Entretien avec Jean-Paul DEPRETTO à propos des archives soviétiques

<h3>Texte intégral : </h3><p>    <p><br />
Georges Hanne : Je vais commencer par vous demander Jean-Paul Depretto de nous rappeler à quelle institution vous êtes rattaché et quelles sont vos fonctions actuelles ?</p>

    <p>Jean-Paul Depretto : Je suis Professeur d'Histoire contemporaine à l'Université de Toulouse-Le Mirail. Du point de vue de la recherche, je suis rattaché au Centre d&#8216;études des mondes Russe, Caucasien et Centre Européen de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales et, à titre secondaire, à <span class="caps">FRAMESPA</span> à Toulouse.</p>

    <p>G. H. : Qu'est-ce qui vous à amené à travailler sur l'Union soviétique et quand avez-vous commencé à travailler sur les archives soviétiques ?</p>

    <p>J.-P. D. : J'ai travaillé, en fait, sur l'<span class="caps">URSS</span> pour des raisons politiques. Parce que je voulais essayer de comprendre ce qui était arrivé à l'<span class="caps">URSS</span> au XXe siècle, c'est-à-dire le stalinisme. Mais j'ai fait ma thèse pratiquement sans archives. J'ai soutenu en 92. Or les archives ont été ouvertes fin 91, début 92. </p>

    <p>G. H. : À partir de quoi avez-vous fait votre thèse ?</p>

    <p>J.-P. D. : Essentiellement à partir de documents publiés et aussi avec quelques archives que l'Institut d'Histoire de l'Académie des Sciences avait laissé voir, mais il s'agissait essentiellement du bulletin statistique des syndicats qui se trouvait dans le fonds d'un statisticien et historien soviétique qui s'appelle Rachine et qui est l'auteur d'un livre, encore utilisé aujourd'hui, sur la formation de la classe ouvrière en Russie.</p>

    <p>G. H. : Donc vous êtes allé quand même, dès cette époque là, à plusieurs reprises en Union soviétique ?</p>

    <p>J.-P. D. : Oui, j'y suis allé travailler, mais pas dans les archives.</p>

    <p>G. H. : Plutôt sur des sources secondaires en quelque sorte ?</p>

    <p>J.-P. D. : Sur des sources imprimées.</p>

    <p>G. H. : Je suppose que les conditions de travail depuis la fin des années 80 se sont beaucoup modifiées. Quels ont été le ou les moments importants de cette évolution ?</p>

    <p>J.-P. D. : Le changement essentiel, c'est quand même l'ouverture en grand des archives. Ce que l'on a appelé en Russie la révolution des archives, qui s'est faite en deux temps. D'abord timidement, à l'époque de la Perestroïka, où il y a eu un début d'ouverture des archives...</p>

    <p>G. H. : Donc, dès avant la fin du régime soviétique&#8230;</p>

    <p>J.-P. D. : Dès avant la fin de l'<span class="caps">URSS</span>, puis de manière vraiment massive à partir de fin 91- début 92, avec l'effondrement de l'<span class="caps">URSS</span>.</p>
<p>G. H. : Aujourd'hui, quels sont les principaux dépôts d'archives sur lesquels les soviétologues peuvent travailler ? J'imagine qu'il y en a un certain nombre, mais quels sont les plus importants ? Et est ce que l'éclatement de l'Union soviétique n'a pas entraîné une dispersion des archives de la période soviétique ?</p>

    <p>J.-P. D. : C'est une question qui exige de revenir un peu en arrière sur ce qu'étaient les archives soviétiques. À l'époque soviétique, il y avait en fait à la fois au centre, à Moscou, et dans les provinces, deux réseaux d'archives. Un réseau d'archives d'État : par exemple, les archives centrales d'État de l'économie nationale ou les archives centrales d'État de la Révolution d'octobre à Moscou, qui avaient des filiales en province ; et d'autre part vous aviez les archives du Parti communiste qui obéissaient à leurs propres règles d'accès et qui avaient également des filiales en province. En outre, certaines institutions avaient leurs propres archives séparées. Par exemple : le Ministère des affaires étrangères soviétique, le <span class="caps">KGB</span> et les militaires avaient leurs propres centres d'archives. Concernant les derniers d'ailleurs, il faut parler au pluriel, car il y avait et il y a toujours plusieurs centres d'archives militaires.</p>

