Revisiter les diasporas

Diasporas... Sous une plume distraite, le mot délibérément mis au pluriel, revient quelquefois au singulier. Singulier comme l'expérience unique du peuple juif qu'il évoque immédiatement, le terme peut-il légitimement renvoyer à de multiples cas et si oui, comment ? Combien d'autres histoires, au fil du temps, se sont-elles avéré relever de cette forme particulière de migration ? Beaucoup s'y apparentent, beaucoup s'en réclament. Mais la liste de peuples et groupes qu'elle concerne reste inachevée, incomplète, difficile à établir. Arméniens, Grecs, Libanais, Palestiniens, Africains, Caraïbéens, Italiens, Maghrébins, Turcs, Irlandais, ...tous ces peuples, ont à voir avec la notion,  figurent dans les ouvrages spécialisés. Mais on entrevoit déjà  les limites de ce type d'énumération la difficulté à regrouper dans une même définition des expériences aussi diverses. Elargir une notion, c'est prendre le risque de la confusion et de la banalisation. Pourtant au jour des grandes migrations de l'ère globale, la dispersion des peuples sur notre planète a changé d'échelle, et ne manque pas d'évoquer  toutes celles qui l'ont précédé. A commencer par la dispersion des Hébreux, chassés de leur terre après la destruction du Temple en 70 et cultivant l'espoir d'y revenir, obstinément, passionnément. Destruction, douleur, exode, exil, refuge, nostalgie, espoir, utopie, retour, retrouvailles, le lexique descriptif des diasporas paraît identique pour tous ceux qu'une épreuve fondatrice a chassés de chez eux,  même si chaque terme se décline avec une  précision et une singularité que chacun, à juste raison, revendique comme exclusive et exceptionnelle. Il y a sans doute dans toute diaspora ces ingrédients du registre du malheur et de l'exclusion, et ceux de la survie et de l'idéologie partagée, de la religion et du messianisme.

Pour l'historien, le sociologue ou le linguiste, un double problème se pose dès lors : celui de l'extrapolation et de l'extension de la notion à des migrations contemporaines d'une part ; de la lecture diachronique du phénomène, c'est-à-dire de sa durée et de la persistance de ses manifestations à travers les âges, d'autre part. Exemplaire et extraordinaire par sa longévité, la diaspora juive ne peut être posée une fois pour toutes comme une réalité intemporelle servant de référence absolue et d'instrument de mesure pour d'autres. Sa propre dynamique interne a modifié sans cesse les contours de ce « modèle de référence », et remanié les termes dans lesquels il se décline, à tel point que l'expérience fondatrice et le messianisme ont eux-mêmes évolué. Ainsi, l'existence de l'Etat d'Israël au vingtième siècle a notablement modifié l'approche du territoire parmi les membres de la diaspora, faisant de cet horizon aussi lointain qu'impalpable une  réalité tangible, un lieu d'installation possible, sans pour autant annuler le charme pluriséculaire de la terre sainte. Dans le même temps l'existence en diaspora s'en trouva bouleversée : l'exil subi d'autrefois s'est en quelque sorte mué en un non retour volontaire et la vie en diaspora est dans certains cas considérée comme plus enviable que celle vécue en terre promise. Un nouveau sentiment allait naître parmi des juifs de la diaspora, une culpabilité de ne pas accomplir ou de différer le retour désormais possible et de savourer l'existence dans des pays d'adoption offrant des conditions favorables. Un véritable renversement de sens a pu ainsi s'opérer à propos de Sion, les réalités politiques du temps ayant quelque peu mis à mal ce symbole d'unité et de paix retrouvées. De même les exemples  historiques abondent du remaniement des contours et du sens de la diaspora. Les rejets successifs des territoires où ils avaient pu trouver asile ont réitéré pour les juifs l'expérience de l'exclusion territoriale et du déplacement forcé, et renouvelé la blessure originelle constitutive de l'expérience diasporique. Ils devaient contribuer à nourrir le sentiment tragique de la répétition auquel reste désormais attachée la notion de diaspora, même si un tel sentiment est loin d'en épuiser le sens.

