Christine DOUSSET Commerce et travail des femmes à l'époque moderne en France

Commerce et travail des femmes à l'époque moderne en France

Christine Dousset

Résumé en français :

Contrairement à ce que pourrait laisser penser une image traditionnelle cantonnant les femmes dans l'espace clos des foyers, la présence féminine est très importante dans les activités commerciales de la France d'Ancien Régime. Elle se répartit inégalement cependant, selon l'importance des affaires en jeu, selon les secteurs, et en fonction du degré d'organisation corporative. L'aspect familial des activités, essentiel pour expliquer l'implication des femmes, notamment des veuves, dans de nombreuses entreprises, est par contre beaucoup moins déterminant pour rendre compte de la multiplicité des petits commerces tenus par des femmes.



Texte intégral :

Le travail des femmes a longtemps été relégué par les historiens au second plan comme si l'activité féminine était minoritaire, voire marginale. C'est avec l'essor de l'histoire des femmes, puis des " gender studies ", depuis une trentaine d'années, que ce champ d'étude a heureusement bénéficié d'un intérêt nouveau. Celui-ci s'est surtout porté sur les processus d'industrialisation et l'essor du salariat féminin, laissant largement de côté la période préindustrielle, pour s'intéresser aux transformations des XIXe et XXe siècles.

Il est vrai que l'étude du travail féminin sous l'Ancien Régime pose aux historiens de sérieux problèmes méthodologiques, à commencer par la difficulté à mobiliser des sources. Le manque de visibilité sociale du travail féminin, qui tend plutôt à se renforcer à partir du XVIe siècle, le statut juridique des femmes, expliquent les lacunes des sources classiques de l'histoire socioéconomique, comme les archives fiscales ou notariales. La femme adulte est d'abord perçue à travers ses liens matrimoniaux, épouse de ou veuve de, s'effaçant donc derrière le statut social et l'activité professionnelle de son mari, qu'il soit vivant ou mort. Le discours dominant de l'époque moderne tend à cantonner la femme dans l'espace domestique, où doivent s'exercer ses fonctions " naturelles ", alors que l'homme est lui tourné vers l'extérieur. Il existe donc une division sexuelle du travail : alors que l'activité de l'homme entre dans les circuits de production et d'échange, celle de la femme se confond avec les tâches domestiques, exclues de l'économie marchande. Et même quand le travail féminin sort du cadre familial pour devenir salarié, il continue à s'inscrire préférentiellement au sein d'un foyer. Ainsi en est-il du travail des domestiques, des servantes, dont on connaît la place à la campagne et surtout le caractère massif dans les villes de toute l'Europe préindustrielle. C'est cette division sexuelle du travail qui aurait été perturbée par la révolution industrielle avec l'irruption massive des femmes dans le salariat des manufactures.

Cependant, l'historiographie a connu des évolutions récentes sur cette question dont témoignent les deux premiers manuels parus en France sur les femmes à l'époque moderne, écrits par Dominique Godineau et Scarlett Beauvalet-Boutouyrie1. Toutes deux consacrent d'assez longues pages, denses, nourries d'exemples, sur les formes multiples du travail féminin. Elles insistent sur son importance, en prenant appui sur les travaux existants, qu'ils soient français ou étrangers. Dans ce domaine, la recherche française avait accumulé un retard sensible, notamment par rapport aux travaux anglo-saxons, qu'ils soient américains ou anglais. On peut ainsi remarquer que le chapitre consacré au travail dans le tome III de l'Histoire des femmes en Occident concernant l'époque moderne a été rédigé par Olwen Hufton. Parmi les publications récentes et importantes sur le travail féminin en France au XVIIIe siècle, citons celui d'une élève de Steven Kaplan, Clare Crowston, sur les couturières, non traduit en français2.

