Daniel Loddo, Immigration et patrimoine ethnologique

Immigration et patrimoine ethnologique

Daniel Loddo, Responsable de l'association CORDAE/La Talvera (Tarn)



Je ne suis pas un spécialiste de l'immigration bien que j'aie écrit et publié en 1992 un ouvrage intitulé Les casseurs de cailloux1 retraçant l'histoire de l'immigration dans le Tarn et que nous ayons organisé diverses expositions à ce sujet. Les raisons pour lesquelles je me suis intéressé aux cultures de l'immigration - outre mon histoire personnelle - sont en grande partie liées à mon expérience ethnographique.



En effet, lorsque l'on mène des enquêtes ethnographiques et ethnomusicologiques en relation avec la culture occitane - qui est loin dêtre un isolat culturel -, on est vite amené à s'interroger sur les incidences des divers flux migratoires sur l'histoire des mentalités et des comportements. Nous n'en évoquerons ici que quelques aspects parmi tant d'autres. Autrefois les gens se déplaçaient beaucoup plus que ce que l'on croit, et l'histoire des flux migratoires (émigration ou immigration) ne date pas d'hier. Ainsi des zones entières dévastées par la peste ont-elles pu être repeuplées par des populations venues d'ailleurs et pas seulement de provinces françaises (voir par exemple l'histoire de Sauveterre-de-Rouergue ou de Saint-Projet dans le Tarn-et-Garonne). En consultant les archives nous avons souvent été amenés à suivre ces mouvements migratoires et leur influence sur les savoir-faire locaux : citons par exemple Carmaux dans les années 1750 avec l'arrivée, à l'initiative du chevalier de Solages, d'ouvriers Flamands au moment des débuts de l'industrialisation de l'extraction du charbon, ou encore l'arrivée de verriers de Champagne pour la mise en route d'une verrerie industrielle et, sous la Révolution, l'utilisation de prisonniers espagnols dans les mines... Nous pouvons mentionner aussi au XIXe siècle les réfugiés espagnols ou polonais dont les journaux font état à plusieurs reprises sans compter toutes les populations de passage (saisonniers, saltimbanques, contrebandiers) dont nous aurons l'occasion de reparler. Il faut citer aussi des migrations en sens inverse : jusquà la fin du XVIIIe siècle, des gens de l'Auvergne partirent travailler en Espagne comme porteurs d'eau.



Sur le terrain nous avons à plusieurs reprises rencontré des personnes originaires d'ailleurs, appartenant à diverses communautés notamment des Italiens, des Espagnols, des Polonais, des Portugais, des Maghrébins, etc. On doit en premier lieu ce que des immigrés peuvent nous apprendre parfois sur notre propre culture. Citons par exemple Jeannot Revelly, accordéoniste de la région de Bruniquel. Cet Italien dont la famille avait fui le Piémont au début des années 1920 pour des raisons politiques s'est avéré être l'un de nos meilleurs informateurs à propos des danses typiques de cette région du bas Quercy.


Pourquoi cet intérêt de la part de ces immigrés pour leur culture d'adoption ? On peut bien sûr évoquer d'abord la proximité de culture avec la culture occitane qui a facilité l'intégration des communautés de langue latine. Mais il faut y voir aussi le désir d'intégration par le biais de la musique et des jeux de la jeunesse. Si ces personnes venues d'ailleurs ont des choses très concrètes à nous apprendre sur notre propre région, à l'inverse lorsqu'on les interroge sur leur propre culture on se rend compte que souvent ils n'en ont qu'une vision idéalisée, sublimée par le temps et la distance, quand ils ne l'ont pas complètement refoulée par rancœur et amertume. Ce qu'ils nous racontent peut apparaître souvent en décalage avec la réalité de leur pays, ils peuvent nous parler par exemple déléments ou de faits n'existant plus chez eux aujourd'hui mais dont léloignement leur a fait garder le souvenir. Ce double rapport à la distance et au temps m'a toujours fasciné et est crucial pour comprendre lévolution des mentalités. On peut remarquer au passage que nombre d'acteurs importants de la culture occitane contemporaine sont issus de familles immigrées (Italiens, Espagnols, Portugais, rapatriés, etc.).

