Annie Paradis, Un petit pan d’espace lyrique

Un petit pan d'espace lyrique

Annie Paradis Centre d'Anthropologie sociale LISST - Université de Toulouse

                                                        « ... Il se répétait : « petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune » ...

Marcel Proust, La Prisonnière

 

« Tout récit est un récit de voyage - une pratique de l'espace »

Michel de Certeau, L'invention du quotidien                                                        

 

 

 

 

Un petit pan d'espace lyrique me hante ...

 

Pan - du latin pannus, morceau, bande d'étoffe, mais aussi : important morceau de mur, de muraille, partie importante d'une superficie

au figuré : partie considérable d'un ensemble.

 

La scène se passe à l'opéra, dans la coulisse, côté jardin, entre deux pendrillons de velours noir.

 

Les pendrillons - appelés aussi « taps » - sont des rideaux étroits et hauts placés de part et d'autre de la scène. Depuis la « porteuse » où ils sont arrimés, tout en haut du théâtre, dans les cintres, ils tombent, en plis lourds, définissant les coulisses, les masquant à la vue du public.

Gérard, le chef-machiniste a veillé à ce qu'ils aient été convenablement « mis à genoux », c'est-à-dire lestés de plomb sur la retrousse au sol pour assurer le raccord avec le plancher de scène.

« Avec Gérard, y'a pas d'lézard ». Le travail est toujours parfait.

De l'envers du décor, rien ne doit filtrer, ne doit être vu de la salle.

Rien ne doit être à découvert.

 

Au début, quand la salle est éclairée, quand « ça » n'a pas encore commencé, le spectateur, au terme du parcours ordonné  - entrée, billeterie, contrôle, vestiaire -, qui l'a mené jusqu'à sa place, est assis devant un grand pan de velours cramoisi, devant une étendue textile lourde, somptueuse, opaque surtout.

Le grand rideau d'avant-scène, une promesse, un mur.

 

« Etant donné un mur, que se passe-t-il derrière ? » se demandait le poète.

 

Ne pas voir, avoir le désir de voir, attendre de voir ce qui est caché, ce qui est intensément présent parce que, justement, dissimulé.

Le geste rituel de la dissimulation est un minutieux labeur.

 

Quelques heures avant le spectacle, face à la salle déserte, il y a seulement une vaste étendue paisible, un plateau. Sous un éclairage fixe et uniforme, les « lointains » et la « face » - coexistent, les coulisses n'existent pas.

Puis ils arrivent. Régisseurs, techniciens, machinistes, éclairagistes, portant des outils, des draperies roulées, des objets, des rouleaux de fil électrique, des pièces de bois, des morceaux de décor. L'étendue se peuple, s'anime, des parcours se tracent, en tous sens, rythmiquement ; chacun sait où il va, investi d'un rôle précis comportant des gestes précis à accomplir à un endroit précis.

Tous ont en commun cette tâche première, primordiale : mettre en œuvre la partition de cette étendue, en effectuer le découpage soigneux, le bornage, l'organiser en deux espaces contigus et bien séparés, l'un exposé à la vue du public : la scène - que l'on nomme aussi par extension « plateau » - et l'autre, celui qui doit être invisible de la salle : les coulisses.

 

Le théâtre, ainsi, questionne-t-il inlassablement, ce qui le fonde et le constitue ? La relation entre le visible et l'invisible, entre ce qui doit être montré et ce qui doit être - soigneusement - caché ? Le théâtre, serait-ce d'abord cela ? Une dramaturgie savante et subtile d'espaces emboîtés, à la fois stables et dynamiques, articulés selon un double jeu, celui du proche et du lointain, de la disjonction et de la conjonction, du discord et du raccord ; c'est-à-dire selon une science exacte du point de contact, de la limite.

 

La scène se passe à l'opéra, dans la coulisse, côté jardin, entre deux pendrillons de velours noir, dans l'ombre, à la lisière du plateau, de la lumière. 