Si la diaspora juive peut éclairer d'autres expériences migratoires, c'est précisément par tout ce que dans la longue durée elle révèle, non pas d'un rapport unilatéral d'extraterritorialité, mais bien d'une succession d'avatars qui contribuent à sa permanente reformulation. C'est dans cette relative instabilité et dans une sorte d'indétermination spatiale, que le sens sociologique de la diaspora peut se construire.

L'indétermination spatiale, entre terres d'espoir et terres de souffrances

Phénomène migratoire, la diaspora commence avec la sortie d'un territoire et l'arrivée dans plusieurs autres. L'importance du territoire et surtout de sa privation constitue la base d'une définition de la diaspora privilégiant le critère de l'essaimage géographique. Nombre de travaux de sciences sociales, qui vont de la cartographie à diverses propositions définitionnelles, sont construits autour de la question du déplacement spatial et du rapport au territoire1. Dans une perspective voisine, la science politique s'est attachée à analyser l'enjeu territorial et les conséquences d'un phénomène diasporique, pensé dans son rapport avec l'Etat-Nation2. C'est à ce double regard que l'on doit quelques travaux remarquables qui ont contribué à définir les diasporas comme l'un des phénomènes marquants de l'ère globale3.

L'approche spatiale des diasporas reste toutefois insuffisante pour rendre compte des réalités éparses qu'elles offrent au regard sociologique. Souvent objectiviste, elle privilégie généralement le dualisme entre pays de départ et pays d'arrivée, dans une fonction unilatérale que les mouvements migratoires défient sans cesse. Aucune migration aujourd'hui ne se résume au balancier qui a longtemps régi les rapports nord sud, pas plus qu'elle ne se laisse décrire en de simples trajets. Ainsi il n'est guère de notion qui mérite davantage d'être redéfinie que celle, pourtant classique dans l'étude des migrations, du « retour ». Revenir au pays peut aussi bien concerner une réinstallation définitive au pays natal, que des retrouvailles épisodiques, des moments qui s'espacent dans le temps, ou bien encore un retour vers le territoire d'une migration précédente. Plus encore, il peut exprimer un rapport imaginaire et affectif à une patrie dans laquelle on n'a jamais réellement vécu, ni soi-même ni même les autres membres du groupe, mais à laquelle on est fortement attaché et où l'on désire se « rapatrier »4. De plus, chaque peuple de migrants se répartit la plupart du temps dans plusieurs pays différents, la dispersion atteint parfois le cœur des familles5, et les mouvements de population sont multidirectionnels, verticaux entre terre d'accueil et terre de départ, mais aussi horizontaux entre terres d'accueil diverses. Plus que jamais les figures de l'étranger se diversifient, du fait des déplacements et de la concomitance d'une large palette de modèles oscillant entre sédentarité et nomadisme, intégration dans des sociétés favorables et installations transitoires, précaires ou non. Les migrants, sur un modèle diasporique qui prend ici tout son sens, s'inscrivent dès lors dans des réseaux complexes inter reliant différents établissements6.

On voit combien la notion de territoire ne peut constituer le socle d'une définition de la diaspora. Même quand elle n'est qu'implicite ou discrète, la référence au territoire perdu fonde in fine nombre des définitions proposées par les auteurs, pour lesquels ce territoire lointain et mythique est le lieu d'un « désastre » dans lequel s'origine et se reconnaît toute diaspora7. Il permet de comprendre l'unité du peuple dans la dispersion : 'le terme de diaspora est appliqué à désigner des peuples qui, dans leur dispersion, conservèrent une certaine cohésion, au moins culturelle, en général due à leur attachement à une religion ou secte spécifique et aussi le plus souvent à un territoire ou à des lieux saints dans le pays d'origine historique'8. S'il est vrai que ce double rapport au territoire et à la religion a pu historiquement constituer la base d'une communauté de destin, ressentie dans l'éloignement par des groupes 'diasporiques', et le facteur de pérennisation de leur identité, rien ne permet d'affirmer qu'il régisse cette unité et cette perpétuation avec une égale efficacité en tous lieux et en tous temps.
Dans l'histoire des juifs, la question du territoire a joué différemment selon les époques, et s'il est vrai qu'elle est parfois dominée par la relation dialectique Israël-diaspora, le poids de chaque pôle a considérablement varié selon les époques, tant sur le plan démographique que sur le plan politique9. S'en tenir à cette bipolarisation, reviendrait à occulter les nuances internes à la diaspora. Aux grandes différences de conditions de vie des ghettos ou des cités modernes, des pays d'insécurité ou des Etats de droit, correspond plus d'un modèle d'existence diasporique que le singulier de « la diaspora » ne reflète guère. Dans les territoires multiples de la dispersion, les judaïcités contemporaines constituent autant de déclinaisons de la diaspora, des diasporas dans la diaspora. La vie dans ces territoires concrets compte, même si la terre d'Israël continue d'œuvrer dans l'imaginaire collectif de l'exil.