    <p>G. H. : On retrouve donc la dichotomie entre l'administration et le Parti, avec effectivement à chaque échelon, si je me souviens bien, cet espèce de doublage en quelque sorte...</p>

    <p>J.-P. D. : Oui, État/Parti. Alors aujourd'hui, la plupart des centres d'archives ont été rebaptisés, ont changé de noms, mais le double réseau Parti communiste/État subsiste, même si souvent, ça n'apparaît pas dans les noms des archives. Par exemple, j'ai travaillé dans une ville de la Volga qui s'appelle Nijnii-Novgorod, l'ex Gorky de la période soviétique. Eh bien, vous avez toujours deux centres d'archives : État et Parti, bien que la notion de parti communiste n'apparaisse plus dans l'intitulé de ses archives. </p>

    <p>G. H. : En ce qui concerne la localisation des dépôts, quels sont les centres les plus importants ? J'imagine qu'à Moscou ou à Saint-Pétersbourg il y a plus de choses que dans les autres ?</p>

    <p>J.-P. D. : Oui, il y a davantage de choses à Moscou, et à Saint-Pétersbourg déjà moins qu'à Moscou, mais davantage qu'en province. Il faut ajouter pour compliquer un peu les choses, que la déclassification des documents est très inégale d'une région à l'autre. Par exemple, à Nijnii-Novgorod, la déclassification a été pratiquée de manière généreuse. En revanche, il y a des régions où beaucoup de documents restent inaccessibles.</p>

    <p>G. H. : Justement, peut-on dire qu'il continue aujourd'hui d'exister des réticences, ou même plus, de la part des autorités russes pour consulter certains fonds ?</p>

    <p>J.-P. D. : La loi qui réglemente l'accès aux archives date de 1993, donc du début de la période Eltsine. C'est une loi très libérale dans son principe qui adopte la même règle qu'en France, les trente ans, règle générale qui peut souffrir des exceptions. Les délais sont plus longs lorsque les dossiers contiennent des informations personnelles, mais en général, c'est trente ans. Ce qui s'est passé, c'est qu'au début de la décennie 90, on a assisté dans une sorte d'euphorie à une ouverture très large, quoique inégale selon les secteurs. Par exemple, au Ministère des affaires étrangères, il y avait des réticences à l'ouverture, des fonds sont restés fermés ; sans parler évidement du <span class="caps">KGB</span>, dont les archives restaient fermées aux étrangers et n'étaient ouvertes qu'à de rares Russes, bien introduits. Depuis, il y a eu une certaine tendance à refermer certains fonds qui avaient été ouverts. C'est vrai surtout des fonds concernant des questions sensibles, par exemples, les fonds du Ministère des affaires étrangères en relation avec la guerre froide, notamment la guerre de Corée, etc.... On a même des cas où des historiens américains se sont vu refuser des documents qu'ils avaient déjà consultés quelques années auparavant. Ceci dit, il ne faut pas exagérer l'ampleur de ces fermetures, elles ont surtout concerné des centres d'archives qui de toutes façons, n'ont jamais été complètement ouverts ; et d'autre part, il faut ajouter que certains documents qui n'étaient pas accessibles ou qui étaient très difficilement accessibles, par exemple dans les archives du Président, ont depuis été versés aux archives du Parti communiste et sont accessibles. C'est le cas par exemple du fonds Staline qui a été transféré des archives présidentielles dans les archives du Parti communiste et qui est actuellement accessible. Bien sûr, la question qui se pose, comme toujours en Russie où les choses sont souvent un peu floues, c'est qu'on n'est pas absolument sûr qu'ils aient tout versé. Mais en tout cas, l'ouverture a été élargie. Et personnellement, je voudrais insister sur le fait que dans les archives régionales où j'ai pu aller à Nijnii-Novgorod, j'ai eu un accès très large. Bien sûr, je ne vous dis pas que l'on m'aurait donné l'accès si j'avais demandé à voir des documents concernant par exemple les dossiers personnels de la Nomenklatura ; alors on m'aurait peut-être dit non. Mais je travaille sur des thèmes ouvriers, sur le monde ouvrier et de fait je n'ai eu aucun refus. Je peux faire état aussi de l'expérience d'un doctorant qui a travaillé sous ma direction, Alexandre Sumpf, qui étudie l'éducation politique en Russie dans les années 20 et qui a eu très largement accès aux archives municipales de Moscou, qui comportent de grandes richesses. Donc, il ne faut quand même pas trop noircir la situation comme on a eu un peu tendance à le faire...</p>