 

Il y a deux personnes dans cet espace qui forme couloir, passage, seuil : la chanteuse qui va entrer en scène dans quatre minutes, et moi, le corps étranger, l'ethnologue.

 

La chanteuse s'appelle Sarah. Depuis le début des répétitions, on ne la nomme plus, selon l'usage implicite du théâtre, que par le prénom du personnage qu'elle va incarner  - ou qui va s'incarner en elle - Susanna. 

C'est la première fois que Sarah va chanter Susanna. De cette prise de rôle - moment important dans la vie d'une artiste lyrique -, Sarah, au cours des entretiens que nous avons eu entre deux répétitions, dans le petit lieu chaleureux de sa loge, n'a rien voulu dire.

J'ai fini par comprendre que ce qui est important, parfois, ne peut être parlé.  

 

Nous sommes au soir d'une Première ; celle des Nozze di Figaro de W.A.Mozart.

 

Il est 21h 13 entre deux pendrillons.

 

Si près et très loin de nous, dans le clair obscur de la fosse, l'orchestre virevolte.

Ouverture de l'opéra. Presto, Ré majeur.

 

Le rideau n'est pas encore levé.

 

Dans les silences de la musique, on perçoit le silence de la salle, la grande respiration de ce silence.

 

La chanteuse attend dans la coulisse.

Dans quatre minutes, ce sera à elle.

Trois pas seulement la séparent du plateau.

Dans quatre minutes, elle fera ces trois pas, franchira l'invisible frontière, entrera dans la lumière, dans le chant.

Nous partageons, elle et moi, ce couloir étroit et sombre, cette attente ; elle, de plein droit, moi, en catimini. Cet endroit ne m'appartient pas ; j'y suis, par exception, tolérée. En retrait, j'observe, je fais mon métier. Or, observer - franchir le seuil du simple regard - est, d'une certaine manière, un geste de saisie, une tentative de capture ; il demande un certain espace, une certaine distance.

Je suis trop près.

Ma présence me gêne. Envie soudaine de déserter.

 

Nous sommes à deux pas l'une de l'autre, droites et immobiles toutes deux dans la perpendiculaire vertigineuse des pendrillons, dans la demi obscurité de ce couloir, entre ces deux hauts murs d'étoffe lourde.

Dans ce tout petit lieu, elle est seule et je suis seule.

Nous partageons une solitude différente.

Je la regarde, elle ne me voit pas.

 

Elle est tout à fait immobile.

 

Etrangement, il semble que ce soit cette présence parfaitement immobile et silencieuse qui fasse exister, intensément, les deux mètres carrés où nous nous trouvons. En une sorte d'émergence continuée de lignes, de points, de plans, de temps, l'espace se fait lieu, habitat, se constituant et se densifiant à partir de ce centre sensible, énigmatique : un être costumé, fardé, posé là, vertical, muet, entre deux murs de velours noir.

 

Deux mètres carrés entre deux lais de tissu épais qui se mettent à être, à palpiter, simplement par l'intensité statique de ce corps théâtralisé, investi d'incertitude, d'une étrange altérité. 

Dans ce lieu et ce temps intermédiaires, en effet, qui se tient là ?

Sarah ou Susanna ? La personne ou le personnage ?

Est-ce cette ambiguïté, cette oscillation de l'identité qui met, si fortement, cet espace en demeure d'exister ?

 

Au-delà du rideau fermé, là-bas, la musique, inéluctablement, compte le temps. Deux cent trente quatrième mesure de l'Ouverture.

 

Il est 21h15.

 

Elle est toujours immobile, toujours droite, mais, à présent, comme repliée vers un intérieur, reliée à une intimité d'elle seule connue. Je perçois seulement l'immobilité frémissante de ce repli, semblable à la concentration extrême, ramassée, frémissante qui est celle des chats, juste avant le saut. 

 

Je regarde cette jeune fille en longue robe blanche, aux épaules nues, qui respire doucement comme dans le sommeil ; la tête, couronnée de feuillage et de fleurettes, est un peu penchée, les yeux sont clos.

