Anne-Sophie Pico, L’immatériel au défi des expositions : L’exemple des migrants entre Algérie et Isère

L'immatériel au défi des expositions : L'exemple des migrants entre Algérie et Isère

Anne-Sophie Pico, Laboratoire de recherche historique Rhônes-Alpes (LARHARA), Université Pierre Mendès-France - Grenoble 2

Résumé en français :

On le constate chaque jour davantage, notre société se passionne pour la mémoire et le témoignage. Cet engouement gagne les musées qui, à leur tour, choisissent d'en faire l'objet d'expositions. Revenant sur deux présentations du Musée dauphinois à Grenoble, nous aborderons la question de la place des différents acteurs qui participent au processus de mise en scène de la mémoire face aux enjeux mémoriels et sociétaux que ces pratiques muséales sous-tendent. Des choix de ce que l'on expose aux éléments les rendant compréhensibles aux visiteurs, notre réflexion amène à s'interroger sur le rôle même du musée et ses liens avec la communauté scientifique et la société.


Texte intégral :

On le constate chaque jour davantage, notre société se passionne pour la mémoire et le témoignage. Cet engouement gagne les musées qui, à leur tour, choisissent d'en faire l'objet d'expositions. Depuis les années 1990, le Musée dauphinois à Grenoble organise régulièrement des manifestations de ce type, notamment autour de la mémoire des communautés immigrées1. Après les Italiens, les Grecs, les Arméniens, deux expositions ont concerné les relations entre la France et le Maghreb. Intitulées respectivement D'Isère et du Maghreb, pour que la vie continue et Français d'Isère et d'Algérie, l'une et l'autre abordent les liens entre l'Isère et l'Algérie sur la longue durée, la première à travers le regard des colonisés, la seconde par le prisme des colonisateurs2.

Ce sont les principales expériences évoquées ici, autour de l'enjeu que représente l'exposition lorsqu'elle est le moyen par lequel la mémoire devient patrimoine. Elles posent en effet à l'historien un certain nombre d'interrogations sur le plan épistémologique, notamment les rapports entre mémoire et histoire, mais aussi sur la nature des éléments collectés et présentés, ainsi que sur le discours porté par de telles présentations destinées à un public large. De nombreuses questions sont nées de la confrontation de ma pratique professionnelle au musée et de mes recherches universitaires3. Dans cette perspective, j'étudierai tout d'abord le musée, la mémoire et leurs acteurs, en essayant de comprendre la place de chacun au musée quand la mémoire devient omniprésente. La place accordée à la mémoire dans l'exposition par le biais de la scénographie sera ensuite abordé, pour envisager en définitive le rôle du musée dans sa relation entre la communauté scientifique et la société.

Le musée, la mémoire et leurs acteurs

La première exposition, Français d'Isère et du Maghreb - Pour que la vie continue était consacrée aux communautés iséroises d'origine maghrébine, proposant de partager avec elles leurs vécus, ce qu'annonçait d'ailleurs un extrait du communiqué de presse : « En suivant le parcours des pères qui ont quitté l'Algérie, le Maroc ou la Tunisie, en pénétrant dans l'univers des mères, où la culture se transmet, l'exposition livre les réalités humaines de l'immigration maghrébine aujourd'hui, à Grenoble et en Isère. Ainsi s'agit-il bien de la vie qui continue, qui se préserve de l'hostilité du monde ici, qui se transmet malgré les difficultés là 4... ».



Lors du cycle de conférences accompagnant l'exposition, un événement vint confirmer les « difficultés » et illustrer l'importance des enjeux liés à cette exposition : une des conférences fut brutalement interrompue par un groupe d'extrême droite armé de manches de pioches5, ses militants bottés et cagoulés criant : « Immigration, invasion ! FLN assassin ! ». En réaction, une manifestation fut organisée par les associations engagées dans l'exposition et plus largement le monde associatif grenoblois.

Autre conséquence de la présentation de l'exposition, le commissaire de l'exposition, Jean-Claude Duclos conservateur en chef du Musée dauphinois, fut sollicitée par la Maison du rapatrié de l'Isère pour permettre aux Français d'Algérie de donner leur vision de la présence française en Algérie. Trois ans plus tard, après de longs échanges avec les associations pieds-noires, était inaugurée Français d'Isère et d'Algérie qui « à partir du vécu de ces Français d'Isère et d'Algérie, à quelques 130 ans d'intervalle, [...] retrace l'histoire de la colonisation puis de la décolonisation6 ».