    <p>G. H. : La collaboration entre les équipes françaises et les chercheurs russes ou appartenant à d'autres républiques constitutives de l'ancienne Union soviétique est-elle facile ? Est-ce qu'il y a des échanges ? Des divergences dans l'approche ? Des chasses gardées, en quelque sorte ? Ou bien, est-ce que les relations sont détendues ? Y a-t-il véritablement un partenariat ?</p>

    <p>J.-P. D. : Oui, il y a des partenariats. Par exemple, il y a un partenariat entre la France et la Russie pour publier les documents de la Police politique sur la campagne, sous la direction d'un historien russe, Danilov, et d'un français, Alexis Berelowitch. Ce montage reposait sur les bases suivantes : les Russes fournissent les archives et les archivistes, et aussi bien sûr des historiens ; les Français fournissent des historiens et de l'argent. Et vous avez un partenariat semblable entre Russes et Américains, auquel participe aussi l'historien français Nicolas Verth, pour publier les documents concernant le Goulag. Selon le même principe, les Occidentaux financent et les Russes fournissent les archives et les archivistes. Ces montages présentent l'avantage de donner l'accès à des archives qui sont très difficiles d'accès aux étrangers, comme les archives de la police politique par exemple.</p>

    <p>G. H. : Revenons en France. Combien de chercheurs français travaillent aujourd'hui, approximativement, sur les archives soviétiques ? Quelles sont les principales institutions qui réalisent ce travail ? Et est-ce que l'on peut considérer que la soviétologie est bien représentée en France ? Y a-t-il d'autres pays qui sont beaucoup plus en pointe ?</p>

    <p>J.-P. D. : Ce que l'on peut dire me semble-t-il, pour l'ensemble des pays occidentaux, c'est que par rapport à la période soviétique, l'intérêt pour la Russie a beaucoup diminué et, par exemple, aux États-Unis il y a eu une réduction des crédits consacrés à l'étude de l'<span class="caps">URSS</span>, un recul de la langue russe, etc.... Ceci dit, il existe dans les différents pays occidentaux toute une génération de jeunes historiens de qualité qui travaillent sur l'histoire russe à partir des archives sans être encombrés, je dirais, par le poids de la guerre froide. Ces nouvelles approches sortent un peu des querelles de la période de la guerre froide, notamment entre partisans de la théorie du totalitarisme et partisans de l'histoire sociale, notamment de l'histoire sociale par en bas. Bien sûr, les centres d'intérêts correspondent aujourd'hui aux centres d'intérêts de l'histoire en général. Il y a eu un glissement de l'histoire sociale vers l'histoire culturelle. Et l'histoire culturelle est aujourd'hui un secteur très développé des études sur la Russie.</p>

    <p>G. H. : Alors, plus précisément dans cette histoire culturelle, quels sont, je dirais, les chantiers en cours ? Est-ce qu'il y a des questions qui sont particulièrement sur le devant de la scène ? Vous en avez cité quelques unes tout à l'heure, mais peut être faut-il revenir là-dessus. Est-ce qu'il y a aussi des domaines qui sont moins connus et peut être des domaines vers lesquels de jeunes historiens pourraient s'orienter et réaliser un travail fructueux ? </p>