Les recherches de ces dernières années comme les travaux pionniers remettent en question la division sexuelle du travail à l'époque moderne, conforme à l'idéal social et reprise implicitement par les historiens. Au fil des études, le travail et l'insertion des femmes dans l'économie se dessinent sous un jour assez différent. Il en va ainsi de leur implication dans le commerce. Quoi de plus éloigné de la vision " domestique " des femmes que l'activité commerciale ? Puisque celle-ci suppose par définition des échanges, des relations avec l'extérieur, éventuellement des déplacements en dehors de la maison. Elle requiert aussi une maîtrise minimale des chiffres et de l'arithmétique, dans un système non décimal, rendu plus complexe encore par la diversité des poids et mesures et la coexistence d'une monnaie de compte et d'une monnaie réelle. Toutes choses qui supposent un savoir de la part de femmes censées être moins instruites que les hommes. Or bien des femmes se livraient à des formes multiples de commerce qui représenteraient entre 12 et 20 % des activités féminines3. Cette réalité était si bien reconnue que le droit avait défini le statut de " marchande publique ", lui reconnaissant la possibilité d'échapper à la tutelle de son mari pour ses activités professionnelles, disposition reprise dans le Code civil napoléonien.

Petit et grand commerce

Dans les sources, les femmes commerçantes n'apparaissent pas uniquement sous l'appellation de " marchandes " qui renvoie à un statut socioprofessionnel reconnu. Sans se voir désignées ainsi, de nombreuses femmes vendent des produits ou éventuellement associent production et vente, ce qui concernait une large fraction des transactions commerciales. C'est souvent le cas de celles qui travaillent dans le petit commerce, voire le microcommerce, un secteur d'activités où la présence féminine est écrasante. Dans le monde rural, les paysannes commercialisent elles-mêmes au marché le plus proche une partie de la production dont elles ont la charge : légumes, œufs, lait, beurre, basse-cour ... alors que les hommes s'occupent des foires aux bestiaux. Dans les villes, tous les témoignages s'accordent pour souligner la présence de petites vendeuses ou revendeuses, plus ou moins tolérées, vendant souvent directement dans la rue, ou sur les marchés, fruits, bouquets, petits pâtés et autres marchandises de faible valeur écoulées en petites quantités. Mais les femmes ne sont pas cantonnées dans ces activités, et d'autres, plutôt appelées marchandes, tiennent boutique. On rencontre couramment boulangères, " hôtesses " ou marchandes de mode, pour ne citer que quelques exemples.
Pour ce niveau intermédiaire du monde de la boutique et de l'échoppe, pour lequel on peut disposer de données plus précises, il est parfois possible de fournir des évaluations chiffrées concernant la participation féminine. À Toulouse dans les années 1760, les femmes représentent environ 40 % du total des commerçants enregistrés dans le " petit commerce4 ". Leur présence dans le monde du livre par exemple associant production et vente, notamment avec les libraires-imprimeurs est particulièrement bien connu, et on peut sortir ici des exemples isolés pour donner des pourcentages au niveau de la France. Roméo Arbour dénombre plus de deux cents femmes imprimeurs et libraires dans la première moitié du XVIIe siècle et estime leur proportion à environ 10 % des libraires-imprimeurs, 8 % pour Paris5.

Des sources diverses montrent que les femmes, qu'elles soient établies à leur nom ou pas, participent pleinement aux activités commerciales. Locatelli, un Bolonais de passage à Lyon au milieu du XVIIe siècle s'étonne de leur place dans les boutiques de la ville : " Les femmes y ont les principaux emplois, elles tiennent les écritures en partie double, elles vendent, elles incitent les pratiques à acheter, leur montrent poliment les marchandises, comptent l'argent, le serrent, le gardent6 ". Un siècle plus tard, un Toulousain peut affirmer au cours d'une enquête réalisée à propos d'un litige commercial qu'il " a toujours vu lad Cécille Izerne derrière le comptoir de la boutique où feu Dominique Rivière et Bernard Rivière faisaient leur commerce de provoyeur et qu'elle avait à sa disposition la clef du comptoir pour prendre et recevoir l'argent tant pour leur vente que pour les achats de leur commerce, et qu'en outre le déposant a vu pendant de longues années Cécille Izerne tenir le marché à la place de l'hotel de ville pendant le Caresme et y recevoir l'argent provenant de ventes qu'elle y faisait7 ".