Français d'Isère et du Maghreb - Pour que la vie continue, Affiche de l'exposition Français d'Isère et du Maghreb - Pour que la vie continue

Une relation quadripartite

Que ce soit Français d'Isère et du Maghreb - Pour que la vie continue ou Français d'Isère et d'Algérie, la mémoire est le fil conducteur de la démarche proposée au visiteur. Ces présentations temporaires, si elles n'ont pas permis directement la confrontation entre ces deux mémoires conflictuelles, ont déjà donné l'occasion d'une reconnaissance des représentations que ces communautés ont de leur propre histoire. Le Musée dauphinois a la singularité de réunir autour de ses projets d'expositions des représentants d'associations et des universitaires, outre ses techniciens propres. On peut de ce fait se demander quelles démarches le conservateur met en œuvre pour que l'exposition soit un exercice le plus scientifique possible ?

Chaque préparation d'exposition est accompagnée par un « conseil scientifique » spécifique dont la composition quadripartite et le fonctionnement constituent en eux-mêmes un défi. Différents partenaires sont alors rassemblés et peuvent exprimer leur point de vue : représentants associatifs, chercheurs, techniciens du musée, représentants politiques. Dans le cadre de Français d'Isère et d'Algérie, une dizaine d'associations étaient représentées7, ainsi que trois représentants politiques8, plusieurs universitaires et étudiants spécialisés en sciences sociales. Ce groupe de travail a permis de mener une expérience riche de confrontations, donnant au muséographe à la fois les éléments de l'histoire et les représentations de l'histoire portées par les différentes associations. C'est en cela que Jean-Claude Duclos, conservateur en chef et directeur du Musée dauphinois, rappelle que « l'état d'esprit dans lequel les réunions de ce groupe de travail se sont succédées devint de plus en plus confiant9 ». La relation quadripartite se construit donc par le fonctionnement même de ce groupe.

En tenant compte des différentes attentes, tous les acteurs ont un rôle précis et il n'est pas question ici que la mémoire dicte l'histoire. De nombreuses discussions autour de « la création » de l'Algérie ont par exemple abouti à la première partie de l'exposition. Face aux discours de certains associatifs qui rappelaient avec force que pour eux « avant la France, il n'y avait rien en Algérie, l'Algérie n'existait pas », les historiens insistaient sur la nécessité d'aborder le territoire algérien depuis les premières traces de vie à l'époque préhistorique. L'exposition s'est donc ouverte sur l'Algérie avant 1830, retraçant les occupations et invasions depuis la préhistoire. L'exemple peut paraître anodin, il marque pourtant l'importance de la participation des historiens dans l'écriture du programme scientifique qui apporte une rigueur sans laquelle l'exposition risquerait de porter exclusivement un propos mémoriel.


La clarté du fonctionnement de ce type de conseil scientifique est essentielle, ce qui n'est pas toujours le cas comme le montre l'exemple des tribulations du projet conduit par la ville de Montpellier souhaitant créer un Musée d'Histoire de la présence française en Algérie. Dans ce cas précis, plusieurs groupes de travail ont coexisté : le conseil scientifique avec des historiens, des élus de la ville, le Comité d'Honneur qui rassemble des associations et rapatriés d'Algérie, ainsi que l'équipe de muséographes-scénographes. L'une des consignes de travail présentée au muséographe-scénographe précisait que les textes, après validation par le conseil scientifique puis par le conseil municipal, pouvaient être modifiés par le Comité d'Honneur. La hiérarchie même de ces groupes de travail laisse ainsi entrevoir la proéminence du politique sur le scientifique : cette situation amenant à un conflit en septembre 2005 opposant la municipalité de Montpellier aux historiens composant le conseil scientifique qui ont dénoncé le manque de rigueur dans la conduite du projet10. Finalement, les instances politiques montpelliéraines ont annoncé la suspension du projet et en ont confié la tutelle politique à la communauté d'agglomération.

