Didier TERRIER, Le territoire que l'on dit : l'espace vécu d'un fabricant de toiles lillois (1882-1892)

Le territoire que l'on dit : l'espace vécu d'un fabricant de toiles lillois (1882-1892)

Didier TERRIER

Résumé en français :

Pour comprendre le fonctionnement des territoires de l'industrie, il faut prendre en compte l'espace vécu des acteurs de l'économie. Les carnets de Jules-Emile Scrive-Loyer sont fort précieux en ce sens : en consignant par écrit, chaque soir, ce qu'il retient de sa journée, celui-ci nous offre la possibilité, onze années durant, de saisir la composante subjective de la construction d'un territoire manufacturier. Ses valeurs culturelles, son comportement social et, plus encore, la nature des activités industrielles de ce fabricant de toiles de lin structurent sa lecture des arrangements territoriaux et la place qui est la sienne au sein de cette immense nébuleuse textile. Lille, Roubaux-Tourcoing, Armentières : ces trois systèmes productifs locaux sont perçus de manière fort dissemblable. S'il faut bien coopérer avec les uns et les autres, la méfiance est de mise, et il arrive même que la concurrence devienne une franche hostilité. Le territoire est morcelé et tous s'envient, se jalousent, s'épient. Il faut, en 1889, puis en 1891, deux vagues de grèves pour que se construise un front de classe où la solidarité patronale s'exprime.



Texte intégral :

Depuis une trentaine d'années, la production de l'intelligence territoriale est telle qu'aujourd'hui, la prise en compte de la dimension socio-spatiale de l'activité économique va de soi. Toutefois, si l'élargissement de l'enquête à l'ensemble des formes territoriales du développement de l'industrie fait l'objet d'initiatives multiples, c'est surtout la reconstitution de l'espace de vie, soit le monde objectif à dominante d'éléments concrets et matériels, ou bien encore celle de l'espace social, fait de l'ensemble des relations interpersonnelles, qui permet de comprendre la construction du territoire. En revanche, il est beaucoup plus rare que, pour ce faire, l'on prenne sur le fait les hommes qui produisent ces espaces et s'y inscrivent ; il est beaucoup plus rare que l'on atteigne le donné de chaque conscience, de chaque " intuition sensible " (E. Kant) afin de prendre en compte, de manière permanente et critique, les rapports réciproques, parfois concordants, parfois contradictoires de l'objet et du sujet, du matériel et de l'idéel, de la réalité spatiale et de ses représentations sociales. Bref, c'est de la construction de l'espace vécu, présent dans l'imaginaire sans cesse composé, décomposé et recomposé des acteurs de l'industrialisation dont il sera question ici au travers de ce que dit, mais aussi de ce que tait, un fabricant de toiles, Jules-Emile Scrive-Loyer1.
Pour tenter de mieux comprendre la construction de cet espace vécu, on dispose de l'agenda-memorandum de l'industriel lillois2. Onze années durant, celui-ci raconte au jour le jour ce qu'il juge digne d'être relaté du quotidien de son existence. Émois d'un mari aimant et affirmation d'une paternité constamment inquiète, expression d'une sourde inquiétude face à la mort et quête de la rédemption ici-bas, goût pour les divertissements mondains et recherche effrénée des relations d'affaires, engouements pour le savoir livresque ou l'art lyrique et détestation de la modernité quand elle ne se fait pas avant-gardisme, tout fait sens au détour d'une phrase, d'un mot... ou d'un silence. C'est vrai, surtout, quand s'exprime l'industriel malgré lui, riche héritier d'une entreprise familiale obligé de faire face aux difficultés économiques engendrées par la Grande Dépression alors qu'il souhaiterait vivre de ses rentes. Au travers de ses atermoiements, de ses hésitations, mais aussi de sa pugnacité en affaires (car il sait se faire violence et ne jamais renoncer), il nous délivre autant de séquences des espace-temps propres à un acteur, en définitive non négligeable, de l'activité linière dans le Nord de la France. Concurrence avec ceux qui lui disputent les marchés par temps de crise ou, tout simplement, réussissent mieux que lui dans d'autres activités manufacturières, coopération avec ceux (les mêmes parfois) qui, comme lui, s'interrogent sur l'indispensable modernisation du tissage des toiles de lin ou la manière de s'accommoder de la question sociale : si, en lisant pas à pas les carnets de ce fabricant de toiles de lin, le singulier impose ici son échelle d'observation, saisir la composante subjective de la construction d'un territoire manufacturier sollicite des logiques qui donnent davantage d'épaisseur à ce dernier.


+ Les espaces et les formes de la concurrence +

Dans les années 1880, toutes fibres confondues, la région lilloise est la première région textile en France, et ce quel que soit le critère que l'on retienne, depuis le volume de la matière première transformée jusqu'au chiffre d'affaires réalisé en passant par le nombre d'ouvriers employés. Schématiquement, cette région s'ordonne autour de trois pôles qui, tout en ayant leur vie propre, s'articulent en fait les uns avec les autres au sein d'un seul et même territoire : - grande place de la manufacture, mais aussi du négoce et de la finance, Lille abrite notamment, dans le cadre d'une industrie grandement diversifiée, toutes les branches de l'activité cotonnière tandis que, dans le lin, filatures et filteries prennent le dessus sur le tissage proprement dit. Une vingtaine d'entreprises de fabrication des toiles situées dans la ville même ou aux abords de celle-ci font néanmoins de la capitale provinciale le deuxième centre de fabrication du département. Sur des métiers exclusivement mécaniques, l'on y tisse des étoffes dans lesquelles le coton s'est progressivement insinué sous forme de métis avec trame de lin et chaîne de coton ou chaîne de lin et trame de coton. S'il est difficile d'établir la proportion respective de chaque fibre qui entre dans cette fabrication, on peut estimer, en s'en tenant à une évaluation métrique, qu'un rapport de deux tiers de lin pour un tiers de coton est alors plausible3 ; - si elles sont rivales, Roubaix et Tourcoing n'en sont pas moins sœurs : orientées massivement (mais jamais exclusivement) vers le travail de la laine, elles disposent d'un appareil de production très performant que dirigent des capitaines d'industrie qui, pour certains d'entre-eux, se meuvent continuellement à l'échelle du monde4; - l'essentiel de la production linière se concentre alors dans la vallée de la Lys, à Armentières plus particulièrement, qui assure une part majeure de la production nationale des toiles5. On y produit tous les genres de tissus de lin depuis les toiles à sacs les plus lourdes jusqu'aux toiles les plus fines, batistes et linons exclus. Au tournant des années 1880/1890, une cinquantaine de tissages regroupe plus de 8 000 métiers mécaniques et occupe environ 12 000 ouvriers. Dans les campagnes environnantes, les articles de qualité commune (essuie-mains et torchons) restent l'apanage de fabricants à façon qui distribuent le travail à des paysans-ouvriers dont le nombre, quoique en forte diminution, reste important. D'ailleurs, à Bailleul et à Halluin, deux petites villes qui doivent elles aussi leur prospérité à l'industrie linière, travail concentré et travail dispersé en milieu urbain coexistent encore...