On doit d'ailleurs s'interroger sur les incidences de l'immigration sur différents aspects de la vie des populations2. Pour ce qui touche à la médecine populaire, nous citerons le cas de Jany de Grella célèbre guérisseur décédé depuis plusieurs années. Grelle se trouve sur la commune d'Orban (Tarn), localité où exerçaient trois guérisseurs renommés. Jany recevait ses patients chez lui ou dans une auberge d'Albi et guérissait la sanglassadura (hydrocution). On racontait que pour guérir cette affection, il devait se rendre à une fontaine afin de tamiser l'eau (curvelar l'aiga). Voici l'origine supposée ou exacte de son pouvoir : on racontait dans la famille qu'au début du XIXe siècle des soldats espagnols seraient passés chez lui, à Grelle, et y auraient logé. Pour remercier leur hôte, ils lui auraient transmis le secret qui depuis se perpétue dans la famille. Dès la fin du XVIIIe siècle, à la suite de troubles en Espagne, beaucoup d'Espagnols se réfugièrent dans notre pays. Or il existe en Espagne des chevaliers du crible et c'est peut-être de l'un de ces guérisseurs que le premier des Jany reçut l'initiation. Nous ignorons quel crédit accorder à cette légende familiale car on sait à quel point l'origine d'un don peut, dans l'esprit des gens, le légitimer et en accroître l'efficacité subjective. Ainsi le fait de détenir un don par un biais extérieur à la communauté en augmente le prestige, notamment quand il s'agit d'une origine prétendue surnaturelle ou allogène. Plusieurs guérisseurs détiennent ainsi des secrets transmis par des gens venus d'ailleurs. C'est le cas de Marinou Viala, une guérisseuse de Labruguière (Tarn) possédait une prière pour les maux d'yeux qui selon ses dires lui venait d'un guérisseur d'origine espagnole ou catalane et dont les mots semblent empruntés à l'une ou l'autre de ces langues.


Dans la pharmacopée populaire on peut repérer aussi certaines influences allogènes : par exemple Agnès Lagarrigue, une informatrice de Salvagnac (Tarn), avait appris avec des Italiens que les pétales de coquelicot étaient salutaires pour la toux et la coqueluche et en avait utilisé pour ses enfants. Elle avait aussi eu vent par un Espagnol qui avait travaillé quelque temps avec elle d'un remède original pour les morsures de serpent : « Me racontava que dins lo sud de l'Espanha i a de gròssas sèrps. Alara i aviá un pastorèl que gardava de fedas empr'aquí e marquèt la cuia d'una d'aquela bèstia. Aquela puta de sèrp se metèt a lo tustar. Alara aquel pichon èra plan mal. Alara lo proprietari de las fedas quand lo vegèt dins aquel estat tuèt una feda, e l'estropèt dins la feda cauda coma aquò. E lo salvèt coma aquò. » « Il me racontait que dans le sud de l'Espagne il y avait de gros serpents. Alors il y avait un berger qui gardait des brebis par là, et il marcha sur la queue de l'un de ces serpents. Et ce serpent se mit à le frapper. Ce petit était bien mal. Alors le propriétaire des brebis, quand il le vit dans cet état, tua une brebis, et l'enveloppa de la brebis chaude, comme ça. Et c'est comme ça qu'il l'a sauvé. ». Dans la région de Salvagnac beaucoup suivirent les conseils d'une nourrice italienne installée à Saint-Martin (Salvagnac) qui, pour avoir davantage de lait, consommait force morue, des carottes râpées et buvait de la bière.

L'influence des communautés étrangères dans lévolution des pratiques alimentaires est bien connue. Je n'en citerai qu'un exemple : ainsi dans la région de Salvagnac, l'habitude de ramasser les lactaires délicieux qui poussent dans les sapins fut introduite par les immigrés espagnols. Dans le cas de l'alimentation également, le fait d'attribuer une origine étrangère à certains mets ou à certaines habitudes alimentaires permet de leur conférer une légitimité. Ainsi des reponchons (plante comestible de la famille du tamier) que certains attribuent de façon erronée à l'immigration polonaise.






En effet on en consommait dans le Ségala tarnais et aveyronnais bien avant leur arrivée3. Par contre les Polonais ont sans doute aidé à l'expansion de cette habitude alimentaire. Il en va de même du gâteau à la broche que l'on trouve dans le Rouergue et les Pyrénées4, qui aurait été selon certains ramené des pays de l'Est par les soldats de l'Empire.