On le voit, la mise en place d'un groupe de travail pouvant garantir le respect de la parole et des compétences de chacun au cours de l'élaboration de l'exposition, paraît donc comme l'une des conditions fondamentales d'un discours expographique rigoureux. Il n'en reste pas moins à comprendre comment, de cette confrontation complexe, naît la singularité et la richesse des expositions mémorielles.

La richesse d'une confrontation complexe

Le conseil scientifique porte en lui-même les règles des relations entre les différents acteurs et c'est aussi en cela qu'il régule le discours vers un équilibre. Jean-Claude Duclos précisait dans l'éditorial du Journal des Expositions du Musée dauphinois de mai 2003 que Français d'Isère et d'Algérie était présentée « grâce au concours très actifs d'associations telles que La Maison du rapatrié de l'Isère ou de Coup de Soleil, d'universitaires - historiens ou politologues - mais aussi de scénographes et de techniciens du Musée dauphinois ». Le rôle joué par chacun des acteurs peut en partie permettre de comprendre le chemin collectif nécessaire pour mener à terme le travail engagé. Ces acteurs sont multiples : le conservateur-muséographe, le scénographe, l'historien, le porteur de mémoire, le représentant politique. Se pose alors la question de leurs responsabilités respectives : pour ceux qui fabriquent la mémoire qui sera exposée, pour ceux qui l'ont demandé, face aux visiteurs pour qui celle-ci pourrait devenir l'histoire. Il s'agit donc d'une chaîne de responsabilités.

Le conservateur-muséographe répond à une demande sociale de reconnaissance d'une mémoire particulière. Cette réponse est mise en œuvre avec l'aval du représentant politique qui lui-même reconnaît la nécessité de présenter cette mémoire et donne aux techniciens du musée11 les moyens, financiers notamment, de rendre accessible au public cette mémoire et son « histoire » par le biais de l'exposition. Le représentant politique décide et défend financièrement le projet d'exposition au sein de l'institution publique de tutelle qui gère le Musée dauphinois, c'est-à-dire le Conseil général de l'Isère. Il peut aussi être en contact avec le porteur de mémoire qui appuie son souhait par une demande officielle ou parfois officieuse.

Le porteur de mémoire est à l'origine de la demande de l'exposition, soit auprès du conservateur, soit auprès de la tutelle politique, et il se veut au centre par la place donnée à sa représentation. Il est celui qui revendique un discours marqué par son vécu. A ce stade, on ne peut pas parler d'un porteur de mémoire mais de porteurs de mémoires, ce qui complexifie les relations entre associations dans le groupe identifié comme « porteur de mémoire ». Le conservateur se doit donc d'entendre la pluralité des mémoires et d'offrir à celles-ci une place dans l'exposition. On comprend bien dès lors que la mémoire exposée au musée relève d'un choix et d'une sélection dans les discours véhiculés. Ce sont « deux années de contacts, de collectes de témoignages, de recueil de photographies, de recherches en archives, de mise en confiance et de rapports chaleureux, dont nous leurs sommes très reconnaissants, [qui] ont ainsi permis de rassembler la substance de l'exposition12 ».

Une fois la matière recueillie, il s'agit de la confronter au programme scientifique qui précise le déroulement du parcours muséographique et de choisir les expôts qui porteront le discours expographique. C'est par ces sélections que l'équipe muséale fait entrer l'immatériel dans les collections. La mission du musée est de proposer un discours cohérent qui allie histoire et mémoire avec pour objectif de présenter des clés de compréhension aux visiteurs pour appréhender dans un même mouvement le passé et ses représentations. Le groupe des universitaires du conseil scientifique a dans ce cadre un rôle double : d'une part, il met à disposition de ce conseil les données scientifiques connues sur le sujet et, d'autre part, ouvre des pistes de réflexion sur la manière d'aborder des points précis, comme ce fut le cas pour toute la partie consacrée à l'Algérie avant 1830. Dans un second temps, il s'agira pour le conservateur de soumettre les textes de l'exposition aux historiens spécialistes de la période afin de s'assurer qu'ils sont bien en adéquation avec le programme scientifique.