Je ne sais pas ce qu'elle regarde sous ses paupières baissées. Sans doute faut-il passer par ce regard intérieur, par cette immobilité aux aguets, pour pouvoir revenir au dehors, faire le pas décisif, franchir la limite qui sépare et adjointe la coulisse et le plateau, le sombre et le lumineux, le silence et le chant.

 

Préparation rituelle à l'épreuve de la scène, à l'obligation d'avoir, bientôt, à se tenir - vulnérable, si vulnérable - au premier plan de ce plateau, sous les projecteurs, face au trou noir de la salle, dans cette zone sensible du bord de scène, là où deux grands espaces convergent sans se confondre jamais. Comment le pourraient-ils ? Entre le plateau et la salle, la chanteuse et le spectateur, se creuse l'obstacle nécessaire, infranchissable d'une fosse.

 

Dans cet espace du dessous, il officie, lui, le maître de la cérémonie lyrique : l'Orchestre. Ici règne une obscurité bien tempérée. La lueur des petites lampes sur les pupitres dissipe le trop sombre, balise en lucioles ce territoire peuplé d'ombres musiciennes ; une horizontalité mouvante d'où émerge, découpée par la lumière, la verticale d'une silhouette pourvue de bras immenses, de mains intenses qui possèdent la propriété unique de composer, à chaque instant, l'espace et le temps, de le rendre sonore, audible.

 

Deux minutes encore avant la fin de l'Ouverture.

 

Dans deux minutes, le rideau rouge d'avant-scène se mettra à frémir, à glisser, dévoilant au fil de son lent repli ce qui était jusque là caché, l'espace immense, éclairé, du plateau.

Jour et nuit de théâtre vont désormais coexister dans la même temporalité, au même tempo ; soleils blancs ou bigarrés des projecteurs, opacité noire, unie, de la salle. Parfois, le contraste sera violent.

Entre les deux, dans son intervalle doucement éclairé, la fosse musicale médiatise  les espaces affrontés, tempère l'excès.

 

Dans la coulisse, à présent il fait très chaud.

Depuis le plateau, les projecteurs soufflent un air embrasé à travers les gélatines chauffées à bloc ; une moiteur enveloppante traverse les vêtements, colle à la peau.

Odeur vague de métal chauffé et de poussière.

Entre deux pans de velours noir, la chanteuse attend.

Rien ne semble la concerner, l'atteindre.

Une goutte de sueur vient se former à la lisière de sa perruque rousse ; elle glisse, avec lenteur, sur le front poudré.

 

Au-delà des pendrillons, dans la profondeur de l'arrière-scène, des « lointains », un choc sourd retentit suivi d'un juron vite étouffé ; quelqu'un a laissé tomber quelque chose ; des ombres se déplacent, efficacement, en silence, dans la lueur bleutée des veilleuses.

 

Il est 21h 17.

 

A l'orchestre, l'Ouverture s'achève, sur la pointe de double croches jubilantes.

 

Applaudissements.

 

« Top » en régie. Ouverture du rideau.

 

Le décor représente une chambre à moitié meublée. Quelque objets : un matelas, un miroir à main posé sur le matelas, un grand fauteuil. Rien d'autre.

 

Orchestre. Sol majeur, flûtes, hautbois, bassons, cors et cordes. Allegretto.

 

« Top » en régie.  Côté cour,  Figaro rentre en scène.

 

Acte I, scène 1.

Début du duetto.

Dix-neuf mesures d'introduction à l'orchestre.

Vingtième mesure : la voix s'élève, résonnant haut et clair ; une belle voix de baryton, au grain lisse, bien posée, assurée ; elle compte en chantant, elle mesure l'aire de son jeu ... « Cinque...Dieci ... »

Coulisses.

La chanteuse relève la tête, son visage n'exprime rien.

Soudain, la main droite s'anime, les doigts, furtivement, viennent effleurer la couronne, la main retombe le long du corps.

A nouveau, l'immobilité.