« Au fond de leur exil, ta rayonnante image
Apparaît toujours jeune, aux regards de leur foi
En vain dans cent climats ils portent leur détresse (...)
A la patrie absente ils gardent leur tendresse »10

L'importance sociologique de cette relation avec la terre promise reste inégale, et en y insistant, l'on risque de sous-estimer le rôle que les terres d'accueil ont pu et peuvent encore tenir. Ces dernières ont plus d'une fois représenté des refuges, des lieux de passage mais aussi des lieux d'ancrage et de prédilection, pour plusieurs générations. Ces territoires font  aujourd'hui partie intégrante de l'histoire la diaspora. Ils sont reliés par les circulations humaines et nourrissent tout un imaginaire, qui les représente comme des terres promises soit au contraire comme des terres d'humiliation et de souffrances. Les chemins des migrations juives des siècles passés ont fait ce cette ligne univoque Israël diaspora, une ligne brisée, sur laquelle les expériences territoriales - qui ne sont jamais que des expériences sociales et culturelles - ne se sont pas seulement inscrites comme des accidents de l'histoire, mais aussi comme possiblement fondatrices de l'appartenance à la judéité11. Dès lors leur poids dans l'imaginaire collectif ne saurait être tenu pour négligeable. Terres promises, terres rêvées, terres d'élection, terres-refuges, et patries choisies,  terres d'exil et terres de nostalgie, chaque expérience spatiale enregistrée par l'histoire du groupe contribue à sa manière définir la diaspora à la fois par ce qu'elle fut, ce qu'elle est et ce qu'elle envisage d'être.

