. Dans son rapport public au XXe Congrès, N. S. Khrouchtchev avait en effet appelé à poursuivre la diminution des effectifs de l'administration, commencée en 1954-1955, et à transférer ces gens dans les usines, les mines, les kolkhozes, etc73.

Dans le district Kirov (Gorki), les dirigeants du parti et de l'économie ont été accusés de s'entretenir peu avec les ouvriers, de ne guère écouter leur voix et de réagir lentement aux critiques . Un ajusteur communiste de l'usine " Krasnaia Etna " leur a reproché de donner leur accord à la fabrication de faux records de production ; le secrétaire de l'organisation territoriale du parti a soulevé la question de l'impunité des cadres de l'État-parti, qui les encourage à violer la loi et cité les noms de coupables à Gorki même74. Dans un autre district (Jdanov) de la capitale régionale, c'est le président du comité exécutif de la ville qui a été mis sur la sellette pour avoir parfois négligé les plaintes de travailleurs et s'être rendu trop rarement dans les entreprises ; à la même réunion, il a été rappelé que les députés des Soviets suprême d'URSS et de RSFSR doivent rendre compte régulièrement de leur activité à leurs électeurs. Ces " humeurs antibureaucratiques " s'exprimaient aussi à la campagne, j'en ai déjà cité des exemples supra : dans le district Zalesnyi, par exemple, on se plaignait que les dirigeants communistes locaux connaissent mal la situation dans les kolkhozes ; ailleurs, on déplorait qu'ils ne discutent pas souvent avec les simples paysans75. Dans tous ces cas, il n'était fait aucune allusion au " culte de la personnalité " ; il n'en est pas moins significatif que cette critique des cadres s'exprime à l'occasion de la discussion des résultats du XXe Congrès : Khrouchtchev ne s'en était-il pas pris avec vigueur aux " bureaucrates ", en citant un poème satirique de Maïakovski ?[76] Évidemment, comme l'a montré l'histoire de l'URSS sous Staline, ces thèmes " antibureaucratiques " sont ambigus : ils peuvent exprimer une authentique protestation de la base, mais aussi être utilisés par des responsables à des fins politiques ou dans le cadre de batailles internes à la bureaucratie77.

Il existait en tout cas une limite à ne pas franchir dans la critique : c'est ce qui fut rappelé dans une résolution secrète du Comité central (3 avril) intitulée " Sur les sorties ennemies aux réunions de l'organisation du parti du laboratoire thermotechnique de l'Académie des sciences de l'URSS sur les résultats du XXe Congrès78 ". Etait visée une réunion tenue à Doubna les 23 et 26 mars, où l'on avait entendu des propos " subversifs79 ":

- _Nous parlons de la force du parti et du pouvoir du peuple, mais cela n'existait pas. Avec Staline, nous serions allés au fascisme... Nous répétons encore aujourd'hui le culte de la personnalité, en portant aux nues Khrouchtchev, nous n'avons pas discuté " avec intelligence " au congrès son rapport sur le culte... Khrouchtchev nous a entassé un grand nombre de faits de toute sorte, mais il nous faut comprendre pourquoi on ne l'a pas fait au congrès... _ (G. I. Chtchedrine, technicien) - Le peuple est impuissant, c'est pourquoi un petit groupe de gens a réussi à établir sa dictature...Armer le peuple peut être la mesure la plus radicale pour surmonter les phénomènes négatifs dans notre vie. (R. G. Avalov, chercheur) - Mais c'est l'intervention du jeune physicien Yurii Orlov,qui a été au centre des débats :
Notre pays est socialiste, mais non démocratique. Nous avons tort de comparer le socialisme avec le capitalisme, alors pourquoi ne pas le comparer avec le régime esclavagiste (...). Chez nous, il y a une situation où la propriété appartient au peuple et le pouvoir à un tas de coquins (...). Notre parti est pénétré d'un esprit de servitude. La majorité des membres du parti s'adaptent, il en a été ainsi au XXe Congrès (...). Les séances du Soviet Suprême produisent une triste impression. Il est comique de dire que le rapport du c(amarade) Khrouchtchev sur le culte de la personnalité n'a pas été discuté au congrès. Pour l'essentiel, dans notre parti tout est resté comme avant : le vieil esprit de flagornerie, notre appareil de l'État et du parti regorge de gens comme ça. La presse est faite d'aventuriers et d'opportunistes. En la personne de la sécurité d'État nous avons élevé un enfant qui nous tape sur la gueule.

Or, malgré les efforts du présidium, la résolution condamnant ces déclarations a obtenu seulement deux voix de plus que le texte alternatif, qui les soutenait. C'était intolérable et l'organisation communiste du laboratoire thermotechnique fut dissoute, mesure rare, justifiée ainsi80 :
(Les communistes du laboratoire) ont dénigré le caractère démocratique de l'ordre soviétique, ont vanté les fausses libertés des États capitalistes, ont lutté pour répandre dans notre pays l'idéologie bourgeoise ennemie.

La résolution du 3 avril recommandait d'exclure du PCUS Orlov et ses camarades, ce qui fut fait81, et de mener à l'avenir la discussion du XXe Congrès de façon à ne pas tolérer de semblables " sorties ennemies ". Son contenu fut repris le 5 avril dans un texte de la Pravd, qui dénonçait nommément Avalov, Orlov, Chtchedrine et un certain Nesterov82. Le Comité central l'envoya en province, avec l'ordre d'organiser des réunions fermées du parti à ce sujet83.