Le cas des libraires-imprimeurs se situe pour les entreprises les plus prospères à la charnière du grand commerce. À Toulouse, ils sont inclus dans le Grand Tableau de la Bourse des Marchands, qui comprend l'ensemble des négociants. Les sociétés au nom d'une femme recensées dans le Grand Tableau représentent un peu moins de 6 % du total dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle8. On y rencontre des mercières, des marchandes de bois, de grains ... On repère donc également dans ces strates supérieures de l'activité commerciale la présence de femmes, même si Toulouse n'est pas une grande place commerciale au XVIIIe siècle. Un cas célèbre, étudié par Natalie Zemon Davis, est celui de Gluckel von Hameln, avec lequel, il est vrai, on sort du cadre français9. Née en 1646, femme d'un négociant de Hambourg, elle collabore activement à ses affaires, si bien qu'à la mort de son mari en 1689, mère d'une famille nombreuse, elle reprend les affaires familiales, vendant des perles, prêtant de l'argent, se déplaçant en personne aux grandes foires, comme celles de Leipzig, maniant des sommes d'argent importantes, utilisant des lettres de change, jusqu'au moment où déjà assez âgée, elle se remarie et vient s'établir à Metz. On peut penser, comme le souligne Natalie Davis, que cet exemple est exceptionnel et tient à la forte personnalité de Gluckel. Elle appartient de plus à la communauté juive très peu présente en France sous l'Ancien Régime, à l'exception de l'Est. Mais on retrouve des femmes d'affaires dans d'autres milieux, aussi bien chez les protestants que chez les catholiques, brassant là encore de grosses sommes d'argent. C'est le cas à Lyon au XVIe siècle10, chez les négociants des villes portuaires, à Bordeaux11, à Marseille12, à St-Malo. André Lespagnol étudiant les négociants maloins durant la période 1680-1720 signale la présence d'environ 10 % de veuves parmi eux13. Chefs d'entreprises, elles mènent de vastes opérations commerciales, parfois risquées, comme le montre la faillite retentissante d'une de ces femmes en 1715. Aux Sables d'Olonne 18 % des navires allant pêcher la morue à Terre-Neuve sont armés par des veuves de négociants entre 1720-174014. Dans le cas de ces femmes qui appartiennent au monde du grand commerce, le terme de travail ne convient pas nécessairement pour caractériser leur présence. Il est plus pertinent alors de parler de formes d'investissement dans des activités commerciales de la part de femmes fortunées, qui ne peuvent placer leurs capitaux dans l'achat d'offices.

Du haut au bas de l'échelle, à l'exception sans doute des niveaux les plus élevés du capitalisme marchand, on peut donc repérer plus ou moins précisément la présence de femmes au cœur des activités commerciales. Elles interviennent comme aides ou collaboratrices de leur époux ou encore comme salariées, mais peuvent aussi être responsables de leur affaire, quelle que soit l'ampleur de celle-ci. Cette présence est cependant loin d'être uniforme et varie en fonction de la taille des entreprises. La féminisation du commerce est d'autant plus importante que ce dernier est de faible importance, ne mettant en jeu que des sommes limitées. Dès que l'on passe du petit au grand commerce, la présence des femmes se raréfie. Perçu sous l'angle des rapports de genre, le commerce constitue donc à l'époque moderne un secteur économique structuré verticalement de manière très nette. Les inégalités hommes/femmes et les rapports de pouvoir y sont particulièrement visibles. Les femmes y sont parfaitement intégrées mais sont massivement présentes aux échelons les plus bas.