Entre la puissance émotionnelle et socialisatrice de la terre natale, du message passé de génération en génération de 'l'an prochain à Jérusalem' dans des rites à la magie initiatrice, la force de l'attachement à la patrie où l'on a choisi de vivre et où il arrive que l'on vive heureux, l'âpreté de l'arrachement aux pays que l'on a quittés et les renoncements aux pays que l'on a rêvé d'atteindre qui peut dire laquelle de ces brisures et laquelle de ces 'remises à l'endroit'12 succédant à chaque nouveau départ, font force de loi au point d'oblitérer toutes les autres ? Dans chaque parcelle de l'expérience diasporique, se joue un destin singulier qui ajoute sa note et ses altérations à la partition générale. Du fait de cette variété, la diaspora, malgré les meurtrissures de l'histoire, ne se résume jamais à une vallée de larmes. Elle a accumulé un passé, que ses membres connaissent et se racontent et qui permet de nourrir de nouveaux projets, et de penser un futur possible dans des terres renommées pour leur tolérance. Chaque histoire individuelle, au sein de la diaspora, s'écrit précisément dans une topographie distincte de toutes les autres. Chaque membre de la diaspora a fréquenté une partie des lieux de la mémoire diasporique, des terres enchanteresses ou au contraire des lieux de martyre collectif.  L'identité des juifs de la diaspora se construit dans la variété de ces espaces et dans la variété des sentiments qu'ils inspirent. Enoncer son appartenance de 'juif français', 'Français de confession israélite', 'juif séfarade', ou de 'juif d'origine polonaise', c'est préciser volontairement la modalité de son inscription dans l'univers de la diaspora, choisir la place que l'on entend faire valoir dans la topographie diasporique. Dans cette topographie en effet, les référents spatiaux de l'identité commune ne sont guère équivalents. Chacun connote une histoire spécifique, des événements qui ont marqué, profondément et durement, la mémoire communautaire. La diaspora résulte de la mise en perspective de tous ces espaces, qui ne peuvent abriter les mêmes symboles ni engendrer les mêmes attachements ou les mêmes sacralisations. C'est cela la diaspora, qui admet que se déclinent, de façon irréductible, au sein d'une histoire commune ces valeurs contradictoires et ces infinies nuances apportées au destin de chacun.
Les territoires des diasporas, soulignent certains auteurs, importent donc moins que la pratique et la culture de la mobilité qui s'y déploient13. Ce qui définirait dès lors la diaspora, ce n'est pas tant la dispersion des lieux de son implantation que son mouvement effectif et virtuel entre eux et d'autres à venir. L'extraterritorialité diasporique conduit Emmanuel Ma Mung, à partir de l'exemple chinois, à dépasser un
présupposé spatial étroit, celui de la dialectique centre-périphérie, pour fonder son modèle théorique sur la pertinence sociologique du 'non-lieu'14. Face à l'impossibilité de trancher entre les divers lieux d'existence et de référence possibles, la diaspora embrasse la totalité de ceux-ci pour créer les modalités originales de son activité sociale. En effet, écrit Ma Mung, 'la diaspora apprend peu à peu que son identité a un pied dans le pays d'origine mais qu'elle est surtout et partout localisée dans le vaste espace qu'elle parcourt, dans un territoire impensable en raison de sa vastitude' 15. Cette délocalisation fait de la diaspora un 'pari d'ubiquité'16. Cette conscience territoriale particulière, qui semble repousser à l'infini les frontières de la diaspora,  rejoint en bien des points le renversement de la problématique spatiale, opéré par Alain Médam, à propos des juifs. Ceux-ci auraient substitué aux formes improbables,
contrariées ou sans cesse différées, d'enracinement local, l'investissement dans des territoires immatériels et supra-locaux, ceux de la finance, de la culture ou du culte du Livre et des livres17. Il s'agit dès lors de sortir d'une problématique essentiellement centrée sur la privation de territoire pour considérer plutôt les conséquences historiques de cette absence.
Arracher la définition de la diaspora à la seule problématique de la dispersion des lieux, c'est rendre compte de la dispersion culturelle, c'est-à-dire de l'éclatement des modes d'existence diasporique. La nécessité de discerner, à l'intérieur d'un phénomène concernant quelques 400 millions de personnes dans le monde et que l'on annonce comme exponentiel, la diversité des formes dans lesquelles ils se cristallise, est largement éprouvée par les auteurs : le concept recouvre une ' pluralité des configurations » qui imposent de distinguer « la singularité structurale propre à quelque situation de dispersion que ce soit »18. Gabriel Sheffer a également élaboré une critériologie croisant les lieux, la durée19, et les formes d'organisation communautaire dans la société d'accueil, qui marquent la limite entre différents types de diasporas et tous les autres phénomènes migratoires20. Contrairement à celles de Médam qui font une large place à l'inventivité des acteurs, cette analyse reste marquée par le choix opéré en faveur des formes les plus avérées et communalisées de l'existence diasporique, pensée ici davantage comme destin collectif, que comme aventure individuelle.
 