Certes, ces trois systèmes productifs locaux sont bien distincts et possèdent leur identité propre. Un processus de territorialisation les associe cependant étroitement les uns aux autres. L'agglomération lilloise est forte d'une tradition manufacturière pluriséculaire où l'émancipation progressive du plat pays est allée de pair avec le renforcement du poids économique de la capitale provinciale. Qui plus est, entre les mondes du lin, du coton et de la laine, les cloisons ne sont pas étanches et, selon une intensité variable mais toujours effective, tout circule peu ou prou au sein de la région. Jeux d'alliances matrimoniales, recrutement et circulation de la main-d'œuvre, mobilité des capitaux : une solidarité de fait existe entre ces trois pôles industriels au sortir de la première industrialisation. C'est au demeurant de cette construction territoriale que Scrive-Loyer rend compte en se situant continuellement à l'articulation des réalités effectives et de la représentation qu'il s'en fait. S'il prend pleinement la mesure des réalités économiques, ses valeurs culturelles et son comportement social contribuent tout autant à structurer sa lecture des arrangements territoriaux et la place qui est la sienne au sein de cette immense nébuleuse textile.

+ Un univers matriciel : Lille +

On sait peu de choses sur l'usine que Scrive-Loyer dirige à Marquette, dans la banlieue lilloise. Construite en 1856 par son père, celle-ci employait déjà, en 1860, 395 ouvriers. Il y avait alors 162 métiers mécaniques tandis que 40 métiers à la main subsistaient dans le cadre d'une complémentarité entre organisations concentrée et dispersée du tissage des toiles. Par la suite, le recours au tissage à domicile disparaît et, en 1889, l'usine de Marquette abrite 220 métiers. Scrive-Loyer est alors un des plus importants fabricants de la place, ce qui le laisse néanmoins à bonne distance des principaux fabricants armentiérois, d'autant plus qu'il n'est aucunement question ici d'intégration verticale : Scive-Loyer ignore délibérément la filature du lin et s'approvisionne en matières premières chez ses confrères qui oeuvrent en amont de la chaîne de production6. Son engagement dans l'entreprise reste partiel et intermittent : au quotidien, le fabricant lillois confie la bonne marche de la fabrication des toiles à un ingénieur, Larivière. Enfin, s'il s'occupe personnellement des marchés publics qui, en 1889, représentent à peu près 40% de ses commandes, il laisse le soin à des " voyageurs " de prospecter le marché national pour écouler le reste de sa production.

Au demeurant, avant même que le régime de 1892 ne réserve exclusivement le marché intérieur aux fabricants français, la presque totalité de ses marchandises trouve preneur en France même tandis que les marchés étrangers sont délaissés. Conséquence d'un réseau de distribution étriqué ? Orientation imposée par le caractère implacable de la concurrence étrangère ? Peu importe en définitive : Scrive-Loyer n'a pour horizon que le marché français à l'heure où, plus que jamais, nombreuses sont les stratégies commerciales qui débordent des frontières nationales pour conquérir des marchés plus lointains. Au total, voilà donc un industriel moyen : s'il compte parmi les fabricants de toile de lin, il se situe assez loin des entrepreneurs du textile qui, dans la laine et le coton pour l'essentiel, se situent à l'échelle du monde.

Toutefois, s'il ne se fait guère d'illusion sur l'importance effective de ses activités industrielles, Scrive-Loyer tire de son appartenance à la place lilloise une importance qui, à ses yeux du moins, va bien au-delà du volume de son chiffre d'affaires. Il se perçoit tout d'abord comme le continuateur d'une lignée prestigieuse, co-fondatrice, avec d'autres bien sûr, de l'importance économique de la place. En lui et par lui survivent son grand-père et son père, industriels illustres dont il entend prolonger l'action et le nom : ne prête-t-on pas à son grand-père, Scrive-Labbé, un rôle déterminant dans le démarrage de la mécanisation dans la filature du lin ? Après s'être rendu en Angleterre comme simple ouvrier, il aurait ramené d'outre-Manche et au péril de sa vie, en 1834, des dessins et des pièces qui vont permettre l'installation de métiers mécaniques à filer le lin. En outre, quand il ne s'occupe pas de ses affaires, cet industriel assume toutes les fonctions du notable dans la ville. Membre du conseil de la Chambre de commerce en compagnie des industriels parmi les plus en vue de la place lilloise, membre très actif de nombreuses sociétés savantes où se rencontrent tous ceux qui comptent dans la ville, il est au cœur de réseaux sociaux dont on devine sans peine l'existence, même si les structures relationnelles des notables lillois restent à reconstruire7. En l'état des recherches, on peine, bien évidemment, à donner du sens aux réseaux dans lesquels il est inséré. Cumule-t-il la centralité (son appartenance à la Chambre de commerce) et des liens redondants au point d'être partout et nulle part ? Parvient-il, au contraire, à cumuler la centralité et les liens relationnels qui lui permettent de recueillir les informations essentielles pour mieux tirer son épingle du jeu que d'autres fabricants alors que la conjoncture est mauvaise ? S'il est nécessaire, à terme, de reconstituer ses " connexions préférentielles " pour dessiner les espaces de proximité et d'éloignement quant à son insertion dans le milieu local, nul doute que Scrive-Loyer adosse la construction de son identité sur les jeux relationnels locaux8. C'est en leur sein, par exemple, qu'il trouve le premier cercle du public auquel il destine les articles de presse et les brochures qu'il rédige en se piquant d'être un " honnête homme " soucieux d'éclairer l'opinion publique sue les sujets les plus divers. Aussi, quand il parle de ses collègues lillois, y compris de ceux qui, fabricants de toile comme lui, sont ses concurrents, son propos, quand bien même serait-il parfois sans aménité, n'est qu'exceptionnellement désobligeant. En fait, fort d'un nom prestigieux et d'un rang de notable à Lille, Scrive-Loyer ne doute jamais de sa prééminence dans le monde entrepreneurial à l'échelle de la région. C'est qu'il a pour lui, considère-t-il, son intégration au système productif lillois fort de sa tradition manufacturière, de sa puissance financière et commerciale, de son dynamisme, et, d'une manière plus générale, d'une culture qui déborde du champ de l'entreprise pour conférer aux entrepreneurs locaux une légitimité sans égale.