Dans les deux réalisations qui servent ici d'exemples, le rôle des universitaires n'a pas été le même. Dans le cas de Français d'Isère et du Maghreb - Pour que la vie continue, la sociologue Marie-Sylvie Poli13 a travaillé directement avec des groupes de témoins qui ont, au fil du temps, transformé leur oralité traditionnelle en production écrite lors d'ateliers d'écriture qu'elle animait. En ce qui concerne Français d'Isère et d'Algérie, Jean-Jacques Jordi14 est intervenu lors des réunions du conseil scientifique pour rappeler un discours historique qui s'est parfois heurté au discours mémoriel. Il a donné par la suite son avis sur les textes. Il n'y a donc pas de règle sur la place et les modalités d'intervention du groupe des universitaires, mais son rôle est de se confronter aux porteurs de mémoire et de nourrir le conservateur des connaissances scientifiques reconnues.

Une fois le programme muséographique établi - rassemblant à la fois le programme scientifique et la sélection des éléments à présenter -, les scénographes doivent réussir à s'imprégner des ambiances et du discours pour trouver la mise en scène la plus fidèle à l'équilibre établi entre le conservateur, les historiens et les porteurs de mémoires. Le groupe des scénographes a exclusivement des relations avec l'équipe du musée et n'entre pas, de manière générale, en contact avec le conseil scientifique.

Il est clair que tous les acteurs qui jouent un rôle dans la réalisation d'une exposition basée sur l'immatériel ne se confrontent pas. Leurs fonctions sont encadrées par les choix du conservateur qui lui seul détermine le discours et le parcours muséographique, bien qu'il utilise les compétences des autres groupes de travail réunis dans le conseil scientifique. Il propose alors une reconstruction où il présente l'histoire au regard du prisme mémoriel, entre émotion et contenu scientifique, entre démarche mémorielle et démarche historique. On peut dès lors s'interroger sur la façon dont il procède pour proposer un parcours muséographique qui soit à la fois lieu de reconnaissance, lieu de partage et lieu de dialogue.

De la collecte à la patrimonialisation

Exposer la mémoire, c'est dans un premier temps la recueillir. Lors de la préparation de l'exposition Français d'Isère et d'Algérie, la collecte de témoignages a permis de cerner les éléments essentiels qui caractérisent les mémoires pieds-noires. Elle fut menée avec une méthodologie identique à celle généralement utilisée lors de recherches historiques, les entretiens semi-directifs semblant constituer le choix plus judicieux pour recueillir des récits de vie.

Si la méthodologie de la collecte est identique, la préparation d'une exposition se fait en revanche dans un temps beaucoup plus restreint que celui d'une recherche historique. La nécessité d'en restituer rapidement le résultat ne permet pas de prendre le temps d'analyser et de croiser les différentes sources rassemblées C'est en cela notamment que la démarche de l'historien diffère de celle du conservateur. Dans le cas de Français d'Isère et d'Algérie, le travail préparatoire de collecte, de sélection, d'écriture et de chantier s'est étalé sur onze mois. Cela paraît bien court en comparaison du temps d'une recherche universitaire du type doctorat. On peut donc se demander si l'équipe responsable de la préparation de l'exposition dispose d'un temps suffisant pour mener une confrontation entre la collecte et l'analyse des éléments historiques recensés. La réponse ne peut être tranchée, mais le choix des expôts se fait en fonction de ce que le collecteur a trouvé et non en fonction des nouvelles analyses que l'historien pourrait amener à partir des sources collectées.

D'autres questions méritent d'être envisagées : cette mémoire collectée sert-elle dans le seul cadre de l'exposition ou entre-t-elle dans un processus de conservation dès lors que l'on décide de la collecter ? Quelle utilisation peut-on envisager et dans quelles conditions pour une collecte donnée, au-delà des fonctions du musée qui sont principalement de conserver et de restituer ? La réutilisation des matériaux collectés sous-tend une nouvelle interrogation de ceux-ci. Plusieurs cas peuvent alors survenir. Dans la perspective de la présentation d'une nouvelle exposition, les témoignages peuvent être utilisés dans les mêmes conditions si le témoin en a donné l'autorisation. Lors des collectes, les personnes interviewées signent une autorisation d'utilisation de leur témoignage dans le cadre de l'exposition en cours. Elles acceptent ou non que le musée verse leur témoignage dans sa phonothèque, qu'il soit exploité dans l'ensemble de ses activités et soit mis à disposition des différents publics ou exclusivement des chercheurs. A la suite de l'exposition Français d'Isère et du Maghreb - Pour que la vie continue, les témoignages issus des ateliers d'écriture conduits par Marie-Sylvie Poli avec des immigrés isérois d'origine maghrébine ont été réutilisés dans le cadre de l'exposition En finir avec la colonisation - Histoire des Isérois d'origine algérienne15. Seule la forme de l'exposition change, la démarche demeurant identique : présenter l'histoire de la colonisation et de la décolonisation par une nouvelle entrée mémorielle. Les matériaux collectés deviennent ainsi, par la conservation opérée par le musée, une source pour l'historien. Dans la perspective d'une recherche historique il se doit de les appréhender comme étant l'expression d'une mémoire à un moment précis et dans un cadre particulier. Il s'agit alors pour lui de resituer le témoignage dans un double contexte, celui de la période à laquelle celui-ci fait référence et celui de la période à laquelle il a été recueilli, afin de le confronter convenablement à d'autres sources.