Des secteurs inégalement féminisés

Cette inégale présence féminine liée à l'importance des affaires commerciales en jeu, se perçoit-elle aussi de manière horizontale selon les secteurs commerciaux ? Les femmes ne semblent pas exclues de tel ou tel domaine de spécialisation, en fonction des produits échangés, à l'exception peut-être de la finance et de la banque. Si l'on reprend l'exemple de Toulouse, force est de constater que les femmes se retrouvent dans toutes les branches du petit comme du grand commerce ; marchandes de charbon, de bois, de poissons, droguistes, mercières elles ne sont pas restreintes à un certain type de produits.
Deux domaines cependant se singularisent par la forte présence féminine, notamment dans le petit commerce urbain : ceux du textile et de l'alimentation. Dans le cas toulousain, l'alimentation regroupe 35,2 % et le textile 20, 9 % des " petites marchandes en 175815. Les femmes, même placées au bas de l'échelle, ne sont donc pas cantonnées dans des secteurs marginaux, mais au contraire interviennent dans ceux qui occupent une place essentielle dans les économies préindustrielles. Dans l'un et l'autre cas, vente et production peuvent être étroitement associées, dans le cadre d'un travail artisanal, comme pour les boulangères ou les couturières.

Dans le textile, les femmes sont très présentes à la fois dans la fabrication, la commercialisation et certains services, comme la blanchisserie. Intervenant à différents stades du processus de production, elles se voient confier des tâches variées, selon une division sexuelle du travail qui a évolué au cours de la période. Soit elles sont chargées de tâches demandant peu de qualification et très faiblement rémunérées comme les fileuses, alors que le tissage est plutôt masculin, soit au contraire considérées comme particulièrement minutieuses et exigeant une compétence bien supérieure comme les dentellières. La spécialisation sexuelle est beaucoup moins marquée pour la commercialisation : des femmes peuvent être marchandes de draperie ou mercières et se retrouvent nombreuses dans le commerce de revente de vêtements, très important.

Cependant, les transformations liées à la mode s'accompagnent d'une féminisation de certains sous-secteurs, sensible au XVIIIe siècle. Ainsi les couturières parisiennes voient leur place s'affirmer au détriment des tailleurs d'habits, en particulier pour la fourniture de vêtements destinés aux femmes et aux enfants. Lingères ou marchandes de mode jouent un rôle croissant également, profitant de l'engouement pour le coton et les étoffes légères16.

En ce qui concerne l'alimentation, les femmes sont omniprésentes sur les marchés, dans la rue ou dans les boutiques, comme le montre l'exemple bien connu des Dames de la Halle à Paris. On les retrouve aussi nombreuses chez les aubergistes et cabaretiers, sous la dénomination d' " hôtesses ". Certains produits sont davantage vendus par les femmes, le pain, la viande, le poisson, les légumes, les œufs .... Le monde du petit commerce alimentaire est un monde très majoritairement féminin. Dans les rues de Toulouse " la fille de Portet est vendeuse de fromage ", " la Pradière marchande de salé ", " la Gabrielle marchande d'oranges et citrons en gros et en détail ", " la Paule et sa fille " sont " revendeuses de morue17 ". Les transactions s'effectuent entre vendeuses et acheteuses, ménagères faisant leurs emplettes quotidiennes. Dans les familles pauvres les femmes sont les gestionnaires de la plupart des échanges monétaires consacrés à l'achat de la nourriture, ce qui explique leur rôle déterminant dans les émeutes de subsistance, en particulier en milieu urbain18. Alors qu'en amont les transactions se font plutôt entre hommes, en aval le contact avec les consommateurs se fait davantage via les femmes.

L'inégale féminisation des secteurs, notamment dans le petit commerce, ne relève pas fondamentalement de rapports de genre fondés sur l'inégalité entre les sexes. La présence massive des femmes dans des domaines précis renvoie sans doute davantage à des explications d'ordre anthropologique, comme le laissent penser certaines constantes dans le temps et dans l'espace.