+ Roubaix-Tourcoing : un nouveau monde +

Quand il débute la rédaction de ses carnets, Jules-Emile Scrive-Loyer est plongé dans les affres de la " Grande Dépression " : au milieu des années 1870, les hésitations de la croissance se sont transformées en crise ouverte et l'industrie linière n'échappe pas, loin s'en faut, à l'état marasmique des affaires. Désaffection des consommateurs, baisse des prix, recul des productions : ce qui vaut, avec des intensités inégales selon les lieux et les fibres, pour l'industrie textile dans son ensemble jusqu'au milieu des années 1890, frappe de plein fouet un secteur où, manifestement, l'adaptation aux réalités nouvelles du marché est encore bien plus rude qu'ailleurs. L'industriel lillois ne s'y trompe pas qui dénonce l'euphémisme quand l'un de ses confrères, Villard, déclare en 1884 que la crise qui sévit " est une période de recueillement ! ! ! qu'il n'est pas mauvais que l'industrie traverse "[9]. Il lui arrive de déplorer " la détresse de l'industrie linière, détresse qui ne peut qu'augmenter dans l'avenir". A ses yeux, le lin est véritablement " un article suranné " puisque " la mode est en faveur du coton et de la laine "[10]. D'ailleurs, il ne songe nullement à contredire un de ses nombreux interlocuteurs pour qui il s'agit là d'un " métier perdu ", tant il est évident que " l'orange sucée, il ne reste que les écorces "[11]. Et un autre fabricant de surenchérir, en 1891, " la toile est fichue...dans dix ans, il n'y aura plus de tisserands "[12] Ne laisse-t-on pas entendre que d'autres fibres, comme la ramie13, se seront alors substituées au lin ?

C'est bien pourquoi la fascination qu'il éprouve pour les industriels de la laine à Roubaix et à Tourcoing est particulièrement vive. En 1884, il constate : " Roubaix a prospéré d'une manière merveilleuse depuis 25 ans et le nombre de maisons ayant 5 à 6 millions est considérable "[14]. Quelque temps après, de retour chez lui après avoir rendu visite à un confrère, il note : " tout indique en effet une prospérité merveilleuse à Roubaix et à Tourcoing : constructions nombreuses d'usines, grandes habitations bourgeoises de plusieurs centaines de mille francs sur les boulevards15 ". Un autre jour, il rapporte: " En l'attendant à la gare (_Jules, son fils_), j'ai causé avec M. Claverie, ce jeune homme qui est chez Rollez après avoir été au Crédit Lyonnais. Il attendait un cousin qui, sorti de l'Ecole Centrale, vient à Roubaix pour ... aller diriger à Pétropolis (près de Rio Janeiro) une grande filature de coton pour les Masurel. Il paraît que l'audace des Roubaisiens n'a plus de limite. Un immense établissement des messieurs Motte pour la filature, le tissage, l'impression des laines fonctionne dans la Pologne russe. Il occupe plusieurs milliers d'ouvriers "[16]. Cette propension, fort aventueuse à ses yeux, à s'écarter des sentiers battus et à prendre des risques inconsidérés se retrouve souvent sous sa plume. Ainsi, revenant sur les investissements de la famille Masurel en Amérique latine, mais aussi en Australie, il s'exclame " Comment peut-on dormir tranquille quand on court des risques aussi effroyables ! "[17]. A un autre moment, il consigne dans ses carnets : " Denis Derevaux me parle des affaires déplorables que l'on fait en ce moment en peignage de laines à Roubaix ? Alfred Motte a immobilisé 4 à 5 millions dans son peignage sans pouvoir en retirer ni intérêt ni dividende. Il parle de la grande exploitation de Watinne-Bossut et de Huet-Watinne à La Plata. Ils dépensent 1 400 000 francs rien que pour se clôturer ! C'est un jeune homme de Roubaix, fils d'un concierge, qui dirige cette exploitation "[18].

Un fils de concierge ! Le mot est lâché : si elle l'impressionne effectivement, la réussite des industriels de la laine n'émane pas, à ses yeux, de " gens de bien ", tant elle bouscule l'idée qu'il se fait d'un ordre social où, au fond, il n'y a pas de place pour les nouveaux venus, de basse extraction qui plus est. Certes, la réussite des Roubaisiens et de certains Tourquennois est trop éclatante pour être minorée. Mais s'il faut s'en accommoder, celle-ci n'efface cependant pas la macule originelle : industriels lillois et du plat pays ne participent pas du même monde. Qu'on en juge : lors d'un dîner chez la tante Henry à Hellemmes, Scrive-Loyer rencontre deux Roubaisiens, " le jeune Félix Terninck très commun, le père Ternynck un type réussi de parvenu. Ce dernier ne veut pas de science, ni d'instruction pour les industriels parce que cela les détourne du positif ", entendu dans l'esprit du temps comme l'acquisition de connaissances solides, concrètes, bien assimilées, directement applicables sur le terrain. Mais " quelles gens peu agréables que les Roubaisiens ", " industriels sérieux et positifs " ...comme s'ils n'étaient que cela ![19] Cette réussite n'est décidément pas légitime et semble marquée d'un goût effréné pour une réussite matérielle qui, à ses yeux, loin de se suffire à elle-même, préparerait des lendemains qui déchantent : " Après tout, ces mirliflores de Roubaix ont aussi leurs préoccupations et leurs déboires ! Ainsi, M Georges Motte, qui certes est l'un des industriels les plus en vue de Roubaix, a une santé chancelante, il ne se fera pas de vieux os, comme on dit à Lille, et sa femme, fille d'Achille Delattre, n'a pas de fortune. Il laissera à ses 7 enfants des briques et des ferrailles ! "[20].

+ Armentières : de vils concurrents +

Avec Armentières, l'opposition est frontale : si Lille a pour elle l'antériorité dans le processus de la mécanisation de la filature, puis du tissage des fils de lin, le plat-pays présente un dynamisme certain. S'il lui est fort difficile de l'admettre, Scrive-Loyer le sait bien : ses concurrents armentiérois font montre d'une grande souplesse face aux mutations incessantes du marché et il lui faut endurer des propos comme ceux de son interlocuteur au Crédit du Nord, Genouroux, qui vante à l'occasion les mérites d'Armentières, qui " se tire d'affaire en produisant des tissus de coton, de laine, en un mot en changeant sa fabrication. C'est de cette façon que Roubaix a enlevé successivement à Reims, à Sedan, à Elbeuf et à d'autres fabriques, toute leur clientèle, en fabriquant une variété de genres qui ont supplanté les articles classiques "[21]. D'ailleurs, quand il reçoit la visite de Michon, de la Société linière de Landernau, lequel se plaint très vivement de la concurrence d'Armentières " qui écrase toute la France ", le fabricant lillois avoue son impuissance : " Faudra-t-il se laisser ainsi distancer par ces gredins ? Non, sans doute, mais comment s'y prendre ? "[22]. Il apparaît même désorienté et consigne dans ses carnets ses doutes, voire son désarroi. Ainsi, au hasard de ses promenades, il rencontre Renouard, un de ses confrères lillois, qui " ne se plaint pas des affaires en toiles ! Il dit que tous ses métiers battent ; il n'achète plus de toile à Armentières mais fabrique les genres qu'il achetait à Armentières. Ce que je trouve singulier, c'est qu'il dise ensuite : _ J'aurais à bâtir un tissage de toile, que je me contenterais de quelques métiers pour avoir pris des acheteurs, le prestige du fabricant, mais j'achèterais mes toiles à Armentières car on les vend 5 à 6% de moins qu'elles ne me coûtent_. Et bien alors ? Quel est donc l'avantage d'avoir un tissage ? "[23]. Il pointe la contradiction chez son interlocuteur, puis laisse manifestement ses réflexions en suspens...