Des mémoires conflictuelles au musée

Dans l'exposition, la mémoire est montrée à l'état brut et rarement soumise à l'analyse de l'historien. Elle est par contre encadrée par des éléments, souvent textuels, qui livrent un contenu historique ou nuancent une représentation. Dans Français d'Isère et d'Algérie, la vie des Français d'Algérie est abordée essentiellement à travers leurs mémoires, que ce soit par la scénographie spatiale (reconstitution d'une rue avec son café, son cinéma, l'école et la plage), par l'ambiance sonore construite par des extraits de témoignages relatant « l'Algérie heureuse », ou encore par une stimulation olfactive autour du café. Quelques phrases d'Albert Camus et de Germaine Tillon viennent également ponctuer ces souvenirs.

Enfin, la sélection des témoignages et des extraits présentés marque aussi le choix d'un discours. Ainsi, quand Henri Bourgeois (72 ans, Tipaza puis Bouzarhia) retrace son enfance : « Moi, j'ai été élevé dans un village de l'intérieur [de l'Algérie] où il y avait une véritable fraternité entre les jeunes des écoles, si bien que mes copains juifs, mes copains arabes, c'étaient mes copains ; comme mes petits-enfants aujourd'hui ont leurs copains à Grenoble [...]. Je ne pouvais pas imaginer que cette amitié se terminerait ». Présenté de cette façon, cet extrait peut laisser croire au visiteur que partout en Algérie les populations étaient mélangées, alors que de fortes différences existaient selon les lieux, entre les campagnes et les villes, la côte et la montagne. Un second témoignage amène un nouvel élément qui peut interroger le précédent : « On vivait côte à côte, mais il y avait le fait des religions qui font qu'il y a des rites différents. Quand j'allais voir un de mes ouvriers qui était malade, par exemple. En général, les maisons indigènes, c'étaient des cours, des chambres autour, les femmes se réunissaient dans la cour. Quand on venait dans cette cour, il fallait frapper, c'était comme ça. On frappait, on disait : « Je suis monsieur Collet ». Celles qui ne voulaient pas me voir, qui ne voulaient pas que je les vois, rentraient. Il y avait, on peut dire, un savoir-vivre. Et bien souvent, les femmes de mes ouvriers, elles me recevaient, m'offraient le café. Inversement, quand chez nous il y avait des mariages, il y avait les baptêmes, il y avait des fêtes, ils en faisaient partie16 ». Si cet enchaînement de témoignages permet a posteriori de déceler des questionnements possibles et les nuances du discours proposé, il est difficile d'envisager que le visiteur ait la possibilité de prendre du recul pendant sa visite et qu'il puisse s'interroger sur les représentations de la société coloniale. Autrement dit, la subtilité du discours muséographique peut-elle toujours être comprise par le visiteur ?

La question du public est aussi à prendre en considération dans la lisibilité des niveaux de discours. Le témoignage brut donne l'illusion d'une vérité, d'une réalité qui n'est au final que celle du témoin en rapport avec son histoire personnelle et son vécu. Dans la publication qui accompagnait Français d'Isère et d'Algérie, Anne-Marie Granet-Abisset17 précisait qu'il faut « déconstruire le discours, repérer autant que faire ce peut les oublis, les déformations, les exagérations, les occultations, les erreurs ou les mensonges, non pour seulement les pointer et juger ainsi la mémoire non fiable car faillible, mais pour les analyser et en donner le sens18 ». Mais cette démarche de questionnement demande du temps d'une part et la maîtrise de compétences particulières d'autre part. L'exposition en elle-même fournit difficilement les clés d'analyse du discours ; elle met à disposition du public les éléments à déconstruire et évoque les mythes, sans pour autant les remettre en cause.