C'est dans ce contexte qu'est organisée à l'intention des communistes de Gorki-ville une séance de lecture de trois articles de la Pravda[84] : deux éditoriaux et la traduction d'un document chinois intitulé " Sur l'expérience de la dictature du prolétariat ", tiré du Quotidien du Peuple. D'après le compte rendu, sept personnes ont pris la parole85. Artemov, ouvrier de la fabrique de confection N° 2, note :
Même nous, communistes du rang, avions remarqué que dans les dernières années de sa vie, Staline encourageait beaucoup le culte de la personnalité, portant par là un dommage considérable au parti et au pays. (Il s'affirme en accord avec) la lutte contre le culte de la personnalité, pour liquider plus rapidement ses conséquences.

Il n'est pas sans intérêt de signaler au passage les déclarations de Riumantseva, secrétaire du parti de la même entreprise : l'article chinois a suscité " un grand intérêt " chez les communistes : il expose " de façon correcte et accessible l'activité positive de I. V. Staline dans les années après la mort de V. I. Lénine " et " met en lumière ses erreurs dans les dernières années de sa vie ". Korovine, chef d'atelier de la fabrique de confection N° 7, affirme, comme Artemov, son approbation de la ligne officielle. Les autres interventions sont beaucoup plus agressives. Un cadre syndical s'en prend aux contestataires en ces termes :
Nous sommes obligés d'élever la vigilance politique et de donner une riposte décidée à des gens comme Avalov, Orlov, Nesterov, Chtchedrine et leurs semblables, qui essayent d'utiliser la démocratie interne du Parti pour diffamer notre Parti.

Les trois enseignants qui interviennent ensuite sont tout aussi sévères. Pour Kouznetsov, vice-recteur de l'Université d'État, celui qui ose douter de la justesse de la politique des autorités " ou pire encore considérer notre démocratie comme moins parfaite que la démocratie américaine, celui-là n'est pas digne du titre de membre de notre parti communiste ". Aux yeux du directeur adjoint de l'Institut pédagogique, Ermakov, le XXe Congrès ne marque pas un " tournant thermidorien ": celui qui juge ses décisions " insuffisamment démocratiques (...) n'a pas sa place dans les rangs du PCUS ". Ces gens " sont des ignorants qui ont passé toutes les bornes ou même de vrais ennemis de notre Patrie ". Quant à Zaitsev, professeur d'histoire du parti à l'Institut médical, il " exige non seulement la condamnation des interventions antiparti d'Avalov, de Nesterov, de Chtchedrine et autres, mais aussi leur exclusion des rangs de (notre) parti " et reprend telle quelle à leur encontre une phrase de la Pravda du 5 avril86.

Cette réunion constitue un très clair avertissement quant aux risques que courent les communistes qui se permettent d'aller plus loin que les autorités dans la critique de Staline. Pourtant, le lecteur a l'impression d'un certain flottement chez les dirigeants lorsqu'il prend connaissance d'un rapport envoyé par le comité régional du PCUS à Moscou87, concernant l'" iconoclasme ". Lors de réunions de militants, " beaucoup de communistes " demandaient aux rapporteurs s'il fallait enlever les portraits et les statues de Staline : il leur était répondu qu'ils étaient libres de garder ou d'enlever les images du Guide ; afin de rassurer leur public, les rapporteurs précisaient même que personne ne serait poursuivi pour " iconoclasme "[88]. L'auteur ajoute que " sur cette question, ni le comité régional, ni les comités de ville, ni les comités de district du parti n'ont donné aucune autre indication à quiconque ". Il semble donc probable que Moscou n'avait pas envoyé de directives claires à ce sujet, peut-être parce que les sommets du pouvoir étaient divisés sur ce point. Selon le même texte, l'" iconoclasme spontané " dans les lieux publics a été très limité[89] : seuls deux cas sont cités :
Dans l'école secondaire n°1 de Gorki et dans l'école secondaire de Chakhounia90, après avoir écouté le rapport du c(amarade) Khrouchtchev " Sur le culte de la personnalité " (...), les travailleurs de ces écoles ont aussitôt enlevé tous les portraits et emporté les bustes et les bas-reliefs de Staline.

L'auteur mentionne aussi la dégradation de statues de Staline (des bras cassés) par des jeunes, mais lui dénie toute signification politique, en attribuant à ses auteurs des " motifs de hooligans ".

Jusqu'ici, j'ai le plus souvent cité des propos tenus lors de réunions par des hommes ou des femmes (rarement) dont nous connaissons le nom et, souvent, la profession : il s'agit d'une parole individuelle filtrée par l'institution91. Mais il existait en URSS une pratique qui consistait à poser des questions aux rapporteurs après leur exposé. On écrivait ces questions sur des morceaux de papier que l'on faisait parvenir au présidium. Elles étaient vraisemblablement anonymes, ce qui explique sans doute qu'elles donnent l'impression d'une plus grande liberté de ton : c'est un avantage pour l'historien, qui a l'impression (peut-être fallacieuse) d'un " accès direct à la parole vive92 ", mais il a son envers, car nous ne connaissons pas l'identité de leurs auteurs. De plus, elles sont parfois difficiles à interpréter aujourd'hui : si certaines d'entre elles trahissent clairement une façon de penser, ce n'est pas toujours le cas. Les communistes cherchent d'abord à s'informer sur le déroulement du XXème Congrès93

- Le rapport du c(amarade) Khrouchtchev sur le culte de la personnalité a-t-il été discuté ? Si oui, qui est intervenu sur cette question ? - Y avait-il des représentants de partis communistes d'autres pays à la séance fermée du Congrès le 25 février ?

D'autres demandent des précisions sur le contenu du Rapport secret :