Pas question, toutefois, de collaborer! Quand la Chambre de commerce d'Armentières demande à celle de Lille de pétitionner pour protester contre les exigences formulées par le Ministère de la Marine à propos de la qualité des marchandises, il rétorque au confrère lillois qui l'informe de cette initiative : " Les cahiers des charges ne doivent pas être aussi bouleversés ... et la pétition d'Armentières est insensée. Il paraît que les fournitures sont refusées parce que l'on y trouve du chlore. Ils n'avaient qu'à mieux rincer leurs fils et leurs toiles. Tant pis pour eux ! "[24]. D'ailleurs, dans une activité où, même entre Lillois, on avance en ordre dispersé, comment pourrait-on s'entendre avec l'ennemi juré ? Pis : Scrive-Loyer se fait insidieux et fait tout pour miner le crédit des Armentiérois auprès de leurs bailleurs de fonds. Morceaux choisis des interventions qu'il multiplie en ce sens auprès de Chevresson, qui dirige le Crédit du Nord, et de Genouroux, puis de Desmoutiez, ses homologues au Crédit lyonnais : - " Chevresson m'a dit qu'il a reçu des compliments du conseil d'administration du Crédit de Nord pour avoir fait rentrer 1 million d'Armentières sur les 2 ou 3 millions qui étaient dus l'année dernière. Il reconnaît que ce sont mes conseils qui l'ont éclairé sur la situation soit-disant si prospère d'Armentières "[25] ; - " Longue conversation avec Genouroux qui reconnaît l'exactitude de mes renseignements sur Armentières. Il est bien déterminé à ne plus laisser s'augmenter les découverts des fabricants d'Armentières, mais à faire payer ces messieurs, sans aucune faiblesse "[26] ; - " Longue conversation avec Genouroux sur la situation d'Armentières (...) Il croit que la production n'est que de 5% au-dessus de la consommation. Je lui ris au nez et je lui déclare qu'elle est de 40 à 50% plus considérable. Il croit que les nouveaux genres (coton, laine) vont dégager la situation. Je lui dis que telle n'est pas mon opinion, parce que les fabricants qui produisaient ces mêmes articles sur lesquels se sont jetés les Armentiérois sont déjà en détresse et ne travaillent que 3 jours par semaine. Dès lors, où et comment le salut pourrait-il venir ? Il ne peut rien dire qui détruise mes raisonnements "[27] ; - " Je visite M. Desmoutiez, le successeur de Genouroux au Crédit Lyonnais, pour le mettre en garde contre les demandes d'argent qui pourraient être faites par Armentières... Il m'a dit qu'il avait l'intention d'aller à Armentières pour y développer les relations du Crédit Lyonnais ! ! ! Je l'ai engagé à ne pas se déranger pendant quelques temps ; jusqu'à ce que la situation se soit nettoyée "[28].

Tout est bon pour dénigrer la concurrence, même auprès des chroniqueurs du temps : " Je rencontre dans le tramway M. Ardouin-Dumazet qui rédige une histoire des villes industrielles du Nord. Il s'étonne de n'avoir aucun renseignement sur Armentières ; il semble que les fabricants de cette ville aient peur d'ouvrir la bouche et de se compromettre. Je lui explique en quelques mots l'état de détresse de cette ville qui ne se soutient qu'à l'aide du crédit "[29]. Bref, s'il n'hésite pas à faire preuve d'une malignité de tous les instants vis à vis de ses concurrents, c'est évidemment non sans délectation qu'il enregistre aussi les avis qui laissent mal augurer de l'avenir de la place rivale. Un exemple parmi d'autres : " Je rencontre Lesay (Alfred) et je me promène avec lui. Je cause de la situation des affaires de toile et spécialement d'Armentières. Il est très renseigné sur les misères de ces matamores de l'industrie dont il prédit la culbute à plus ou moins brève échéance "[30].

À bien considérer l'espace des déplacements et des fréquentations professionnelles, celui de ses liens de confraternité et de ses inimitiés aussi, il est clair qu'aux yeux de Scrive-Loyer, trois communautés productives locales se jouxtent mais sont également sécantes. Elles constituent un seul et même territoire productif où les lieux de la production se déclinent en fonction de leur légitimité respective : - le système productif lillois a pour lui le poids des traditions, la puissance financière et commerciale, un dynamisme de bon aloi et, d'une manière plus générale, une culture qui déborde du champ de l'entreprise pour conférer la notabilité manufacturière ; - le système roubaisien et tourquennois, détenteur à ses yeux de valeurs et de résultats qui engendrent une considération certaine, reste cependant le fait de parvenus qui, aussi puissants soient-ils, doivent nécessairement patienter pour acquérir leurs lettres de noblesse ; - le système armentiérois, où des rustres emportent la mise en marchant sur les brisées des fabricants de toile lillois ; leur concurrence est redoutable, mais leur fin semble inéluctable car, à trop mépriser les règles du jeu (entendons : à vivre de crédits), on finit nécessairement par s'effondrer.

La réussite n'est pas tout : elle n'a de sens que lorsqu'elle s'inscrit dans la durée et bénéficie de la patine du temps. Le nom, la famille, les ancêtres, le milieu entrepreneurial dans son ensemble : il importe d'autant plus de tenir son rang face aux réussites trop éclatantes ou à la concurrence trop rude que la place lilloise ne saurait manquer de noblesse face à la roture. Toutefois, s'il existe donc, à l'échelle du territoire manufacturier, des héritiers, des parvenus et ...des intrus, il faut cependant bien vivre les uns avec les autres.


+ Une coopération bien tempérée +

Au quotidien, le bouche à oreille donne au territoire son relief. Mais, en la matière, Scrive-Loyer ne craint pas de cultiver le paradoxe : s'il n'est guère de circonstances ou de lieux où il ne se montre friand de recueillir l'information pour, au gré du dire et du mal dire, se forger une opinion sur ses confrères ou sur la marche des affaires, il n'est pire malheur, pour lui, que de se retrouver " sur la langue du public "[31]. Faire parler les autres et se montrer évasif si, par aventure, on l'interroge : il n'abandonne jamais cette règle de conduite où le culte du secret va de pair avec la quête du renseignement... parfois bien difficile à obtenir sur une place où les industriels s'épient continuellement. " Il est facile de voir qu'il ne veut pas se livrer ", déplore-t-il à propos d'un concurrent, Gaucher, à qui il ne parvient pas à extorquer des précisions sur l'état de son carnet de commandes... tout en se gardant bien de divulguer quoi que ce soit de son côté.