Si l'on met en relation des témoignages de l'exposition Français d'Isère et d'Algérie avec d'autres de Français d'Isère et du Maghreb - Pour que la vie continue qui traitent de l'Algérie française, les souvenirs de Hocine (56 ans, immigré arrivé en France dans les années 1960) et de Ahmed (53 ans, immigré arrivé en France en 1960) montrent que la description de la société coloniale varie selon la position et le statut de l'observateur. Pour l'un, « La France est restée 132 ans en Algérie. Et pendant 132 ans, les Algériens attendaient le soleil : « Balek, demain, ça va aller mieux » et les Français nous on prit pour des c... ». Tandis que pour l'autre, « La France a été colonialiste en Afrique du Nord. Elle a raté le coche en Afrique du Nord, pourquoi ? Parce qu'ils ne voulaient pas admettre que les Arabes puissent avoir les mêmes droits. Si elle avait donné les mêmes droits aux Arabes, elle serait encore là-bas ». Ce qui interpelle ici, ce n'est pas que chaque « communauté » ait sa représentation, mais qu'elles soient présentées distinctement et que le dialogue s'instaure a posteriori, en dehors du musée, alors même que la confrontation pourrait se faire en ses murs s'il était politiquement envisageable d'exposer les différentes représentations mémorielles mettant en relation des populations et des territoires dans le même temps historique.


Ces constats entraînent diverses interrogations. Les éléments historiques mis à disposition du public dans les deux expositions sont-ils identiques ou varient-ils pour éclairer les représentations de ces mémoires ? Autrement dit, le discours historique ne change-t-il pas selon la mémoire qu'il encadre ? On ne saurait y répondre sans une analyse plus approfondie des discours à décrypter dans les deux expositions, ce qui constituerait une étude en soi.

La place de la mémoire dans l'exposition

La mise en scène basée sur la mémoire permet d'appréhender de nouveaux questionnements. L'exposition n'est pas un dispositif où la mémoire accompagne, où elle serait un objet de recherche pour l'histoire ; elle constitue au contraire le fil conducteur du parcours muséographique. Aussi, « des faits, des paroles, des senteurs, des images mais aucun jugement dans ce parcours mémoriel. C'est ainsi que nous le souhaitons au Musée dauphinois, pour que le croisement de votre propre mémoire avec celle des Pieds-Noirs vous procure profit, plaisir et envie d'en savoir plus de nos relations avec l'Algérie, dans l'histoire et au présent19 ». Par les choix scénographiques de Français d'Isère et d'Algérie, c'est d'abord par l'émotion, en faisant appel à tous les sens, que le visiteur prend contact avec le discours du musée.


Le but est aussi de donner la possibilité d'aller au-delà des représentations mémorielles pour interroger celles-ci. Le muséographe cherche à présenter le musée comme un lieu de dialogue dans lequel le visiteur rencontre l'autre à partir de sa propre histoire : « Vous, visiteurs, avez désormais la possibilité de revivre par vous-même l'expérience de la colonisation puis de la décolonisation20 ». Le fait d'appréhender la vie des Français d'Algérie s'articule donc autour de l'accès non pas à ce qui s'explique mais bien à ce qui se ressent : par des odeurs, des intonations de voix, des couleurs, des lumières, des ambiances de vie. La thématique du départ de la terre natale est celle qui illustre le mieux la force de la scénographie dans cette exposition. On peut expliquer les conditions du départ par l'écrit ou par des témoignages, mais accède-t-on pour autant au traumatisme du déracinement ? L'enchaînement des thématiques exposées doit amener le visiteur à ressentir, notamment par les changements de la structuration des espaces, la rupture avec cette terre natale qui caractérise à elle seule l'identité pied-noire aujourd'hui.