Les marchés africains d'aujourd'hui ne ressemblent-t-ils pas beaucoup aux marchés européens d'hier ? L'omniprésence des femmes dans le secteur alimentaire dans la France d'Ancien Régime souligne la fonction nourricière qui leur est traditionnellement assignée. Dans le cas du commerce alimentaire elle est simplement mise en oeuvre en dehors du foyer domestique. Leur place importante dans le commerce des vêtements et du linge renvoie à leur proximité avec les soins du corps, transposée à l'extérieur de la maison.

Souligner cette dimension ne signifie cependant pas s'enfermer dans un déterminisme figé. Ainsi les transformations que l'on peut constater dans le textile au cours du XVIIIe siècle montrent que les spécialisations attachées à chacun des genres peuvent se recomposer. Il est tentant de relier ces modifications aux progrès d'une conception nouvelle des sexes fondée sur l'idée de nature, séparant nettement hommes et femmes. Mais cette approche qui intègre données anthropologiques et culturelles ne doit pas non plus faire perdre de vue la dimension économique. Le travail féminin étant conçu alors comme forcément moins rémunérateur que celui des hommes, la féminisation de certains secteurs signale aussi la moindre rentabilité de certains commerces, dans un contexte de concurrence entre les sexes.

Le rôle de la réglementation

Celle-ci est manifeste dans l'organisation des métiers réglés, qui n'accueillent les femmes, comme membres à part entière, que parcimonieusement. Les corporations strictement féminines sont très peu nombreuses ; à Paris au XVIIIe siècle, on n'en compte que quelques-unes réunissant couturières, lingères et marchandes et faiseuses de mode, bouquetières. Les autres sont réticentes à s'ouvrir aux femmes, patronnes ou salariées, perçues comme une main d'œuvre à bon marché lésant les intérêts des compagnons. Aussi les filles se forment rarement comme " apprentisses " et sont donc dépourvues d'un savoir-faire qui pourrait leur permettre de s'intégrer ensuite facilement dans le monde artisanal. Or le contrôle et la réglementation des métiers tendent à se renforcer au XVIIe siècle en France au détriment des femmes le plus souvent, si bien que la place des femmes dans l'organisation corporative est un des enjeux de la grande réforme de Turgot en 1776. Ainsi l'artisanat reste un monde très masculin, à l'exception de certains secteurs spécifiques comme ceux que nous avons évoqués plus haut.
L'accès des femmes à un secteur d'activités est donc facilité par l'absence de structures corporatives et réglementaires. Le commerce, globalement moins encadré, est à ce titre plus favorable que l'artisanat. Ainsi à Rennes en 1741 les femmes tiennent 37 % des boutiques organisées en communautés de métier, mais ce pourcentage s'élève à 70 % pour les autres19. La place qu'occupent les femmes dans les formes multiples de revente, un secteur peu contrôlé, est une illustration frappante de ce phénomène. Fripières, regrattières, mangonnières des pays d'oc, elles sont particulièrement bien implantées dans la revente de vêtements20 ou de l'alimentation. N'ayant besoin que d'un très faible capital de départ, se formant " sur le tas ", elles travaillent souvent directement dans la rue, à la criée. Ce type de commerce, qui relève d'une économie qualifiée aujourd'hui d'" informelle ", est particulièrement difficile à cerner précisément dans les sources ; mais on le perçoit cependant à travers les témoignages, l'iconographie, tels la série de gravures intitulée Les cris de Paris, les mesures de contrôle et d'interdiction, et parfois le hasard de la recherche. Ainsi, tel inventaire après décès d'une pauvre veuve de cocher révèle la présence de cinquante petits paquets d'allumettes, probablement destinées à être revendues21.