Les territoires de l'autre

La dispersion culturelle peut être observée y compris dans une certaine forme d'atomisation des communautés d'origine, qui inventent de nouvelles modalités de leur existence au sein des sociétés où elles se trouvent. En mettant trop l'accent sur le réseau dans une vision privilégiant l'organisation spatiale de la diaspora, on risque de n'être pas assez attentif à ses diverses installations locales concrètes dans des sociétés où, de manière plus ou moins durable, se déroule une part considérable de son destin. Si l'idée de réseau entre les divers établissements diasporiques ajoute une dimension sociologique indispensable, il convient de ne pas en surestimer le poids. Un glissement fâcheux conduirait insensiblement à imaginer la diaspora comme une organisation systématique et quasi rationnelle, qui s'oppose à l'image de l'exil qui lui est plus habituellement associée. A l'opposé, l'insistance avec laquelle on a beaucoup pensé les établissements diasporiques comme des lieux d'exil et de souffrance, parce que de séparation, n'a pas davantage éclairé la lecture qu'on peut faire des diasporas. On doit à Richard Marienstras d'avoir, dès les années soixante dix dénoncé justement les conceptions qui feraient de l'existence diasporique une 'condition pathologique', 'diminuée', faite de larmes et de souffrances, et d'avoir plaidé en faveur d'une vision qui réhabiliterait la diaspora comme mode d'être légitime et positif21. La « positivité » de la diaspora réside dès lors dans sa dynamique propre. Les exilés sont les auteurs de productions culturelles originales, qui marquent non seulement leur propre tradition mais aussi les cultures locales qu'ils rencontraient sur leur passage. « Leurs traces s'inscrivent encore aujourd'hui dans certains paysages urbains d'Europe ou d'Amérique, et jusqu'au cœur de New-York », comme le souligne Philippe Joutard à propos de la « diaspora des Huguenots »23. Résistant aux conditions difficiles qui leur étaient parfois faites, les groupes dispersés organisaient leur survie matérielle et spirituelle et ont toujours contribué aussi à l'essor des régions habitées. De ce point de vue, leur histoire reste encore pour beaucoup à écrire, tant en a été écartée ou minimisée en général, l'influence des populations minoritaires.

Actes de conservation patrimoniale ou résultats d'interactions quotidiennes 24. Les cultures diasporiques ne sont souvent appréciées que, dans leur écart vis à vis d'une tradition locale établie (le judaïsme, la culture arabo-musulmane, la culture grecque-orthodoxe etc.), et dans le meilleur des cas, que dans le degré de liberté qu'elles ont pris par rapport à celle-ci. Ces évaluations ont largement marqué en particulier les travaux en termes d'acculturation ou d'assimilation, pour suggérer des degrés de fidélité ou d'abandon d'une culture originelle implicitement considérée comme 'authentique'. L'intérêt de ces approches, souvent efficaces pour l'étude des minorités ethniques dans leurs sociétés d'accueil respectives, trouve ses limites là où commence l'univers diasporique. La conscience collective, le sentiment d'une communauté de destin qui « transcende les différences », la volonté de perdurer, les relations réelles ou virtuelles qu'entretiennent les membres dispersés, dessinent cet univers qui ouvre d'autres perspectives pour une anthropologie culturelle de ces groupes. Ceux-ci réinterprètent, dans leurs contextes d'insertion respectifs et de manière constante, leur appartenance à cette communauté de destin25. Ce n'est donc pas tant la tradition d'origine qui se modifie dans cet exercice que le sentiment d'appartenance qui est réinterrogé à la faveur du mouvement migratoire et de la rencontre avec d'autres.

La tradition, le Livre, le récit des origines vont donner de la profondeur de champ à l'expérience collective, rôle que la migration, plus ou moins récente, ne peut pas toujours remplir. Il arrive bien souvent que la diaspora, avec ses tragédies et ses misères, puise en quelque sorte à ces registres ses lettres de noblesse et retraduise ce faisant l'aventure difficile et prosaïque de ses membres en un récit épique et grandiose[26]. D'autre part, elle y trouve quelquefois une explication à l'exil diasporique, quand celui-ci est interprété comme une épreuve infligée par Dieu ou comme une mission confiée aux exilés. Le récit tend à organiser, sur un mode irrationnel ou rationnel, la cohérence de l'expérience éclatée. Pour poursuivre ce raisonnement, il faut dès lors prendre en considération l'ensemble des référents susceptibles de constituer autant de systèmes d'interprétation et, en particulier, s'agissant de diasporas à connotation religieuse, tous ceux qui résultent de leur sécularisation. La diaspora trouve aussi son sens dans la palette inépuisable des lectures du monde, qu'elle contribue à explorer et à forger, jusqu'à établir de nouveaux héritages telle la tradition laïque et républicaine pour les diasporas juive et protestante en France ou jusqu'à découvrir de nouvelles affinités, de nouveaux messianismes et de nouvelles sacralités.
C'est que la condition diasporique sans doute incline à regarder dans toutes ces directions à la fois : celles qui concernent la nécessité de vivre ici, et celles qui concernent l'expérience vécue (ou désirée) ailleurs, par soi-même et par les autres. Le regard entre et sort de l'horizon limité et plus ou moins contraint de l'expérience particulière pour embrasser d'autres horizons avec lesquels on a à faire et quelquefois maille à partir. Ces horizons du regard sont multiples qui vont des lieux où vivent des pairs, qui sont, comme il arrive souvent, les membres de sa propre famille dispersée sur d'autres continents, les coreligionnaires ou les proches, aux lieux de la rencontre avec une humanité plus large, cosmopolite et universelle. Albert Memmi, dont l'itinéraire personnel illustre ce rapport négocié entre l'appartenance juive et l'engagement universaliste, relate sa rencontre avec un vieil 'israélite français' à qui il 'confie sa perplexité devant sa triple appartenance de juif, français, et tunisien' et qui lui rétorque : 'Eh bien gardez tout cela à la fois !'27.

