Hymne national

Chantée à Orléans depuis 1899, chantée à Lourdes, cette cantate a l'entrain, l'accent qui conviennent à un « hymne national ». Or un « hymne national » ne se fait pas sur commande, ni ne se décrète par autorité : la voix du peuple suffit pour qualifier ainsi tout chant, qui l'entraîne et le ravit.[1] » Elle le devient d'autant plus lorsqu'elle est entonnée, lors de grandes occasions, à l'extérieur du territoire français.

Lors des fêtes de béatification à Rome, A l'étendard est repris plusieurs fois en chœur par les pèlerins réunis dans la basilique Saint-Pierre. L'église nationale, cette « gracieuse » église de Saint-Louis-Des-Français est trop petite pour accueillir les milliers de croyants rassemblés pour célébrer la bienheureuse : « Cette supplication solennelle de trois jours, les 20, 21, 22 avril à la gloire de la bienheureuse Jeanne d'Arc ne pouvait avoir d'autre théâtre que notre église nationale, trop étroite sans contredit pour la conjoncture [2]». La célébration s'installe donc en la prestigieuse basilique Saint-Pierre, immense monument en plein cœur du Vatican. Les Français rassemblés sentent le besoin de créer un espace mémoriel, un territoire symbolique. Cette reterritorialisation passe là encore, par la musique des voix. Les comptes-rendus des festivités de béatification insistent généralement sur ces cantiques entonnés à plein poumons par les presque quarante mille pèlerins - si ce n'est soixante mille - qui se sont rassemblés en avril 1909[3]. « Même dans les chants, les Romains retrouvaient la furia francese d'antan. En effet, sous les voûtes de Saint-Pierre des chants retentissaient. (...) On ne saurait croire l'impression produite par ces chants, pourtant d'un usage si ordinaire exécutés par un chœur formidable de 30 ou 40 000 voix, sous les voûtes de la basilique[4]. » Tant et si bien que Pie X malgré le réquisitoire d'un chanoine italien surpris[5], se laisse envahir par l'émotion et laisse ces chants extra-liturgiques - dont A l'étendard -  s'élever lentement.

Le cantique des abbés Vié et Laurent ne prend pas place au hasard dans la cérémonie, chanté anonyme parmi les autres. Daniel Bertrand de Laflotte, assistant au pèlerinage, relate qu'il s'élève comme un « cri du cœur », devant le tableau de la guerrière béatifiée :

Des cliquetis de baïonnettes et des blancheurs d'acier, des crosses qui tombent en cadence sur les dalles, tout un appareil militaire qui encadre, souhaite le triomphe de la Guerrière et le complète, comme à Orléans lors de la Fête traditionnelle. Mais voilà que frappés, entraînés sans doute par cette ressemblance et ce souvenir, les pèlerins d'Orléans, tout à coup, au milieu d'un banal cantique, entonnent cette marche de l'Étendard si populaire sur les bords de la Loire, qu'Orléans chante chaque année, le 7 mai au soir, lorsque la blanche bannière apparaît devant le parvis de la Cathédrale[6].

 

Alors, il décrit avec précision toute l'émotion contenue dans ce morceau de chant. Les auditeurs n'écoutent plus passivement, mais grâce au refrain qui passe de bouche à oreille, participent à la cérémonie activement, efficacement :

Sous les voûtes sonores, le rythme prend une ampleur, un entrain, inaccoutumés. L'air se propage de groupes en groupes, électrise la foule. Après la seconde strophe, le refrain est à peine commencé qu'il est reconnu par tous. L'air vole de bouche en bouche ; il court sur toutes les lèvres, et au bout de quelques instants, la marche est chantée, non plus par un groupe, mais par toute la foule, par ces cinquante mille personnes entraînées par son allure martiale. Et l'hymne A l'Étendard monte vers la Gloire. C'est tout un peuple qui le chante : c'est la France, le meilleur de la France ![7]

 

La musique use de tous ses charmes et une « famille » invisible semble en émaner. Malgré les nationalités, malgré les différences, ces individus se rapprochent, se lient, comme portés par la musique. « On ne demandera pas à la musique... quel est son statut autonome. Elle est l'instrument de communion, comme la fête elle-même...[8] » La musique participe donc du vaste dispositif qui crée la communauté : communauté de pensée, communauté de geste. C'est une petite France qui construit son territoire en chantant dans la basilique. Camille Bellaigue, le célèbre critique musical et croyant fervent, assiste également à ce moment d'exaltation. Sa conclusion est à l'avenant. La communauté rassemblée recrée par ses chants « l'âme nationale ». La cérémonie n'est plus romaine mais bien française. Pas besoin de longs discours pour enchanter la foule et mettre en scène le théâtre de la patrie, quand de simples chants y suffisent amplement :