    <p>J.-P. D. : Je pense personnellement qu'il serait souhaitable que les jeunes historiens français aillent davantage dans les archives régionales. J'ai été responsable d'un projet qui associait les historiens et archivistes de Nijnii-Novgorod, l'Institut d'Histoire de la Russie et l'Académie des Sciences à Moscou, ainsi que le Centre russe de l'<span class="caps">EHESS</span>. Il s'agissait, il s'agit encore parce que le projet est toujours en cours, de publier un certain nombre de volumes de documents sur l'histoire de la région de Nijnii-Novgorod durant la période soviétique, donc entre 1917 et les années 80. Or, à mon avis, jusqu'à présent trop peu nombreux sont les Français qui sont allés travailler dans les archives régionales. Je pense que l'histoire régionale est l'une des voies d'avenir pour étudier l'<span class="caps">URSS</span> et d'ailleurs nous redécouvrons le fait essentiel que le territoire soviétique n'était pas une zone homogène, une vaste zone grise, mais qu'il y avait des différences régionales non négligeables.</p>

    <p>G. H. : L'histoire soviétique a-t-elle une audience importante en France ? Est-ce que vous considérez que sa place est suffisante, même si évidemment, de votre point de vue, elle ne l'est jamais assez. Mais, en essayant d'être objectif, a-t-elle, d'une part, une place notable dans les principales revues généralistes d'histoire ? Et quelles sont, d'autre part, les revues spécialisées dans ce domaine qui paraissent en langue française ?</p>

    <p>J.-P. D. : Je pense que les travaux qui sont faits en France sur l'histoire de la Russie et de l'<span class="caps">URSS</span>, sont trop peu connus des non-spécialistes ; et que globalement, la Russie et l'<span class="caps">URSS</span> occupent une place tout de même assez modeste dans les grandes revues d'histoire généralistes. Par ailleurs il y a la revue du Centre russe de l'<span class="caps">EHESS</span>, par exemple, qui s'appelle aujourd'hui <em>les Cahiers du monde russe</em>, qui s'appelait autrefois les <em>Cahiers du monde russe et soviétique</em>, et qui publie des travaux de grande qualité, en diverses langues d'ailleurs, en français, mais aussi en anglais et en russe. Je pense que cette revue n'est pas suffisamment lue par nos collègues historiens français non-spécialistes de l'<span class="caps">URSS</span>.</p>

    <p>G. H. : Est-ce qu'il en existe d'autres ? </p>
<p>J.-P. D. : Il existe deux autres revues consacrées aux questions russes : la Revue des études slaves qui ne couvre pas uniquement la Russie, mais aussi tous les pays slaves et qui n'est pas seulement historique mais aussi littéraire, qui est même, je dirais depuis quelques années, redevenue...</p>

    <p>G. H. : Plus littéraire...</p>

    <p>J.-P. D. : Pas exclusivement littéraire, mais avec prédominance littéraire et linguistique accentuée, alors que dans les années 90, il y avait eu un effort d'ouverture vers l'histoire et même vers d'autres sciences sociales. Enfin la Revue russe, qui est la revue de l'Association française des professeurs de russe, est aussi intéressante, mais il s'agit plus d'une revue de vulgarisation que de recherche. Voilà les trois principales revues...</p>

    <p>G. H. : La Revue russe n'est pas non plus une revue spécifiquement historique ?</p>

    <p>J.-P. D. : Non, la seule revue spécifiquement historique ce sont <em>les Cahiers du monde russe</em>. Russe étant à prendre en un sens large, parce que cela inclut l'empire, donc le Caucase et toutes les zones qui ont fait partie de l'empire russe à un moment ou à un autre, telles que la Finlande, la Pologne, etc....</p>

    <p>G. H. : Quels sont les débats historiographiques majeurs qui animent le monde des soviétologues en France et aussi à l'étranger ? Peut-on identifier quelques questions essentielles ?</p>