Traversant l'espace ouvert de la vie en Algérie, le visiteur entre par une chicane dans un petit espace blanc qui traite de la guerre en Algérie par des photographies légendées, une chronologie et le discours connu de Charles de Gaulle : « Je vous ai compris ! ». Le point de rupture est proche, le visiteur sort de cet espace exigu et se retrouve ensuite sur une passerelle légèrement surélevée. Comment mieux ressentir un tel départ que par le dénuement d'une passerelle, le cliquetis de la coque du bateau frappant la mer et la vision de ce port de Marseille promettant une vie nouvelle et inconnue ?


La scénographie fait appel à l'expérimentation personnelle du visiteur par la descente de la passerelle vers la citée phocéenne. D'un côté, un quai à Oran où se rassemblent d'autres Pieds-Noirs qui attendent un nouveau bateau, de l'autre des valises posées et les visages qui s'estompent de ceux qui restent en Algérie. Que l'on connaisse l'histoire des Pieds-Noirs ou pas, un malaise surgit de cette expérience et appelle à la compassion, à la volonté de comprendre et de s'interroger... De ce partage d'émotions peut naître un dialogue : « Témoignage après témoignage, nous comprenions [...] que le traumatisme du déracinement suffisait à caractériser l'identité pied-noire. La perte de la terre natale s'y révélait toujours si douloureuse que nous n'avons su faire autrement que d'écouter ceux qui l'exprimaient avec l'humilité, le respect et la tolérance, voire la compassion, dont tout chercheur en sciences humaines doit savoir faire preuve. Dès lors, nous comprenions que cette souffrance, d'autant plus aiguë qu'elle n'avait pu encore être entendue et suffisamment reconnue, allait devoir occuper la place centrale de l'exposition21 ».


Les odeurs présentes dans le parcours sont un autre élément scénographique qui amène une dimension sensorielle importante. La dernière partie de l'exposition présente cinq écrans disséminés dans un grand espace vide face à la mer Méditerranée et une senteur iodée diffuse. Cette odeur que l'on peut trouver anodine prend tout son sens au regard du témoignage de Maurice Gnansia (74 ans, Oran) qui évoque son lien à la mer Méditerranée, ce besoin d'être en relation à cette mer-mère. Cet espace, cette odeur sont autant de manières de rester lié à la terre natale.



Le musée : trait d'union entre la communauté scientifique et la société ?

Tous ces choix scénographiques et muséographiques donnent à l'exposition une teinte mémorielle dominante. Le défi que représente l'exercice expographique est d'autant plus sensible qu'il doit susciter, au-delà de l'émotion, des interrogations sur le contenu scientifique. C'est d'ailleurs là toute la spécificité de la place du musée dans la transmission du discours historique lorsqu'il celui-ci recouvre de véritables enjeux politiques, sociaux et culturels.

Les missions du musée déterminent effectivement un rôle de trait d'union entre la communauté scientifique et la société. La mémoire entre au musée dans une double perspective, celle de la conservation et celle de l'action culturelle que permet l'exposition. Si la conservation peut appartenir entièrement à la communauté scientifique, la restitution au public quant à elle devient une question de lien et de reconnaissance sociale, comme le montre l'implication du monde associatif dans les conseils scientifiques mis en place pour accompagner les différentes manifestations montées par le Musée dauphinois. Aujourd'hui, ce ne sont pas les collections rassemblées dans une phonothèque qui donnent le jour à des projets culturels, ce sont les collectes menées lors des préparations d'expositions qui alimentent et enrichissent les fonds patrimoniaux.


Par le choix de ce qu'il expose, le musée est devenu un lieu de reconnaissance et aspire à être un lieu de dialogue. Au musée, la parole et l'image ne sont pas là pour revendiquer mais pour interroger et être expliquées. D'où la nécessité de faire appel à la rigueur de la communauté scientifique dans l'établissement du programme scientifique. Mais ce rôle peut se heurter au choix de la forme mémorielle des parcours muséographiques. Quand les priorités scénographiques se rapportent à l'expression de la mémoire, elles ne laissent à l'histoire qu'un rôle d'encadrement contextuel et non d'analyse de la mémoire. Si le musée est bien le lieu de rencontre de la communauté scientifique et de la société, il n'est pas pour autant un lieu de confrontation mais bien un lieu de consensus. Faut-il en conclure pour autant que le rapport épistémologique entre histoire et mémoire se trouve faussé par la production culturelle ?