On peut noter aussi une influence importante des communautés immigrées dans les pratiques musicales. Pour la musique proprement dite, il paraît important d'évoquer le rôle des musiciens de passage dans la circulation des répertoires ou des styles. On trouve dans différentes séries des archives le nom, l'origine et la destination de plusieurs d'entre eux, joueurs de cornemuse aragonais, joueurs d'accordéon italiens, chanteurs.




L'introduction de l'accordéon dans nos régions est très liée par ailleurs à l'immigration italienne. L'un des premiers joueurs d'accordéon du Tarn aurait été ainsi un Italien fabriquant de chaises ambulant travaillant dans la région d'Albine dans les années 1895. Nous pouvons évoquer aussi l'histoire d'Angel Soave parmi les premiers joueurs d'accordéon de la région de Villefranche-de-Rouergue dans l'Aveyron. Angel était né en Italie près de Naples dans les années 1860. Il avait un oncle en France du côté de Lyon qui vint le chercher après le décès de son père. En Italie il avait laissé sa mère et une soeur. Or, après avoir passé la frontière, ce dernier qui n'avait peut-être qu'une dizaine d'années échappa à la surveillance de son oncle et se perdit. L'enfant qui ne savait pas parler le français fut alors recueilli par une troupe de bohémiens. Ceux-ci lui auraient enseigné à jouer de l'accordéon ou peut-être savait-il déjà en jouer, nous l'ignorons. En tous cas ils le faisaient jouer dans les villages traversés. Et puis, selon ses dires, ils lui auraient appris à voler. Un jour où la troupe se trouvait dans la région de Carmaux - il devait avoir 14 ou 15 ans, et savait un peu mieux parler le français - il s'enfuit et fut recueilli par des marchands drapiers de Lunac, dans l'Aveyron, qui l'emmenèrent avec eux. Un peu plus tard, dans les années 1890, il se maria avec une fille Tranier de la Rouquette, commune de la Fouillade. Il vécut toute sa vie grâce à son accordéon et en travaillant à la journée à droite et à gauche. Il animait des noces, des bals, des petites fêtes. Il décéda à Lunac à lâge de 63 ans dans les années 1920.


On sait par ailleurs comment à Paris la rencontre de joueurs d'accordéon d'origine italienne et de joueurs de cabreta(cornemuse) auvergnats a conduit à l'invention du Musette, genre musical très en vogue en France autour de l'entre-deux-guerres. On peut du reste déceler dans le Musette toute une influence italienne tant au niveau des airs que des styles.




De façon plus large, on peut remarquer l'importance des musiciens d'origine étrangère dans la composition des orchestres ou des sociétés musicales à partir des années 1920. Il s'agit principalement d'Italiens, d'Espagnols et de Polonais. En ce qui concerne léchange des savoir-faire autour de la musique, on peut signaler à titre d'exemple deux cas intéressants choisis dans le département du Tarn, même s'il s'agit de faits beaucoup plus récents. Bruno Czempkowski (1921-2005), mineur polonais, joueur d'accordéon, se spécialisa à la fin des années 1950 dans la réparation des accordéons, ce qui rendit service à de nombreux musiciens de la région.



Antonio Liserra, ouvrier granitier d'origine italienne et joueur de zampogna calabraise, fabrique, depuis qu'il est à la retraite, des poches de cornemuse pour de nombreux joueurs de bodega (cornemuse occitane originaire de la Montagne Noire et du Sidobre).

Un autre point important concerne l'influence des flux migratoires dans des échanges de savoir-faire au niveau de quelques professions bien précises. Ce fut le cas en ce qui concerne la broderie cordaise à la fin du XIXe siècle5. On est en présence là d'une technique rapportée de Suisse par Albert Gorsse, fils de bourgeois cordais, qui va s'implanter dans une localité en profitant d'une certaine façon des savoir-faire locaux puisqu'il restait encore à Cordes de nombreux tisserands, c'est-à-dire des ouvriers habitués à travailler sur des métiers et à travailler à domicile à façon pour le compte de capitalistes ou bien en atelier. Pour lancer cette nouvelle industrie, Gorsse ramena des métiers de Suisse, ainsi que des gens pour enseigner les techniques et d'autres pour l'entretien des métiers. Cette semi-industrie fera vivre les habitants de la région cordaise pendant plus d'un demi siècle avant de péricliter, concurrencée par d'autres centres et d'autres techniques.