On devine donc plus qu'on ne saisit précisément tout un monde laborieux, où les femmes des milieux populaires s'activent tout au long de l'année, créent de petites affaires, achètent, vendent de petites quantités de marchandises qu'elles débitent au fur et à mesure, prennent des risques financiers à la hauteur de leur faible mise de départ, parfois en s'associant. Cette présence féminine contraste avec le monde des corporations où les femmes sont tolérées essentiellement comme veuves, pour reprendre la succession de leur mari, ou alors comme collaboratrices, en tant que filles ou épouses. Dans ce cadre, même des femmes qui appartiennent au monde de l'artisanat, ont concrètement une activité commerciale, puisque ce sont elles surtout qui sont chargées de la gestion et de la vente, tandis que les hommes, père, époux, salarié, prennent en charge la partie plus noble de la fabrication. Ainsi la présence des femmes dans le commerce dépasse-t-elle le secteur commercial à proprement parler.

h4>Commerce féminin et famille

Le fonctionnement des corporations souligne l'importance de la situation familiale des femmes dans le choix et l'exercice d'un travail. La famille fonctionnant comme une entité économique, sphère professionnelle et sphère familiale s'interpénètrent largement. Ce phénomène n'est évidemment pas spécifique au monde du commerce. Dans le cas des femmes commerçantes, leur situation familiale conditionne largement leurs activités, mais de manière différenciée selon le milieu social auquel elles appartiennent.
Les veuves constituent la catégorie de femmes la plus visible dans les sources, et souvent donc la mieux connue. Nous avons évoqué plus haut différents exemples de veuves commerçantes : Gluckel von Hameln, les veuves de libraires-imprimeurs, les négociantes toulousaines, veuves pour 90 % d'entre elles. Toutes reprennent l'activité exercée auparavant par leur mari. Le commerce n'est pas le seul domaine où existent ces pratiques ; bien des exploitations agricoles continuent à fonctionner sous la houlette d'une veuve. Elle est certainement plus répandue cependant chez les marchands que chez les artisans, en raison du fait que, comme nous l'avons signalé plus haut, les femmes sont plutôt exclues des processus techniques de fabrication. Les métiers prévoient généralement des clauses qui permettent aux veuves de succéder à leur mari, mais sous certaines conditions limitatives. Le rôle économique accordé spécifiquement aux veuves s'inscrit dans un processus plus large qui reconnaît aux femmes une fonction essentielle dans la transmission patrimoniale et la reproduction sociale. Ce qui prime alors c'est la volonté de pérenniser une entreprise, surtout lorsqu'il y a des enfants, et il revient à la veuve d'assurer la transition d'une génération à l'autre. Cet intermède féminin peut être plus ou moins long, et déboucher sur une association avec le fils ou le gendre. Les mêmes impératifs de transmission patrimoniale prenant appui sur des femmes peuvent parfois prendre des formes différentes. Certaines marchandes reprennent le commerce familial, non pas en tant que veuves, mais comme filles. On trouve à Toulouse dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle quelques négociantes qui s'associent entre sœurs, telles les sœurs Loubers, qui ont un commerce de cuir22.

Il est souvent difficile, faute de sources, de mesurer le degré d'implication personnelle des femmes dans les activités marchandes. Il peut s'agir simplement d'une entreprise gérée en leur nom, parce qu'elles en détiennent le capital, mais dont la conduite est effectivement menée par d'autres, tel un commis. Dans certains cas, les archives attestent que les femmes jouent un rôle actif, telle la veuve Fontanilhe, une Toulousaine commissionnaire et marchande de grains du XVIIIe siècle, qui s'intéresse de fort près à son négoce, comme le montre sa correspondance commerciale et familiale avec son fils, lui aussi négociant mais à Bordeaux23. Ces femmes ne se contentent pas forcément d'expédier les affaires courantes. Au contraire, telle ou telle entreprise réalise des changements importants à l'époque où elle est placée sous une houlette féminine, à l'exemple de cette veuve, qui lance la famille nantaise des Michel dans l'armement maritime à la fin du XVIIe siècle24. D'éventuels conflits de pouvoir et d'intérêts peuvent surgir avec le ou les fils, comme dans le cas de Madeleine Boursette, une veuve d'imprimeur du XVIe siècle particulièrement entreprenante25.