.

Plateau.

Figaro : « Trenta sei... Quaranta tre ! »

Vingt troisième mesure du duetto. Vingt quatrième, vingt cinquième ...

 

Coulisses.

La chanteuse compte ; ses lèvres bougent mais il ne sort aucun son.

Vingt trois, vingt quatre, vingt cinq ...

 

Vingt six.

 

La musique trace dans l'air l'injonction de passer.

 

« Top » en régie.

 

Trois pas pour sortir de la clôture, de l'ombre protectrice.

 

Elle est passée.

Entrée sur scène comme on entre dans la mer quand elle est froide : en se jetant.

 

Coulisses.

Elle était ici, elle est là-bas, dans le chant.

Entre les deux pans de velours noir, il n'y a plus personne.

Un lieu vidé de son sens, brutalement.

 

Trente et unième mesure.

Susanna chante très loin, toute petite, dans la lumière.

Dans l'ombre des pendrillons je suis immensément seule.

 

Il est 21h 19.

 

 


Repères ...

 

Cour et Jardin : droite et gauche de la scène. Pour le spectateur, le côté jardin est à sa gauche, le côté cour à sa droite.

Coulisse : Tout ce qui constitue l'au-delà du décor, son envers. Le mot peut être employé indifféremment au singulier comme au pluriel.

Dessous : Espace qui s'étend sur trois étages au dessous de toute la surface du plancher de scène, et qui est nécessaire à la manœuvre des décors et des machines dans un théâtre à l'Italienne.

Face : L'opposé du lointain. Partie la plus avancée du plateau, la plus proche du public.

Gélatine : Feuille de plastique transparent qui sert d'écran pour colorer la lumière des projecteurs.

Lointain : opposé à la face, endroit le plus éloigné de la scène et du public, matérialisé par le mur du fond.

Pendrillon : Rideau - la plupart du temps en velours noir - placé de chaque côté du plateau. Les pendrillons forment les coulisses.

Plateau : Equivalent de « scène ». Cependant, le plateau désigne un espace plus important que la seule aire scénique puisqu'il comprend également la ou les coulisses et les dessous.

Notes de Bibliographie


BROOK, Peter.- L'espace vide. Ecrits sur le théâtre.- Seuil, Paris, 1977.

DE CERTEAU, Michel. GIARD, Luce, MAYOL, Pierre.- L'invention du quotidien. Volumes I et II. Folio Essais, Gallimard, Paris, 1994.

DESOULHIERES, Christophe.- L'Opéra baroque et la scène moderne.- 2000, Paris, Fayard.

Le lieu, la scène, la ville. Dramaturgie, scénographie et architecture à la fin du XXe siècle en Europe.- Etudes réunies par Marcel Freydefont.- Etudes théâtrales N° 11-12, 1997. Université Catholique de Louvain.

ESCAL, Françoise.- Espaces sociaux, espaces musicaux. Payot, Paris, 1979.

HELLEU, Laurence.- Les métiers de l'opéra.- Actes Sud, 2005.

LAPLANTINE, François.- De tout petits liens. Mille et une nuits, Fayard, Paris, 2003.

MOINDROT Isabelle, La représentation d'opéra, PUF, Paris,1993.

Opéra et mise en scène. Musical, Revue du Châtelet, Ed. Parutions, Paris, s.d.

PAUL-LEVY Françoise, SEGAUD, Marion.- Anthropologie de l'espace.- Centre Georges Pompidou, CCI, Paris, 1983.

PIERRON, Agnès. Dictionnaire de la langue du théâtre. Mots et mœurs du théâtre.- Le Robert, Paris, 2002.

REGY, Claude.- Espaces perdus.- Les Solitaires intempestifs éditions, 1998, Besançon.

RYKNER, Arnaud.-  Pans.  Liberté de l'oeuvre et résistance du texte, José Corti  Les Essais, Paris, 2004.

ZUMTHOR, Paul.- La Mesure du monde.- Seuil, Paris, 1993.