Parfois, comme mentionné plus haut pour d'autres aspects, le fait d'assigner à une industrie ou à un métier une origine étrangère a pour but de lui assurer un certain prestige. C'est le cas de l'industrie du chapeau de paille de Septfonds et Caussade dans le Tarn-et-Garonne6. L'industrie du chapeau de paille (las palhòlas) de cette région du Quercy connut une formidable expansion tout au long du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, Septfonds et Caussade totalisaient plus d'une trentaine de fabriques employant plus de 2 500 ouvriers, pour la plupart des femmes, sans compter les nombreuses personnes travaillant à domicile notamment pour tresser la paille. Selon la tradition orale, on doit l'origine de l'industrie du chapeau de paille de Septfonds à Pétronille Cantecor née Gleye (1770-1846) à Bourrou (Septfonds). L'itinéraire de Pétronille tient davantage de la légende que de l'histoire. Plusieurs éléments paraissent controversés dans sa vie. Si la plupart des historiens passés ou présents la font naître à Bourrou près de Caussade, Henri Bouzinac son arrière-petit-fils la fait naître en Toscane, d'où elle aurait ramené le procédé du tressage de la paille. Ces interrogations quant à la biographie de Pétronille soulignent sans doute certaines incertitudes quant à l'origine exacte de cette industrie et les éventuels liens existant entre l'activité née autour de Septfonds et celle existant dans la région de Florence en Toscane. Ces liens, s'ils existent, devraient de notre point de vue être plutôt recherchés du côté de l'influence des campagnes d'Italie sous Napoléon Ier. Une chose parait sûre, on fabriquait déjà des chapeaux de paille en Chine, en Italie et dans plusieurs régions de France bien avant la naissance de Pétronille Cantecor.



Il est intéressant de voir aussi comment certaines professions sont devenus quasiment le monopole de communautés étrangères, notamment des Italiens. Nous avons étudié le phénomène en ce qui concerne les charbonniers de la région de la Grésigne7 et en ce qui concerne les chaisiers.

De temps immémorial, il existait des charbonniers dans la Grésigne ou des forêts limitrophes comme dans d'autres régions du département. Le charbon servait pour des besoins domestiques mais aussi pour les verriers, pour les forgerons et, à partir de la Révolution, pour des forges industrielles comme celles de Bruniquel. Depuis longtemps il s'agissait d'une population très mobile venant parfois d'autres régions françaises. A partir des années 1850, l'exode rural va entraîner peu à peu un gros déficit de main-dœuvre pour différentes activités notamment sylvicoles. Parallèlement l'industrie a un grand besoin de bois et de charbon, en particulier les mines et le chemin de fer (bois d'étayage et traverses), les aciéries et les minoteries. Quelques étrangers arrivent alors mais de façon sporadique et ponctuelle. A partir des années 1920, parfois même avant, on fait appel à des Italiens de la région de Pistoia en Toscane où existait une population spécialisée dans les activités sylvicoles notamment charbonnières, mobilisée par le biais de recruteurs travaillant pour leur compte ou pour celui de gros propriétaires ou exploitants forestiers. Ces populations, du fait de leur pauvreté, vont être amenées à s'expatrier de plus en plus loin en suivant la progression du déboisement, tout d'abord vers le sud de l'Italie, puis vers les îles comme la Sardaigne ou la Corse, puis l'Afrique du Nord. Ils commencent à arriver en France dès la veille de la guerre de 1914.



Dans le Tarn, on peut citer le nom de certains recruteurs tel Auguste Bargiacchi (1887-1953) pour la région de la Grésigne. Il serait arrivé en France vers 1908 dans les Pyrénées où il épousa une française. Pendant la Grande Guerre, il faisait fabriquer du charbon dans le Cantal pour l'industrie de l'armement et recruta à cet effet plusieurs de ses compatriotes italiens. Après la guerre on le retrouve en Haute-Marne dans des bois appartenant à la famille de Rotschild, puis dans les Charentes. En 1923, il achète la propriété des Clauzels à Roussayrolles comprenant de nombreuses parcelles boisées. On peut citer aussi Antoine et Marius Oberti, recruteurs pour les Monts de Lacaune et la montagne d'Anglès, Ferrocide Bargiacchi et les frères Gualterotti pour le Cantal... Autour de la Grésigne la communauté toscane se développe et se sédentarise très rapidement. L'immigration s'autonomise : les charbonniers installent leur famille, achètent eux-mêmes des coupes, font venir des parents ou amis comme ouvriers.





