Elizabeth Bille, Pêcher dans les étangs du Roussillon et de Cerdagne au Moyen-Age. Découper l'espace, partager les droits

Pêcher dans les étangs du Roussillon et de Cerdagne au Moyen-Age. Découper l'espace, partager les droits

Elisabeth BILLE, Framespa équipe 3


Dans le cadre de cette journée d'études consacrée à la « quête d'espaces », l'objectif de cette recherche est d'analyser les productions spatiales propres aux espaces collectifs en prenant comme poste d'observation un type d'espace particulier, les étangs dans une perspective comparative entre plaine et montagne. Deux aires d'enquête ont été sélectionnées pour ce premier positionnement de la question : l'étang de Salses-Leucate, dans la plaine littorale du Roussillon[1], et les étangs de montagne du Carlit et du Puymorens, en Cerdagne[2]. Bien que situés dans des milieux orographiques et climatiques différents, les étangs du littoral et les lacs de Cerdagne ont néanmoins un point commun susceptible de légitimer la confrontation : il s'agit de pièces d'eau qui, en raison de leur étendue, en Roussillon, ou de leur localisation, en Cerdagne, ne firent pas l'objet de politiques de drainage de telle ampleur qu'elles aient conduit au rétrécissement ou à la disparition pure et simple de l'étang[3]. Ces étangs se présentent comme une zone d'étude particulièrement féconde par la complexité même du milieu lacustre. De manière très schématique, ceux-ci peuvent se découper en quatre espaces aux potentialités différentes : l'étendue d'eau, la terre sur l'eau (les  îlots), les bords de l'étangs où terre et eaux se mélangent au gré de l'avancée et du recul des flots et enfin les terrains autour de l'étang. Au Moyen-Âge, comme dans les périodes antérieures ou postérieures, les étangs étaient donc des espaces en partage, des espaces à partager entre des utilisateurs proches ou plus lointains.

Cette approche comparée entre plaine et montagne devrait permettre d'interroger les constructions spatiales liées aux étangs dans leurs dimensions juridictionnelles, juridiques et socio-économiques. Toutefois, la documentation recueillie dans cette première étape de la recherche est bien trop lacunaire pour prétendre esquisser une réponse quelque peu solide à cette question au demeurant fort vaste. Aussi avons-nous choisi de recentrer le sujet sur l'activité la mieux documentée , en l'occurrence la pêche.

Dans cette optique, nous analyserons d'abord certaines constructions territoriales liées à la pêche puis nous présenterons les lignes principales des partages communautaires et privés des espaces et des ressources piscicoles. Enfin, nous tenterons de poser quelques jalons sur la question des cadres d'appropriation, communautaires et seigneuriaux, de ces étangs.

Passés au révélateur de quelques petits dossiers, les étangs apparaissent comme des territoires complexes  par la diversité des ressources exploitées ; par la ductilité, dans le temps et dans l'espace, des cadres d'appropriation socio-juridiques ; par la multiplicité des enjeux sous-jacents à leur exploitation. Le comparatisme régional, par sa capacité à dépasser les « déterminismes liés au milieu », permet de formuler quelques observations générales sur les rapports entre les sociétés villageoises et leurs espaces. 

Le milieu palustre était constitué de territoires imbriqués ou emboîtés, objets d'appropriation multiples et mouvantes dans le temps. À bien des égards, les constructions spatiales liées à l'activité piscicole ne sont qu'une facette du système régissant tout type d'espaces ouverts à l'appropriation collective. Les diverses ressources que recèlaient ces pièces d'eau étaient exploitées par de nombreux individus qui accédaient à cet espace en fonction de divers critères d'appartenance, possession d'une tenure, qui fixait vraisemblablement le statut d'ayant-droits de plein droit, et autorisation seigneuriale pour les forains. Avec toute les nuances que cela induit, deux points paraissaient cruciaux pour les communautés d'habitants : contrôler l'accès des étrangers à leurs espaces collectifs et réguler, à l'échelon intra-communautaire, le partage des ressources.

Enfin, il importe de noter que ces tensions liées à l'appropriation des ressources aquacoles s'inscrivaient dans un temps assez resserré, grosso modo les années 1250-1400, marqué par quelques grandes tendances : un essor commercial inter-régional, qui cristallisa les appétits des élites locales ; une politique de construction d'un État monarchique ; une recomposition de la seigneurie sur des bases juridiques pour une part nouvelles et enfin la naissance des universités villageoises. Par -delà ces trajectoires locales, l'analyse des rapports entre seigneurs, communautés et maisons montre combien les uns et les autres manipulèrent les cadres juridiques et juridictionnels pour contrôler les espaces.



[1] L'étang de Salses-Leucate s'étend sur environ 5800 hectares entre Corbières et Méditerranée. Limité à l'Est par un étroit cordon de sable, il est parsemé d'îlots, dont certains minuscules, et communique avec la mer par des passes, les graus. Les documents cartographiques de l'époque Moderne laissent planer quelques doutes sur le nombre et la localisation de ces graus. L'étang est ainsi cartographié comme fermé (1704 et 1764) ou ouvert par un (1706 et carte de Cassini) ou deux graus (1650 et 1660) : http://ventmarin.free.fr/voiles_catalanes/carte_st_hipolis.jpg.

[2] Les massifs du versant nord de la Cerdagne sont couverts de petits étangs qui, par endroits, constituent de véritables constellations. Implantés entre 1800 et 2600 mètres d'altitude, ces pièces d'eau, d'étendue somme toute modeste (leur superificie oscille bien souvent entre 500 ares et  4 hectares) sont incrustées dans des cuvettes aux sols rocailleux ou recouverts de pelouses.

[3] À l'opposé, les dépressions fermées qui parsemaient la plaine du Roussillon (Bages, Ponteillà, Canohès, Cabestany...) peuvent, nous semble-t-il, être mises en regard avec les molleres plantées en quelques parties de la plaine cerdane et des vallées transversales.

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