Outre les visites de courtoisie qu'il effectue de temps à autres chez certains collègues qui lui ouvrent leurs ateliers, trois espaces rituels de rencontre fonctionnent comme autant de lieux privilégiés où l'information circule sans qu'il soit grandement nécessaire de la solliciter quand les bavardages vont bon train : les repas familiaux, les grandes réceptions mondaines, les enterrements aussi. Il faut y ajouter, bien sûr, tous les lieux institutionnels où l'on se retrouve avec ses pairs (à la Chambre de Commerce, dans tous les cercles de sociabilité réservés aux notables, à la banque etc.) ou bien encore les lieux de hasard qui sont autant de passages obligés, depuis le quai de la gare jusqu'aux chemins de halage que l'on parcourt à cheval... Ne dispose-t-il pas d'autres sources d'information plus fiables quand il s'agit d'appréhender le territoire manufacturier dans son ensemble ? A l'échelle locale, clairement non : il reste totalement muet dans ses carnets à ce propos tandis que l'avidité avec laquelle il quête et recueille, le cas échéant, l'information en dit manifestement long sur le caractère étriqué et flou de son champ de vision de l'activité économique de la région lilloise32.

+ Construire l'estime de soi +

Compte tenu de la morosité de la conjoncture et des difficultés qu'il éprouve à engranger bon an mal an des bénéfices, le fabricant lillois cède fréquemment au découragement et songe régulièrement à se délester d'une affaire dont il ne sait jamais, compte tenu des incertitudes qui sont les siennes quant aux perspectives du marché, si elle est promise ou non à un avenir fructueux. Il lui arrive de vouloir renoncer, comme en ce jour de juillet 1891 où, constatant qu'il perd de l'argent alors que d'autres fabricants en gagnent très probablement, il s'exclame : " Comment pourrai-je un jour arriver à me débarrasser de ce chancre qui ronge ma fortune, c'est à dire mon tissage "[33] . D'ailleurs, à l'occasion, des fabricants plus heureux que lui ne manquent pas de remuer le couteau dans la plaie, forts qu'ils sont de leur succès. En avril 1891, voici ce qu'il relate d'une conversation avec Emile Faucheur, un autre fabricant de toiles lillois : " Il se félicite beaucoup des affaires en fil et en toiles car il gagne cette année 200 000 francs et son frère Emile 100 000 francs à Armentières...Il a acheté en outre 9 000 pièces de toile qui, ajoutées à ses 14 000 font 23 000 P. à vendre annuellement et c'est à peine suffisant pour sa clientèle ! ! ! Tout cela est renversant. Faucheur dit que " tous ceux qui savent travailler gagnent de l'argent aujourd'hui dans toutes les industries "...[34]. Propos ostentatoires qui font mouche : l'auteur des carnets les consigne sans commentaire là où, plus souvent que de raison, il se gausse à l'envi de ses confrères quand il ne les raille pas. A l'évidence, il ressent durement le succès affiché par autrui et ne cesse de rager quand d'autres semblent réussir là où il peine. Certes, il déplore combien " l'amour propre et la vanité jouent un rôle trop prépondérant dans l'existence industrielle ". Mais il a beau se dire qu'on " ne se figure jamais quand on a quelques beaux inventaires que la chance peut devenir contraire ", puisque " même les plus grands sereins (surtout les plus grands serins) se figurent que les revers ne doivent jamais les atteindre dans la carrière industrielle ", rien n'y fait : dans un monde où seule la réussite individuelle est valorisée, " n'est-ce pas notre capacité, notre mérite qui ont été cause de notre succès ? "...et des échecs auxquels chacun est exposé[35].

Aussi, pour chasser le doute, il n'hésite jamais à prendre pour argent comptant les propos laudateurs qui sont tenus sur sa personne, comme s'il avait besoin de puiser dans le regard de l'autre la force de persévérer et d'entreprendre pour mieux surmonter les obstacles qui se dressent sur sa route : - mai 1884 : lors d'un repas chez Crépy, Henry Boutry, aux dires de sa belle-mère, " débine son père pendant tout le dîner ; il le blâme de se lancer dans la toile et dans la fourniture. Il trouve que si un homme aussi capable que moi ne réussit pas dans la toile, c'est que personne ne doit réussir... " Et l'auteur des carnets d'ajouter : " C'est une surprise agréable pour moi que d'être ainsi jugé. Je ne croyais pas à tant de bienveilllance chez Boutry. C'est une consolation au milieu de tous mes déboires ! Faible consolation, soit, mais enfin, cela vaut mieux que si on me considérait comme un incapable "[36] ; - octobre 1886 : " Dubois-Boutry m'a fait aujourd'hui un joli compliment : tu es à mes yeux le meilleur fabricant du Nord, celui dont les toiles sont les mieux soignées ; jamais on ne trouve de défauts dans tes pièces ; jamais on n'a de laissé pour compte avec ta fabrication, ce qui arrive constamment avec celle des fabricants d'Armentières "[37] ; - février 1891 : " Laigle me dit que dans le train d'Armentières, des acheteurs de toile disaient : la maison Scrive fabrique admirablement. Je fais tous mes articles de belle toile chez elle, tandis qu'avant, je ne faisais rien chez ces messieurs "[38].

Tantôt morose tant il lui semble que ses efforts sont voués à l'inanité, au point qu'il lui arrive même un temps de songer à vendre son affaire, tantôt grisé par les compliments qui lui sont faits ou qui lui reviennent aux oreilles, Scrive-Loyer n'ignore jamais qu'il n'est pas un grand capitaine d'industrie. Le lin n'est pas la laine ou le coton ; Lille ou Armentières ne sont pas Roubaix. Mais peu importe : ce qui compte à ses yeux, c'est de perpétuer dignement la tradition familiale en s'inscrivant avec les honneurs dans une lignée d'industriels connus et reconnus : le 1er janvier 1879, il ouvre ses carnets en notant : " Oh mon Dieu ! (...) Je suis maintenant maître de Marquette et cet établissement est dans de bonnes conditions, ma position est exceptionnelle, faites que je sache me maintenir dans cette belle situation que mon grand-père, mon père et mon beau-père ont conquise par leur travail et leur intelligence ". C'est là son obsession continuelle, qui plus est quand, la crise venue, ses positions sont fragilisées39!