En France les charbonniers italiens reproduisirent dans les premiers temps les mêmes modes de vie qu'en Toscane : la même alimentation, les mêmes cabanes, les mêmes techniques de débardage et de carbonisation. Cette communauté fit preuve d'une grande solidarité, facilitée par le fait que tous venaient de la même région de Toscane. Ils étaient par ailleurs quasiment tous parents à un degré ou à un autre ou bien amis. Leur isolement les incita à vivre quelque temps en circuit fermé. L'une de ces familles, les Corrieri de Roussayrolles, arrivée en 1934 se mit à fabriquer du fromage de brebis (il pecorino) et de la ricotta avec le petit lait, qu'elle vendait essentiellement à la communauté autour de la Grésigne. Peu à peu ces immigrés vont s'adapter à leur nouvelle existence et s'ouvrir aux populations autochtones. Ils apprennent le français, mettent les enfants à lécole. Très vite ils se libèrent de l'emprise des recruteurs puis des entrepreneurs forestiers français pour travailler à leur compte. En dehors de certains aspects généraux propres à l'ensemble de la communauté italienne (comme l'alimentation par exemple), nous devons aux charbonniers italiens différents apports au niveau de l'échange de savoir-faire. Ainsi un taillandier local, Alary de Cahuzac, fut-il conduit à diversifier sa production, en forgeant pour les charbonniers des outils identiques à ceux qu'ils utilisaient dans leur pays d'origine. De plus, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Italiens formèrent des autochtones ou des ressortissants d'autres nationalités à la fabrication du charbon de bois notamment pour les véhicules à gazogène. Après la guerre la crise du charbon va les obliger à se reconvertir dans d'autres professions : le bûcheronnage pour certains avec l'acquisition de scieries, l'agriculture ou le bâtiment. La famille Bartoli, pour sa part, monte un restaurant spécialisé dans la cuisine italienne à Montauban.



Ces dernières années, nous avons été amenés à aider la communauté des anciens charbonniers italiens à « patrimonialiser » leur histoire et leur savoir-faire en construisant plusieurs charbonnières et en organisant autour diverses animations. Récemment encore, une exposition permanente a été mise en place dans la forêt domaniale de Sivens avec le concours du Conseil Général du Tarn et de l'ONF.

Notre second exemple concerne les chaisiers, los cadieraires. Jadis les chaises étaient fabriquées par des artisans autochtones qui pouvaient être souvent en même temps paysans. Celles-ci pouvaient aussi être confectionnées par des menuisiers. On recensait de plus divers fabricants itinérants notamment des Aveyronnais ou des Auvergnats qui sillonnaient le pays. Cependant depuis au moins le début du XXe siècle, on vit arriver dans tout le sud de la France des cadieraires italiens originaires souvent de la même région montagneuse des Dolomites dans la province de Vénétie. Il s'agissait au départ de saisonniers qui venaient travailler en France durant la mauvaise saison puis repartaient dans leur région natale. La série 4 M des Archives départemantales du Tarn regorge de renseignements à ce sujet. Il y est par exemple question de la famille Santomajo, contrôlée le 20 mars 1895 à Lacrouzette, composée de trois individus pratiquant la profession de chaisiers, originaires de la province de Bellone en Italie. Un autre document mentionne le cas d'un chaisier italien accusé de vol qui passa devant le tribunal correctionnel le 21 mars 1914.



Les chaisiers italiens se déplaçaient fréquemment à pied ou bien à bicyclette, une sorte de petite chaise renversée appelée craf sur la tête, avec dessus les outils et un gros paquet de sesca (massette d'eau). Ils allaient de maison en maison, dormant la plupart du temps chez l'habitant dans les étables. Ils parvenaient très vite à apprendre à parler l'occitan bien mieux que le français, ce qui leur permettait de s'intégrer plus facilement à la population. Outre l'italien et le dialecte de leur région d'origine ils utilisaient un idiome lié à leur corporation que l'on appelait « il scapelament del consa » qui leur permettait dêtre compris uniquement par des confrères. Ils venaient souvent à trois, chacun avec sa spécialité : l'un fabriquait les chevilles (barreaux), un autre faisait les montants et le troisième empaillait. Petit à petit certains d'entre eux s'installèrent dans la région sur des périodes plus longues puis se fixèrent définitivement dans le pays. Dans les cantons de Pampelonne et Monestiés (Tarn), des Italiens passaient entre les deux guerres et logèrent longtemps dans un hôtel de Tanus. Le patron, aussi italien, avait pour nom Lovatel et employait plusieurs jeunes gens venus de la même région que lui. L'un de ses ouvriers nommé Frédéric Fontana (né en 1910 près de Belluno en Vénétie dans les Dolomites), arrivé en France en 1926 qui avait travaillé pour lui et pour un autre Lovatel (Ernesto Lovatel installé à Graulhet), finit par monter sa propre entreprise d'abord autour de Tanus puis à Valence à la fin des années 1930.