    <p>J.-P. D. : C'est une question pour laquelle la réponse est assez difficile, parce que si vous me l'aviez posé il y a quelque temps, je vous aurais dit qu'il y avait deux paradigmes principaux : l'école totalitaire, ce que l'on appelle l'école " totalitarienne " aux Etats-Unis et l'histoire sociale, en particulier l'histoire sociale par en bas. Or aujourd'hui, la situation est beaucoup plus brouillée. Comme l'a dit l'historien américain David R. Shearer, on a aujourd'hui " un désordre créatif ", beaucoup plus qu'une polarisation autour de paradigmes, ce qui fait que les polémiques ont perdu beaucoup de leur virulence.</p>

    <p>G. H. : Justement, vous avez publié un ouvrage il y a quelques années qui affirme la nécessité d'une nouvelle histoire sociale de l'Union soviétique. Qu'entendez-vous par là ? Est-ce que c'est cette nécessité résulte de la spécificité de la société soviétique ? Est-ce que l'on ne doit pas considérer plutôt que cette nouvelle approche s'inscrit dans un bouleversement de l'histoire sociale beaucoup plus large dont, par exemple, l'émergence du concept " socio-histoire ", mis en avant par Gérard Noiriel et quelques autres, rend aussi compte ?</p>

    <p>J.-P. D. : Évidement, les positions que j'ai défendues dans le livre dont vous parlez auraient été impensables s'il n'y avait pas eu toute cette évolution dans l'histoire sociale à laquelle vous faites allusion, tous ces courants, notamment le courant de l'histoire sociale du politique. Ce que j'ai essayé de faire dans ce livre, c'est de montrer qu'il fallait dépasser l'opposition entre théorie du totalitarisme et histoire sociale, c&#8217;est-à-dire entre une approche qui regarde tout d'en haut, depuis l'État-parti, et une histoire sociale par en bas qui voulait regarder l'histoire soviétique finalement en ignorant l'État. Ce que j'ai essayé de dire, c'est qu'il fallait continuer à faire de l'histoire sociale, mais en réintégrant l'État. Et je me suis efforcé de montrer que dans le contexte soviétique, on ne comprend pas la société si on ne tient pas compte de l'État et de sa politique, du fait que l'État est lui-même une institution sociale, notamment parce que l'État emploie des fonctionnaires. Or ces fonctionnaires font partie de la société. D'autre part, en <span class="caps">URSS</span>, vous avez toute cette couche de gens que l'on appelle les activistes, les militants, c'est à dire toute cette catégorie de gens qui d'un côté sont dans la société, ce sont des militants du Parti communiste, des syndicats, des coopératives, et de l'autre ils sont d'une certaine manière dans l'État, tout en ne faisant pas partie officiellement des fonctionnaires...</p>

    <p>G. H. : Des para-fonctionnaires en quelque sorte...</p>

    <p>J.-P. D. : En quelque sorte. Autrement dit, des gens qui assurent une espèce d'interface entre l'État et la société.</p>

    <p>G. H. : Dans cette tendance historiographique, très large, à la réintroduction de l'État en histoire sociale, le cas le cas de l'Union soviétique est quand même singulier et la tendance est nécessairement poussée à l'extrême, parce que l'État justement, me semble-t-il, instituait les groupes sociaux, et qu'en définitive les avantages découlaient en grande partie justement de la position qu'on occupait par rapport à l'État, dans l'État, ou dans le parti...</p>

    <p>J.-P. D. : Ce que j'ai voulu, c'est plaider pour une histoire sociale qui reconnaisse qu'il y a des noyaux de vérité dans la théorie du totalitarisme. Notamment, puisque vous faites allusion à ça, il est clair que l'on ne peut pas comprendre la stratification sociale ou la hiérarchie sociale en <span class="caps">URSS</span> si on ne tient pas compte du fait que l'idéologie officielle définit des amis et des ennemis et qu'il y a des groupes sociaux stigmatisés et des groupes sociaux favorisés.</p>