+ " Chacun agit au mieux de ses intérêts40 "+

Toutefois, s'il a des états d'âme, s'il songe un temps à se démettre de son rôle d'industriel en vendant son usine ou même en louant ses métiers à un autre fabricant, Scrive-Loyer tient bon et se bat. C'est en 1885, quand le marasme des affaires perdure au point qu'une modernisation de l'appareil de production apparaît inéluctable, que le fabricant envisage de rénover son usine. Fin janvier, évoquant une conversation qu'il a eue lors d'un dîner avec Félix Faucheur, autre fabricant de toile, il consigne dans son carnet : " Je suis un peu stupéfait de ce que j'apprends sur Armentières qui ne serait pas aussi mauvais que je suis tenté de le croire. Mais alors, c'est que je serais bien mal secondé ou que je produirais à un prix beaucoup trop élevé ! "[41]. Dix semaines plus tard : " V. Degouy me parle de la situation d'Armentières. Tout en affirmant que les banques de Lille sont fort engagées avec ces fabricants d'Armentières, il affirme qu'ils travaillent avec moins de frais que nous. Ce sont des garçons de magasins qui font les ventes et les acheteurs croient qu'ils les enferment, tandis qu'en réalité, ce sont les acheteurs qui sont mis dedans par ces paysans "[42]. Il devient urgent de réagir, car au bout du chemin, il y a la promesse de beaux profits pour ceux qui auront tiré leur épingle du jeu. D'ailleurs, le fabricant lillois ne demande qu'à croire l'épouse du directeur du tissage de Marquette, Mme Larivière, quand celle-ci affirme à Mathilde, son épouse, qu'elle " croit que la crise actuelle finira prochainement et que ceux qui auront eu les reins assez solides pour résister, devront faire des affaires magnifiques ! ! ! ". Et lui de conclure, remonté : " Cette bonne dame se figure sans doute que je vais me laisser conduire au fossé sans enrayer ! "[43].

En avril 1891, Scrive-Bigo relate une conversation qu'il vient d'avoir avec Félix Faucheur qui " se félicite beaucoup des affaires en fil et en toiles car il gagne cette année 200 000 F et son frère Emile 100 000 F à Armentières ". Trois raisons à cela, aux dires de son interlocuteur : une économie de 20 % sur la consommation de charbon grâce à l'achat d'une machine à vapeur plus performante, un recours à la main-d'œuvre de Frelinghien, moins exigeante en salaire que celle d'Armentières, le rachat d'une autre usine de 184 métiers afin de réaliser des économies d'échelle. Et le fabricant lillois de conclure : " Tout cela est renversant. Faucheur dit que tous ceux qui savent travailler gagnent de l'argent aujourd'hui dans toutes les industries "[44].

Toujours est-il qu'il se montre désormais fort attentif aux innovations qui contribuent à la modernisation de l'appareil productif. Ses curiosités deviennent diverses et concernent tout aussi bien la teinture des toiles en coton que les mérites comparés de l'éclairage au gaz et à l'électricité, quand il ne s'agit pas des machines à teiller le lin ou bien encore à carder ou à peigner la laine. Mais ses observations concernent bien évidemment en priorité tout ce qui relève du tissage mécanique en particulier, de la fabrication des toiles en général. Au demeurant, au début de la décennie, il lui arrive de raconter ce qu'il a observé en allant visiter l'un de ses concurrents. Ainsi, en mars 1879, il se rend chez Villard, à Armentières précisément : " Aucune main-d'œuvre inutile, ni pour porter les fils, ni dans la manutention intérieure. Très belle fabrication, 25 métiers de 2 m 40 à 3 m vont et commandent pour 3 m 50 ainsi que 50 métiers à linge à table. Veulent avoir 800 métiers dans un délai rapproché et dans ma pensée, ils les auront car c'est la fabrique la mieux installée que j'ai visitée depuis longtemps. Sonnettes électriques communiquant avec la machine pour arrêter instantanément "[45]. Toutefois, la crise aidant, ces visites se font rares, et il finit très vite par ne plus relater une visite effectuée dans les locaux d'un autre fabricant lillois, a fortiori armentiérois ou autre : l'accès aux autres tissages lui est interdit, tout comme il lui paraîtrait incongru d'accueillir chez lui ses concurrents. La proximité, là encore, s'accompagne du souci constant, sinon du secret, du moins de l'extrême discrétion, comme si plus la conjoncture se détériorait et plus il fallait se garder de tous. Certes, Scrive-Loyer se montre toujours aussi friand d'information quant aux évolutions de l'appareil productif. Il se montre fort attentif quand le " jeune Badin, fils du grand filateur de lin et coton de Barentin ", lui " parle (...) des appareils d'humidification qu'il a montés et qui donnent 78 et 80e à l'hygromètre au lieu de 50e que l'on avait auparavant. La société des Aérophores a installé des turbines qui lancent l'eau en poussière, mais ces petites turbines sont très délicates et se dérangent souvent. (...) Il y a d'autres systèmes plus robustes mais il n'a pas de renseignements précis. Il va me faire un petit rapport aussitôt son retour chez lui "[46]. Toutefois, s'il continue à se rendre en personne chez d'autres industriels, tous sont extérieurs à la région lilloise. Bref, tout l'intéresse. Il est curieux de nature et il n'ignore pas non plus la nécessité dans laquelle il est placé d'innover pour rester compétitif. Toutefois, les entreprises menées en ce sens par ses concurrents le laissent presque toujours fort circonspect, comme si l'investissement productif ne valait pas la chandelle : trop de risques et, quand tout marche bien, des retours sur investissement minimes. Ainsi, face aux difficultés du lin, il n'entend pas non plus se tourner vers la laine ou le coton : à ses yeux, ce serait là changer de métier d'une part, prendre des risques inconsidérés d'autre part.

En définitive, Scrive-Loyer ne se laisse jamais griser par l'agitation parfois enfiévrée qui s'empare d'une partie de ses collègues qui modernisent leur usine, s'agrandissent en rachetant d'autres affaires etc. S'il lui arrive d'être dans l'expectative, tant l'émulation est vive, il ne dévie jamais de sa ligne de conduite initiale : il mène son chemin en prenant le moins de risques possibles, fort du bien-fondé de son attitude prudente, bien sûr, de la diversification de ses sources de revenus plus encore. Son entreprise doit être rentable, évidemment, mais il dispose surtout de ses revenus mobiliers et immobiliers pour s'assurer un train de vie des plus confortables ... et il ne faut rien tenter qui puisse mettre en péril les acquis. Dans ces conditions, désireux de préserver son quant-à-soi, il se montre rétif à toute forme de coopération qui menacerait de lui faire perdre sa liberté de jugement et de décision. Quand l'un de ses confrères lillois, aimablement qualifié de " tête de Jocrisse ", lui demande d'augmenter le prix de ses toiles afin que les fabricants, collectivement, répercutent ainsi, dans un même mouvement, la hausse du prix des fils sur leur propre marchandise pour préserver collectivement leur marge bénéficiaire, il promet vaguement d'adhérer au mouvement naissant de solidarité ... mais ne s'avance pas outre mesure. Au demeurant, chacun pour soi ! Alors même que la crise s'éternise et que l'horizon semble totalement bouché, Scrive-Loyer ne l'ignore pas : " en affaires, il n'y a pas de sacrifices à faire aux autres "[47].