Notes de bas de page

1 Jean-Claude Duclos, « L'immigration au musée dauphinois », Ecarts d'identité, 2006, n°108, vol. I, dossier « Faire mémoire », pp. 9-15.

2 Conçues sous la direction de Jean-Claude Duclos, conservateur en chef et directeur du Musée dauphinois, et présentées respectivement du 1er octobre 1999 au 31 décembre 2000 pour D'Isère et du Maghreb - pour que la vie continue et du 21 mai 2003 au 21 septembre 2004 pour Français d'Isère et d'Algérie.

3 Il s'agit d'un doctorat en cours - Français d'Isère et d'Algérie, parcours et identités de migrants aux XIXe et XXe siècles, sous la direction d'Anne-Marie Granet-Abisset, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Pierre Mendès-France - Grenoble 2, Laboratoire de recherche historique Rhônes-Alpes (LARHARA) - ainsi d'autre part que la coordination de l'exposition En finir avec la colonisation - Histoire des Isérois d'origine algérienne réalisée en septembre 2006 par le Musée de la Résistance et de la Déportation de l'Isère, sous la direction de Jean-Claude Duclos.

4 Extrait de la fiche présentant l'exposition sur le site [http//www.musee-dauphinois.fr]

5 Les membres du commando d'extrême droite ont été identifiés et jugés plus de deux ans après les faits.

6 Extrait de la fiche présentant l'exposition sur le site [http//www.musee-dauphinois.fr]

7 Les membres associatifs invités au conseil scientifique étaient : Peuplement et Migrations, l'association Coup de soleil, la section de l'Isère de l'ANFANOMA, la section de l'Isère du Cercle Algérianiste, l'Amicale des Oraniens de l'Isère, la Maison du rapatrié de l'Isère, les Cahiers du Peuil, Association cactus Isère, l'association MAFA, l'association Généalogie Algérie-Maroc-Tunisie, l'association Les Arts du Récit.

8 Guy Cabanel, sénateur de l'Isère et conseiller général ; Christine Crifo, conseillère générale chargée de la coopération décentralisée et des actions départementales de mémoire ; Georges Morin, maire adjoint de Gières.

9 Jean-Claude Duclos, « avant propos », in Français d'Isère et d'Algérie, Grenoble, Musée dauphinois, 2003, pp. 7-9.

10 Voir l'édition du 17 novembre 2005 du Midi Libre, notamment les articles intitulés « Démission : le comité scientifique jette l'éponge » et « Musée France-Algérie : accepter de poser un regard de vérité ».

11 Nous entendons ici par « techniciens du musées » l'équipe propre de la structure et les prestataires qui complètent ses compétences propres (scénographie, éclairage, animation olfactive).

12 Extrait du Journal des expositions, Musée dauphinois, mai 2003, n°1.

13 Marie-Sylvie Poli est maître de conférences en Sciences du langage à l'Université des Sciences sociales de Grenoble 2, chercheur au Centre de Sociologie des Représentations et des Pratiques Culturelles.

14 Jean-Jacques Jordi est historien, auteur de plusieurs ouvrages sur l'Algérie de 1830 à nos jours, les rapatriés d'Algérie, les Harkis et les immigrés d'origine algérienne. Il est actuellement directeur du Mémorial National de la France d'Outre-mer à Marseille.

15 Exposition réalisée en septembre 2006 par le Musée de la Résistance et de la Déportation de l'Isère, sous la direction de Jean-Claude Duclos, dont j'ai assuré la coordination. Elle comporte douze panneaux permettant de la présenter dans des lieux autre qu'un musée, notamment des centres sociaux.

16 Témoignage de Norbert (80 ans, Sétif).

17 Anne-Marie Granet-Abisset est professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Grenoble 2, chercheur au Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (LARHRA).

18 Anne-Marie Granet-Abisset, « Les liens qui demeurent », in Français d'Isère et d'Algérie, Grenoble, Musée dauphinois, 2003, pp. 133-41.

19 Extrait du Journal des expositions, Musée dauphinois, mai 2003, n°1.

20 Jean-Claude Duclos précisait cet aspect dans l'éditorial, ibid.

21 Jean-Claude Duclos, « Avant propos », in Français d'Isère et d'Algérie, Grenoble, Musée dauphinois, 2003, pp. 7-9.