    <p>G. H. : Un des points sur lequel vous insistez, c'est que le concept de classe n'est pas pertinent en Union soviétique. On peut entendre ça de différentes façons. Est-ce à dire que l'on était dans la société sans classe définie par les communistes ? D'une façon plus générale, considérez-vous que ce concept de classe reste valide pour les sociétés capitalistes ? Ou bien est-ce que la remise en cause est plus générale ?</p>

    <p>J.-P. D. : J'aurais tendance à penser que le concept reste valable pour certaines sociétés. Par exemple, pour la société française au XIXe siècle, mais je pense que la société soviétique n'était pas et ne pouvait pas être une société de classes. Non pas parce que l'égalité était réalisée, non pas parce que l'on avait une société sans classes, au sens où les marxistes entendaient la chose, mais parce que l'économie ne constituait pas dans la société soviétique des années 20, 30 et après, une instance autonome ou séparée, contrairement à ce qui se passe dans les pays occidentaux, où vous avez un secteur bien délimité qui est celui de la production des biens, de la répartition des biens, qui obéit à ses propres lois, avec le rôle de l'argent, etc. Dans la société soviétique, l'économie n'est pas aussi séparée de la politique qu'elle l'est dans les pays occidentaux et, du fait de cette absence d'autonomie de l'économie, il ne peut pas se développer de classes sociales, parce que une classe sociale, c'est une division de la société selon des critères strictement économiques. Il existe des inégalités sociales dans la société stalinienne, et même de très importantes inégalités sociales, mais ce sont des inégalités de statut, comme j'ai proposé de les appeler, c&#8217;est-à-dire que ces inégalités résultent très largement de la politique de l'État. Par exemple, les ouvriers, puisqu'on est censé être en dictature du prolétariat, sont relativement favorisés par rapport aux paysans. Ce qui se traduit par le fait qu'ils ont droit à des produits que les paysans n'ont pas, qu'ils ont un accès privilégié à l'enseignement supérieur ; et on pourrait continuer d'énumérer les avantages, comme le logement fourni par l'État, etc. En revanche, vous avez des catégories discriminées : ce sont évidement les détenus des camps, majoritairement issus de la paysannerie d'ailleurs, ce n'est pas par hasard ; c'est la paysannerie et ce sont toutes les anciennes classes ou couches dominantes, c&#8217;est-à-dire les anciens bourgeois, les anciens aristocrates, les anciens prêtres, les anciens policiers, etc., qui font l'objet d'une discrimination systématique, en matière de logement, en matière de rationnement, etc.</p>

    <p>G. H. : Donc, d'une certaine façon, ce système où les groupes sociaux se définissent par rapport à leur statut, comme vous nous le dites, cela évoque un peu l'ancien régime, à certains égards... ?</p>

    <p>J.-P. D. : Oui, cela évoque ce que la Russie connaissait avant 1917...</p>

    <p>G. H. : Comment voyez-vous la rupture de la fin des années 80 et du début des années 90 ? A-t-elle eu un fort impact sur la communauté historienne en France ? À titre personnel, comment avez-vous vécu cette rupture ?</p>

    <p>J.-P. D. : La plus grande rupture, pour l'historien, c'est l'ouverture des archives avec la sorte d'euphorie qui l'a accompagnée. Aujourd'hui, en Russie, l'histoire n'intéresse plus que les spécialistes. À la fin de la période soviétique, il y a eu un bouillonnement, mais qui n'a pas duré. Actuellement, on observe au contraire une désertion des salles d'archives, qui se sont vidées pour des raisons économiques. Il existe des revues de qualité, mais les tirages sont dignes de la période brejnévienne. À côté de ça, il existe toute une littérature encombrée de mythes, d'ouvrages réhabilitant Staline, etc. Toute cette prose pseudo-scientifique prospère. Le marché du livre est d'ailleurs complètement désorganisé et le réseau internet a pris une grande importance.</p><p />
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