+ La solidarité imposée +

Largement majoritaires dans une nébuleuse urbaine qui compte quelque 630 000 habitants vers 1880, plus de 730 000 dix années après, les ouvriers sont partout et il ne se passe pas de jour sans que Scrive-Loyer n'en rencontre sur les lieux du travail ou dans les lieux publics. Pourtant, jusqu'en 1889, ceux-ci n'apparaissent pratiquement pas dans les notations consignées chaque soir dans ses carnets, comme s'ils étaient transparents et n'accrochaient pas son regard. La question sociale n'existe pas et, à ses yeux, chaque patron doit exclusivement veiller à gérer ses propres ouvriers sans se préoccuper de la politique suivie, en la matière, par ses confrères. Cela ne signifie pas pour autant que chacun peut faire comme bon lui semble. Qu'un de ses collègues, fabricant de toiles comme lui, " carotte " ses ouvriers en appliquant un tarif inférieur au sien et il proteste véhémentement, car les règles de la concurrence sont alors faussées. Inversement, que les affaires aillent mal, que les méventes augmentent et la baisse des salaires s'impose derechef afin d'éviter, de son point de vue, la montée du chômage dans un secteur où, de toute façon, la main-d'œuvre est toujours trop chère. Mais, dans tous les cas de figure, la diversité des politiques salariales au sein de la région lilloise doit se réguler de manière homéostatique48.

Tout change le 5 mars 1889 avec le déclenchement d'une grève générale à Armentières. Dans un premier temps, celle-ci n'est mentionnée que d'une phrase dans ses carnets, mais il est vrai que Scrive-Loyer est alors bien davantage préoccupé par la santé fort chancelante de son épouse que de l'actualité immédiate. Deux jours plus tard, cependant, il indique que des scènes tumultueuses ont eu lieu dans la plupart des tissages d'Armentières. Il n'est d'ailleurs aucunement fâché par l'apparition du désordre social chez ses principaux concurrents qui ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes, tant ils se comportent, à ses yeux, comme de " véritables coupe-jarrets " à l'encontre de leurs ouvriers. Puis, très vite, il déchante, car la grève fait tache d'huile et gagne d'autres tissages. Si, à Armentières, le mouvement de protestation cesse, " car les fabricants, sous la menace des ouvriers, ont accepté le tarif (...), les ouvriers de Pérenchies se mettent en grève sans rien avoir réclamé à leur patron ". Dimanche 10 : c'est l'alarme : " Il n'est question que de grèves ! Après Armentières, c'est Bailleul, c'est Lille, c'est Linselles qui sont atteints. " Où allons-nous si malgré l'état lamentable des affaires, on est exposé aux menaces des ouvriers, car il n'y a pas à se le dissimuler, les patrons d'Armentières ont cédé aux menaces des ouvriers, soutenus par le préfet et par la troupe ". Au demeurant, l'attitude de ses confrères armentiérois ne cesse d'être stigmatisée par Scrive-Loyer dans les jours qui suivent. Soutiennent-ils les grévistes afin de plonger leurs concurrents dans l'embarras, maintenant que le travail a repris chez eux ? Pour le fabricant lillois, cela ne fait aucun doute. De rebondissement en rebondissement, la grève reprend à Armentières et arrive jusqu'à Marquette. Face aux ouvriers qui " s'excusent d'avoir dû quitter la fabrique sous la menace des grévistes ", Scrive-Loyer, résolument, refuse d'augmenter ses ouvriers : " Je n'avais pas à m'occuper de ce qui se passait à Armentières mais à Marquette où tout le monde était heureux avant l'arrivée des anarchistes. Mes chaînes sont meilleures et ce qu'il faut envisager, c'est le salaire que l'ouvrier rapporte chez lui au bout de la semaine ". Du reste, à ses yeux, la logique de concurrence entre les fabricants au sein même de la région lilloise interdit toute réponse patronale qui soit collective face aux grévistes : en l'occurrence, le territoire, s'il existe, est davantage celui des ouvriers, qui élaborent une stratégie plus ou moins unitaire, que celle des patrons, nécessairement individualistes. Le 15 février, Scrive-Loyer déclare à ses ouvriers : " si on augmente les salaires, on augmente le prix de la toile et le peu d'acheteurs qui restent iront l'acheter en Normandie, en Bretagne où les salaires sont de 1,25 par jour, ce qui anéantirait la fabrique de Lille. Du reste, je n'accepterai pas ce tarif ". Si les fabricants lillois sont tous concernés, s'ils s'échangent manifestement des informations, Scrive-Loyer ne fait jamais allusion à une attitude commune entre eux. Pis : le fabricant lillois fait paraître un communiqué dans l'Echo du Nord, principal organe de presse dans la région, où il précise que si ses ouvriers ne se sont pas rangés sous la bannière des grévistes, c'est tout simplement parce qu'à Marquette, les conditions de rémunération sont meilleures qu'ailleurs. C'est là une façon de rétablir une vérité mise à mal par des procédés journalistiques procédant d'une généralisation un peu hâtive, certes. C'est là aussi une manière de prendre ses distances avec ses confrères en affirmant sa différence : à ses yeux, ses ouvriers sont bien mieux traités que ses confrères...et il récolte là le fruit de sa politique. Pourtant, tout concourait à l'union des patrons lillois : la paix sociale menacée, la détermination des grévistes mais encore l'opposition frontale entre patrons lillois et armentiérois. Ne semble-t-il pas, en effet, qu'on trouve l'origine de la contestation sociale à Armentières, dans la " canaillerie " des fabricants " qui ont soufflé la grève chez Janson et qui ont voulu la souffler chez les autres fabricants pour leur imposer les tarifs qu'ils avaient eu la lâcheté de subir de leurs ouvriers ". " Tarif absurde ", au demeurant, " qui ne tient pas compte de la qualité, ni de la production ".

Fort d'avoir su préserver le calme dans son usine, Scrive-Loyer pousse d'ailleurs son avantage. En s'exprimant à nouveau par voie de presse, via La Dépêche et Le Nouvelliste cette fois-ci, il dit la nécessité d'engager les patrons " à faire quelques institutions en faveur de leurs ouvriers ". Message adressé aux patrons de Lille bien sûr, de la région probablement. Message adressé aux ouvriers aussi, car " cette sollicitude témoignée aux ouvriers aura pour résultat de relever le prestige de notre nom si abaissé depuis plusieurs années ".