La capacité d'une veuve à assumer la direction d'une affaire suppose qu'elle s'est familiarisée au fil des ans avec la réalité du métier et qu'elle a acquis des compétences dans ce domaine. Nous avons souligné plus haut que les femmes d'artisans prenaient souvent en charge ces aspects ; chez les marchands, il semble que dans bien des cas les épouses aient joué le rôle de collaboratrice active, même si celui-ci n'a pas forcément laissé de traces dans les sources. Il est plus évident dans certains milieux comme celui des négociants des villes portuaires, à Bordeaux par exemple, où les hommes sont appelés à partir fréquemment laissant à leur femme des procurations qui leur permettent d'exercer des responsabilités. Il est renforcé par la forte endogamie de ces milieux socioprofessionels, les marchands épousant bien souvent les filles de leurs collègues. L'association que représente le couple joue donc un rôle fondamental pour comprendre la place que peuvent tenir les femmes dans les activités commerciales, en fonction de différentes variables : le cycle de vie familial, la composition des patrimoines familiaux, les règles et surtout les pratiques d'héritage qui donnent souvent une place " incontournable " à la veuve.

Toutes les femmes qui se pratiquent le commerce n'entrent cependant pas dans ce cadre. Dans les milieux populaires urbains, où les patrimoines sont très réduits, les femmes ont souvent leur propre petite activité commerciale, qu'elles exercent le plus souvent alors qu'elles sont mariées. À Rennes 54 % des boutiquières sont des épouses vendant à leur compte de l'épicerie, de la mercerie, de la quincaillerie, des toiles26. À Toulouse le statut matrimonial des marchandes du " petit commerce " diffère sensiblement de celui des négociantes. Peu d'entre elles sont répertoriées comme veuves, alors qu'au contraire la mention d'un mari exerçant une autre activité professionnelle apparaît régulièrement. Les conjoints des marchandes appartiennent au monde du salariat urbain ou de l'artisanat. Le mari de " la de Tezac ", marchande de fromages rue des Pénitents noirs, est tailleur de pierre, celui de " la de Balat ", au faubourg Saint Michel, ouvrier en soie, celui de " la de Germain ", marchande de petite mercerie place de la Pierre, cordonnier. Dans ce dernier cas, le couple partage la même boutique, forme d'entraide conjugale signalée à plusieurs reprises27. Le petit commerce apparaît donc comme un travail accessible aux femmes des milieux urbains, indépendamment de leur statut matrimonial.

Le lien entre famille et travail des femmes paraît donc dans le cas du commerce plus complexe qu'on pourrait l'imaginer : fille et mère travaillant ensemble comme marchandes de rues, sœurs associées dans le cadre d'un négoce, veuve reprenant le commerce de son mari, épouse tenant boutique alors que son mari a sa propre activité professionnelle. La multiplicité des combinaisons reflète la diversité des situations familiales, mais aussi les différences socioéconomiques. Un seuil se dessine nettement entre les familles possédant un négoce suffisamment rentable pour faire vivre l'ensemble de ses membres, dans lesquelles les femmes travaillent comme collaboratrices ou chefs d'entreprise lorsque les hommes sont absents, et celles dans lesquelles le commerce est une activité féminine à part entière, indispensable à la survie quotidienne.

La vision des femmes d'Ancien Régime cantonnées aux tâches domestiques dans le cadre du foyer est donc tout à fait démentie par leur présence incontestable dans la sphère commerciale. Difficile à quantifier, celle-ci est aussi inégalement répartie. Fort nombreuses dans le petit commerce et dans certains secteurs, tels le vêtement et l'alimentation, les femmes commerçantes sont beaucoup plus rares dans les activités du négoce, dont elles ne sont cependant pas exclues. Si leurs activités dans les states inférieures du petit commerce paraissent tout à fait acceptées et reposent largement sur leur initiative personnelle, leur place dans le grand commerce s'explique avant tout par des raisons familiales.