En vérité, l'âme nationale était là ; cette âme seule, cette âme pure, immortelle et comme affranchie du corps malade qui l'opprime et la tourmente aujourd'hui. (...) Oui, dans le sanctuaire par excellence, dans le Saint des Saints, tout était la France. On reconnaissait la patrie à son visage, au chant de ses cantiques, à l'accent et au son de sa voix[9]

 

Peu à peu le culte johannique s'universalise pour reprendre un titre adopté par les Annales Religieuses du diocèse d'Orléans[10]. Des festivités s'organisent de part le monde pour rendre hommage à Jeanne d'Arc. On fonde une association sous sa tutelle à Lucques en Toscane, comme on la fête à Buenos Aires en 1909. Jeanne d'Arc est désormais associée à la France, et au culte catholique. Elle est à la fois représentante de l'Autel et de la Patrie. C'est à ce titre qu'elle s'exporte. Ainsi donne-t-elle son nom au premier lieu de culte catholique élevé à Djibouti, inauguré en 1922, comme elle avait donné son nom à une église élevée à Tunis en 1911-1912 au cœur du quartier résidentiel français, signes matériels de « l'empreinte du catholicisme[11] » et de la France en terre d'Islam. Jeanne d'Arc est perpétuellement associée lors des missions, des constructions voire des réceptions, au territoire qui l'a vu naître.

A l'étranger, A l'étendard participe d'un mouvement général qui vise à transformer certains sites à l'étranger en lieux de mémoire français. Le cantique n'est alors dans l'imaginaire des auditeurs comme des chanteurs, guère plus associé à Orléans. C'est un symbole de la France. C'est le cas notamment pour ce qui concerne les monuments appartenant à la France, mais que l'on cherche d'autant plus à « franciser » qu'ils se trouvent éloignés du territoire métropolitain. C'est le cas notamment pour ce qui est des territoires de mission. Dominique Trimbur exploite justement le cas de la basilique Sainte Anne de Jérusalem, cédée à la France en 1856, véritable enclave nationale et « lieu de mémoire français[12] ». Cette terre de mission se trouve rapidement devenir une vitrine de la France à l'étranger. Il est donc important de la colorer toujours davantage d'une patine « nationale » tant par la restauration que par des gestes symboliques. On essaie de créer en ce lieu de réunion et de passage, un site résolument politique et religieux, national. Dès la fin du XIXe siècle, « Sainte-Anne des Français[13] » accueille régulièrement des pèlerinages. L'important alors n'est pas de mêler au site exotisme et couleur locale mais au contraire de faire de l'endroit une enclave française. « La France qui passe » et « la France qui reste[14] » ne cherchent pas le dépaysement, mais une petite patrie.

Pour rappeler « cette patrie absente », pour invoquer l'esprit français, nous ne nous étonnerons pas de retrouver Jeanne d'Arc. En 1913, le journal de Saint-Anne, qui contient de nombreux détails sur la vie du séminaire revient sur le désormais célèbre cantique de l'abbé Vié et du chanoine Laurent, joué par la fanfare des Pères Blancs.

Dès les premières mesures de l' « Étendard » de Jeanne d'Arc, c'est un vrai délire qui saisit la foule et prêtres et fidèles littéralement « se tordent la bouche » comme pour dominer, par le chant des paroles bien connues, le son des instruments. Et plusieurs de dire tout haut : « Mais on est en France chez vous, et même ... mieux qu'en France ! » [15]

 

« La musique contribue à fonder un espace public perçu comme emblématique de l'espace national[16]. » Le cantique célèbre partout, véritable relais de la Marseillaise[17], suffit grâce à l'émotion partagée, à recréer un espace mémoriel et national, pour rapprocher pèlerins et expatriés de la métropole. On ne s'étonnera pas qu'il devienne un des éléments favoris - si ce n'est incontournable - du programme de la fanfare du Séminaire. Il faut dire que la colonie redouble de ferveur à l'encontre de Jeanne d'Arc et obtient même en 1925 le monopole de sa célébration[18]. Le culte johannique devient dès lors un véritable culte à la France.