'Garder tout cela à la fois', telle est bien la gageure pour une diaspora, saisie par la nécessité d'une transaction entre des mondes que la vie distingue, sépare et parfois oppose violemment. C'est un véritable défi identitaire, qui part de la perplexité et du doute L'homme diasporique, dit encore Marienstras, est doué d'un 'scepticisme créateur' , pour tenter de réaliser une synthèse acceptable, dont on ignore au départ le tour qu'elle prendra, mais dont on devine qu'elle constitue l'exercice permanent et peut-être même la définition de la condition diasporique.

L'exigence ainsi éprouvée de penser, mais aussi de faire sa place parmi les hommes sollicite l'imagination. Elle est à la base d'un génie diasporique s'illustrant non seulement par l'intellectualisation de sa condition26, mais aussi par la mise en œuvre de compétences sociales, innovant, ou censées innover, ce rapport à l'autre. Car ce qui se joue dans cette démarche, n'est pas pure esthétique de la relation à l'autre, mais bien de rendre cette dernière acceptable. Elle requiert un effort de sublimation d'une relation qui n'a rien d'évident, puisqu'elle consiste en une rencontre avec de multiples visages.

Avec qui ce personnage diasporique, que l'on croirait volontiers solitaire, puisque éloigné des siens, mais que l'on dit plutôt solidaire, parce que protégé par sa 'communauté', serait-il en relation ? La réponse a déjà été donnée : avec tout le monde. Avec 'les siens', avec les 'autres', mais encore, avec les siens qu'il voit comme des autres et des 'autres' qu'il va accepter comme les siens. La relation aux autres n'est en ce sens jamais neutre. Elle enregistre des appels parfois contradictoires de mondes différents qui sont autant de demandes de loyauté : la 'communauté' d'origine réclame une fidélité qui, dans la dispersion, est obligatoirement polysémique (fidélité religieuse, fidélité à la terre natale, fidélité politique ?) ; tandis que déjà se font entendre la demande ambiguë et, souvent, le reproche du reste des hommes, qui recommandent à la fois d'être un 'autre' authentique, dans un monde préoccupé de retrouver ses 'racines', mais universel, et loyal vis à vis de la société d'accueil.