Notre connaissance du rôle des femmes au cœur de l'économie préindustrielle reste cependant encore bien approximative et on ne peut qu'appeler à la multiplication des études nouvelles. S'intéresser à la réalité concrète du petit commerce si présent dans les villes anciennes, comprendre dans quelles conditions les veuves reprennent ou non la succession de leur mari, saisir les évolutions qui se dessinent au cours de la période pour redéfinir la répartition sexuelle des rôles dans ce domaine, constituent autant de questions encore largement ouvertes.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Dominique Godineau, Les femmes dans la société française. 16e-18e siècle, Paris, Armand Colin, 2003 ; Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Les femmes à l'époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Belin, 2003.

2 Clare H.Crowston, Fabricating women : the seamstresses of Old Regime France, 1675-1791, Durham, Duke University Press, 2001.

3 Dominique Godineau, op. cit., p. 60.

4 Archives de la Bourse des Marchands de Toulouse, C 24 et C 25. Voir aussi Georges Hanne, " L'enregistrement des occupations à l'épreuve du genre (Toulouse, vers 1770-1820), article à paraître dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine.

5 Roméo Arbour,_ Les femmes et les métiers du livre (1600-1650)_, Chicago-Paris, Garamon Press-Didier Erudition, 1997.

6 Cité dans Abel POITRINEAU, Ils travaillaient la France. Métiers et mentalités du XVIe au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1992, p. 122-123.

7 Archives de la Bourse des Marchands de Toulouse, B 123 (1754).

8 Archives de la Bourse des Marchands de Toulouse, C 21 et C 22.

9 Natalie Z.DAVIS, Juive, catholique, protestante. Trois femmes en marge au XVIIe siècle, Paris, Seuil, 1997 (édition originale 1995).

10 Evelyne BERRIOT-SALVADORE, Les Femmes dans la société française de la Renaissance, Genève, Droz, 1990.

11 Paul BUTEL, Les négociants bordelais, l'Europe et les Iles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1974.

12 Eliane RICHARD, " Femmes chefs d'entreprise à Marseille. Une question de visibilité " in Madeleine FERRIERES, Geneviève DERMENJIAN, Jacques GUILHAUMOU, Martine LAPIED (dir.), Femmes entre ombre et lumière : recherches sur la visibilité sociale, XVIe XXe siècle, Aix, Publisud, 2000, p. 89- 97 et "Des Marseillaises en affaires ", Annales du Midi, t. 118, n° 253, 2006, p. 83-102.

13 André LESPAGNOL, " Femmes négociantes sous Louis XIV. Les conditions complexes d'une promotion provisoire ", Populations et cultures. Etudes réunies en l'honneur de François Lebrun, Rennes, AFL, 1989, p. 463-470.

14 Dominique GODINEAU, op. cit., p. 56.

15 Archives de la Bourse des Marchands de Toulouse, C 25.

16 Daniel ROCHE, La culture des apparences. Une histoire du vêtement. XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1989.

17 Archives de la Bourse des Marchands de Toulouse, C 25.

18 Louise A. TILLY et Joan W. SCOTT, Les femmes, le travail et la famille, Paris, Rivages-Histoire, 1987 (édition originale 1978)

19 Dominique GODINEAU, op. cit., p. 59.

20 Olwen HUFTON in Georges DUBY et Michelle PERROT (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. III, XVIe-XVIIIe siècle, dirigé par Natalie Z. DAVIS et Arlette FARGE, Paris, Plon, 1991, p. 48.

21 Archives départementales de la Haute-Garonne, 3 E 11873, inventaires après décès de Marianne Albaret, 1772.

22 Archives de la Bourse des Marchands de Toulouse, C 21 et C 22.

23 Archives départementales de la Gironde, 7 B 1381-1387.

24 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les négoces maritimes français. XVIIe-XXe siècle, Paris, Belin, 1997.

25 Beatrice HIBBARD BEECH, " Madeleine Boursette, femme d'imprimeur et veuve ", Veufs, veuves et veuvage dans la France d'Ancien Régime. Actes du colloque de Poitiers (11-12 juin 1998), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 147-157.

26 Dominique GODINEAU, op. cit., p. 59.

27 Archives de la Bourse des Marchands de Toulouse, C 25.