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Chaque patron chaisier se trouvait souvent à la tête d'une petite compagnie composée d'ouvriers de la même région que lui voire même de sa famille. Les diverses compagnies présentes dans le département se partageaient le territoire et chacune avait son réseau de clientèle. On peut encore voir de nombreuses chaises fabriquées par l'une ou l'autre de ces compagnies dans nombre de maisons de la région. Certains de ces chaisiers italiens formèrent des ouvriers français. Ce fut le cas de Fontana à la fin de l'Occupation qui prit comme apprenti Yvon Maillé, né en 1929 sur la commune de Saint-Jean-Delnous, dont la mère était venu s'installer à Valence en qualité de gérante de la laiterie de Roquefort. Trois ou quatre ans après Frédéric Fontana embaucha aussi comme apprenti Maurice Maillé, frère d'Yvon né en 1931. Ce dernier y travailla pendant trois ans. Quand Yvon et Maurice Maillé abandonnèrent le métier de chaisier, Frédéric Fontana qui venait de se marier se mit à travailler avec son beau-père Porta et un beau-frère. Il partit ensuite s'installer à Lavaur où son atelier existe encore.



Nous avons signalé la volonté de certaines de ces différentes communautés de patrimonialiser leur expérience d'immigration, même dans ses aspects les plus négatifs comme la misère qu'on s'efforce de faire connaître ou partager. Dans le cas des anciens charbonniers italiens, nous avons été frappés de l'intérêt du public pour une telle démonstration patrimoniale - quatre charbonnières réalisées en 1997, 1999, 2001 et 2006, dont la dernière dans une forêt domaniale -, ayant attiré chaque fois un nombreux public de tous âges ou de toutes origines confondues. Par un phénomène englobant de patrimonialisation, les communautés étrangères ont souvent été et sont toujours partie prenante du projet occitan, notamment de celui du CORDAE/La Talvera. Plusieurs membres de ces communautés se sont même associés à diverses reprises à l'administration de la structure (un Portugais, une Marocaine, un Italien) et ils nous incitent constamment à développer des échanges culturels avec leur pays d'origine. C'est ainsi que nous avons entamé en 1992 une recherche au nord du Portugal et que nous avons signé en 2002 une convention d'échanges avec la Province de Pistoia en Italie.

Notes de bas de page

1 Daniel Loddo, Les casseurs de cailloux : mémoires de l'immigration dans le Tarn, Gaillac, GEMP/La Talvera, 1991.

2 Daniel Loddo, Legendas d'Occitània (Albigeois, Montagne Noire, Quercy, Rouergue), Cordes, C.O.R.D.A.E./La Talvera, 2005.

3 Daniel Loddo, Gents del Segalar : cantons de Carmaux, Monestiès, Pampelone, Valdériès, Valence (Tarn), Cordes, C.O.R.D.A.E./La Talvera, 2002.

4 Daniel Loddo et Céline Ricard, Còcas e cocons : Pâtisseries occitanes : Quercy, Rouergue, Albigeois, Cordes, C.O.R.D.A.E./La Talvera, 1998.

5 Daniel Loddo, Entre Còrdas e Gresinha : cantons de Castelnau de Montmiral, Cordes et Vaour, Cordes, C.O.R.D.A.E./La Talvera, 1997.

6 Daniel Loddo, Al païs de la palhòla : canton de Caussade, Cordes, C.O.R.D.A.E./La Talvera, 1999.

7 Daniel Loddo et Aimé Mucci. Il canto della carbonara : Charbonniers italiens du département du Tarn, Cordes, C.O.R.D.A.E./La Talvera, 1999.