La grève terminée, voilà un patron lillois qui a fait coup double : il n'a pas cédé face aux protestations ouvrières et face à son propre personnel, peu combatif il est vrai; il n'a en outre contracté aucun engagement, aucun accord avec d'autres patrons, même lillois, tout en faisant figure de généreux réformateur soucieux du retour à une paix sociale qui exigerait, pour le coup, l'engagement collectif de tous ses confrères. Quant aux patrons armentiérois, il n'a pas de mots assez durs pour stigmatiser leur comportement. Il rapporte, dans ses carnets, les propos tenus par le Procureur de la République, Walter, qui dénonce ceux qui, poussés par une " basse jalousie ", ont poussé à la grève. " Si le code prévoyait un article ", aurait-il déclaré, " permettant de condamner ces agissements, lui, le procureur, aurait été satisfait de voir ces patrons sur le banc des prévenus, mais il espère qu'à défaut de condamnation judiciaire, la conscience publique flétrira ces lâches individus ". Scrive-Loyer de conclure : " C'est raide, mais très juste ".

Toutefois, la situation évolue rapidement. Face à la montée de la contestation sociale, la nécessité pour les patrons de montrer un front uni face aux ouvriers se fait petit à petit jour dans son esprit. En mai 1890, la puissante vague de grève qui submerge la région le pousse à concevoir l'existence d'un véritable territoire-panique, tant cette déferlante s'apparente, à ses yeux, à un phénomène analogue à la Grande Peur. Jour après jour, il consigne dans ses carnets l'onde de tempête qui se propage sous l'effet des vents violents de la protestation sociale. Petite chronique des événements : - 1er mai :" Grande journée de manifestation du Parti Ouvrier qui a décrété la grève générale pour aujourd'hui (...). Le calme est grand partout à Lille grâce aux mesures de précaution prises par le préfet et par les autorités militaires "; - 2 mai : " L'on annonce qu'une bande d'émeutiers de Roubaix est allée à Croix faire cesser le travail et comme M Crothers s'opposait à cette violence, ils ont tout cassé dans ses bureaux, ils ont déchiré les livres, brisé les téléphones... Ils sont allés à Wasquehal, chez Hannart. Ceux-ci les ont satisfaits en congédiant leurs ouvriers. Ils vont se diriger, dit-on, vers Marq. Nous téléphonons à la préfecture où l'on est déjà renseigné et où l'on annonce l'envoi de troupes "; - 3 mai : " Les ouvriers grévistes de Roubaix et Tourcoing, au nombre de 65 000, ont exercé de fâcheuses violences dans la journée d'hier et d'aujourd'hui. L'on croit que tous les ouvriers de Lille et d'Armentières vont se mettre en grève lundi " ; - 5 mai : " A neuf heures un quart, les ouvriers de Moreau, qui sont en grève, viennent arrêter le tissage. Je leur dis carrément qu'ils aient à nous laisser tranquilles. Enfin, après les menaces de briser les portes si on ne les leur ouvre pas, je les vois filer sur La Madeleine où ils vont faire arrêter les tissages Puchet, Delestré, Boniface et les fabriques Fauchille, Saint Léger, Agache... - 6 mai : " Tous les journaux républicains de Lille me font jouer un rôle énergique et ils me posent en héros ! (...) Les ouvriers paraissent désirer travailler sérieusement. Les autres établissements sont en grève : Moreau, Barbry, Boniface (...) Les cuirassiers gardent la fabrique. On a craint hier soir que les grévistes viennent y mettre le feu " ; - 7 mai : " Continuation des grèves. Lille commence à s'inquiéter et plusieurs usines de Fives, Hellemmes, le faubourg de Paris, sont en ébullition. Les ouvriers de Mme Casse sont en grève et demandent de la hausse ; Mme Casse les envoie promener. Articles de journaux très malveillants pour les patrons. Il est temps que ma brochure paraisse pour prouver que les patrons ne sont pas des tigres " ;

Devant la menace ouvrière et la montée de la contestation sociale, la nécessité pour les patrons de montrer un front uni face aux ouvriers se fait petit à petit jour dans l'esprit de Scrive-Loyer. Tirée à 500 exemplaires, la brochure qu'il publie, relayée par les commentaires de la presse, engage le patronat textile dans son ensemble à prendre les devants. Il propose, pour l'ensemble de la région lilloise, de réfléchir à des mesures permettant de pacifier les relations sociales sans modifier les rapports de classe pour autant49. En mai 1890, la territorialisation de la région lilloise est devenue effective dans l'esprit du fabricant lillois.

Pour comprendre la dynamique territoriale dans laquelles les acteurs économiques s'inscrivent, la prise en compte de leur perception propre du cadre spatial dans lequel ils se meuvent est indispensable. C'est à cette condition expresse que l'on peut saisir les ressorts endogènes des systèmes productifs territorialisés.

Dans cette perspective, l'analyse de tout ce que relate chaque soir, dans son carnet, Scrive-Loyer est d'un intérêt manifeste : s'il est vrai qu'en rapportant la journée qui vient de s'écouler, le fabricant lillois procède à une mise en ordre où, nécessairement, il trie parmi les faits, le travail d'écriture auquel il se livre forme le propre de ce qu'il retient de sa perception du territoire manufacturier. Certes, les temps sont rudes. Alors qu'une nouvelle donne accélère le processus de sélection entre les industriels, l'espace industriel est traversé par des trajectoires opposées : les uns pâtissent de la situation quand les autres tirent avec plus ou moins de bonheur leur épingle du jeu ; les uns ne parviennent pas à masquer leur infortune quand les autres plastronnent. Tant que la menace ouvrière ne prend pas véritablement corps, la divergence réelle ou affichée des destins morcelle ainsi le territoire, vécu comme une addition d'entreprises et d'entrepreneurs qui s'épient, se jalousent, s'envient et luttent tous pour leur survie dans un univers où la mécanisation des tâches s'accélère tandis que les marchés se diversifient et s'internationalisent.

Bien sûr, Scrive-Loyer n'est qu'un industriel parmi d'autres. Toutefois, en l'état, si ce dernier apparaît assez singulier dans sa façon de penser et d'agir, ce n'est pas au point d'interdire l'accès à l'universel par le singulier. Plus qu'un contre-exemple aux effets falsificateurs, il enrichit tout ce qui procède de la généralisation historique quand il s'agit d'accorder à la composante subjective de la dynamique territoriale de l'industrialisation la place qu'elle mérite. L'on sait combien l'inscription dans l'espace n'est qu'une addition de regards et de pratiques qui se superposent, sont sécants ou, tout simplement, se jouxtent. D'autres écrits de même nature et d'origine semblable devraient donc être exhumés afin de permettre la superposition des cartes mentales de plusieurs acteurs de l'économie au sein d'un même espace. C'est à ce prix que l'on pourra caractériser des logiques de structuration de l'économie dans l'espace qui conduisent, le cas échéant, à la mise en place d'un véritable feuilletage territorial au sein d'un système productif [50].