A l'étendard s'avère donc être un chant d'une grande densité idéologique. Il participe de la construction de la mémoire collective, et en cela, contribue à maintenir, dans la cohésion, l'identité de la nation[19]. Véritable lieu de mémoires, il invoque par surimpressions successives celles de Jeanne d'Arc, celle d'Orléans et celle de la France. Joué à dans sa ville natale, à Paris ou à Jérusalem, son message n'est pas le même. Alors, nouvelle Marseillaise ? Certes, il a pu rivaliser en quelques rares occasions avec l'hymne national, mais sa postérité n'est guère comparable. Après les années 1920 et la canonisation de Jeanne, il reste de plus en plus circonscrit à l'aire religieuse quand il n'est pas joué à Orléans. Plus qu'un hymne peut-être, une hymne[20].


[1] Supplément aux Annales religieuses du diocèse d'Orléans, samedi 20 mars 1909, p. 215.

[2] Touchet Mgr, « Lettre pastorale de Mgr l'Évêque d'Orléans sur le dernier pèlerinage à Rome », Supplément aux Annales religieuses du diocèse d'Orléans, mai 1909, p. 306.

[3] Voir notamment « La béatification de Jeanne d'Arc à Rome », Je sais tout, 15 avril-15 mai 1909, p. 602.

[4] « Chronique romaine », Annales religieuses du diocèse d'Orléans, 22 mai 1909, p. 390.

[5] Il est nécessaire de rappeler que les cantiques populaires « sont interdits durant le cours des offices solennels » voir « Des cantiques populaires », La musique Sacrée, revue mensuelle de plain-chant et de musique religieuse, n° 1 et 2, janvier et février 1905, p. 7.

[6] Bertrand de Laflotte, Daniel, Aux pieds de Jeanne d'Arc : Rome, avril 1909, souvenirs d'un pèlerin, 1911, Orléans, Marcel Marron éditeur, p. 40-41.

[7] Ibid. p. 41.

[8] Gino Stefani cité par Ivo Supicic, « Musique et fête : note sur le sacré et le profane », International Review of the Aesthetics and sociology of music, vol. 21, n°2, 1990, p. 181.

[9] Bellaigue Camille, Pie X et Rome, notes et souvenirs, (1903-1914), Paris, Nouvelle librairie nationale, 1916, p. 121.

[10] T.C. «  Le Culte de Jeanne d'Arc s'universalise », Annales religieuses du diocèse d'Orléans, juillet 1909, p. 580.

[11] Dubois Colette et Soumille Pierre, Des chrétiens à Djibouti en terre d'Islam, XIXe-XXe siècles, Paris, Karthala éditions, 2004, p. 142-143.

[12] Trimbur Dominique, « Sainte-Anne : lieu de mémoire et lieu de vie français à Jérusalem », Chrétiens et Sociétés XVIe-XXe siècles, n°7, 2000, p. 42.

[13] Trimbur Dominique, ibid., p. 48.

[14] Trimbur Dominique, ibid., p. 48

[15] ASAJ, 2al. La vie du séminaire, des origines à la guerre de 14-18 (inclus) Boîte 2 : Diaire du petit séminaire 1900-1914, Cahier T, journal de Sainte Anne, 1907-1914, entrée du 12 mai 1913. Cité par Dominique Trimbur, ibid, p. 49.

[16] Francfort Didier, Le chant des nations, op. cit., p. 93.

[17] Chantée notamment lors du pèlerinage de juin 1896, selon D. Trimbur, ibid., p. 49.

[18] ASAJ, Cahier I, 1924-31 déc. 1926, entrée du 5 mai 1925, cité par D. Trimbur, ibid., p. 52.

[19] A ce propos voir notamment Relinger Jean, « L'art et la mémoire de la guerre », L'art, mémoire de la guerre, l'art mémoire de l'indicible, Actes du colloque de Péronne, 1996, Amiens, Imp. Yvert, 1999, p. 213.

[20] « Selon la tradition lexicographique, « hymne » s'emploie ordinairement au féminin en parlant des hymnes qu'on chante à l'église », voir la définition du terme dans le Trésor de la langue française. <http://atilf.atilf.fr>. Site consulté le 1er février 2008.