La diaspora est un démultiplicateur de la relation aux autres. Non seulement parce qu'elle met en présence des mondes culturellement différents, des 'minorités' et des 'majorités', mais surtout parce qu'elle va déplacer les frontières de l'altérité jusqu'aux confins d'elle-même. La diaspora est dans la diaspora. Ici l'exemple des juifs s'avère de nouveau très utile : les diasporas juives contemporaines sont certes caractérisées par leur dispersion dans des sociétés différentes, où elles vivent leur destin particulier. Mais la dispersion est désormais inscrite au sein même de la diaspora dans le monde moderne, par l'individualisation et par l'éclatement des modes d'appartenance juive. Il peut exister, de ce point de vue, plus de proximité et d'affinité élective entre deux membres de communautés hassidiques vivant respectivement à Paris et à New York et plus de distance, et plus de sentiment d'hétérogénéité entre ces derniers et un juif libéral, un juif laïque, ou un 'conservative' américain. Plus de proximité entre des juifs marocains vivant à Montréal, Toulouse, Caracas ou Rabat qui revendiquent leur séfaradité, qu'entre un non - pratiquant et un pratiquant ashkénazes. Cette diversité interne ne résulte pas de la seule différenciation des lieux et traditions culturelles et cultuelles d'origine, mais bien de la manière dont chacun va organiser et regarder son inscription au monde dans son ensemble. Tâche ô combien compliquée qui consiste à 'garder le lien' avec tant d'autres, situés ailleurs, dans le présent et dans le passé, tout en ménageant le lien avec la société d'accueil dans laquelle on vit, et où l'on souhaite bien souvent demeurer. On comprend dès lors et l'ingéniosité nécessaire pour ce faire et la multiplicité des réponses qui y sont apportées, depuis les cristallisations de liens communautaires, vécus comme rassurants, jusqu'à l'immersion dans de non moins rassurantes sociabilités externes.

L'habileté réside dans ces choix pour rendre la relation acceptable, autrement dit, susceptible d'être admise aux yeux du plus grand nombre. Mais ce processus, qui fait appel certes à l'imagination, n'est pas pure construction imaginaire comme on pourrait le croire. Il mobilise des énergies dans tous les domaines de la vie sociale. C'est dans des entreprises concrètes qu'il se déploie, tel le domaine des activités économiques, pour n'évoquer que l'un de ceux qui semblent le mieux étudiés. Il consiste à occuper (et à repérer préalablement) des sphères d'activité pour y développer des expériences concrètes, qui constituent autant de mises à l'épreuve de la relation aux autres, de la séparation ou du rapprochement avec les autres.

La compréhension des cultures diasporiques passe par la prise en compte de ce processus permanent de mise à l'épreuve de la relation aux autres. Pour ce faire, ce n'est pas en soi la qualité des œuvres et des rapports qu'elles entretiennent avec les cultures d'origine ou les cultures de contact, à laquelle la sociologie devrait s'attacher, mais bien à ce processus créatif lui - même. Comment caractériser plus précisément ce génie social des diasporas ? Sans doute, pour esquisser quelques hypothèses, par quelques compétences acquises et exacerbées par et dans des expériences concrètes. En tout premier lieu, une ''intelligence sociale', qui fait du diasporique une sorte de 'sociologue spontané', cherchant à comprendre le monde pour y trouver sa place. La mise en questions, l'évaluation, l'anticipation empiriques et l'innovation sont autant de procédures s'appliquant à rendre la condition diasporique intelligible mais aussi, nous l'avons dit, acceptable. C'est-à-dire en définitive susceptible de se sédentariser.

C'est toute une dynamique de reconnaissance mutuelle qui se met en branle pour ajuster l'ensemble des relations impliquées par la dispersion, fréquenter les territoires de l'autre. Et l'on comprend, devant l'ampleur et la difficulté de la tâche, combien sont tentantes les formes de repli et de séparation dans des regroupements communautaires où la similitude serait donnée comme évidente et naturelle, surtout quand elle est théologiquement ou politiquement fondée, et a fortiori dans un contexte d'exaltation des différences. Les phénomènes d'exclusion dans nos cités modernes ne sont pas l'unique motif, comme il est devenu banal de le dire, de ces retranchements. L'énergie et les compétences de la diaspora peuvent s'y déployer pour y construire une des modalités de son existence en 'terre étrangère' et se considérer dans le miroir des autres membres de la diaspora vivant ailleurs. Ainsi les 'communautés' vivant en France trouvent-elles parfois dans l'expérience de ces 'proches lointains', que sont les membres de la diaspora géographiquement éloignés, en terre ancestrale ou en terre promise, en Palestine ou à New York, la réponse à leurs incertitudes sur leurs relations avec leurs plus 'proches voisins'. A moins que ces 'communautés', qu'il faudrait appeler en fait des mobilisations communautaires, ne soient que l'une des ressources nécessaires et par définition dépassables, à l'intégration sociale. A l'opposé, les combats plus universalistes dans lesquels les minorités peuvent s'illustrer, et l'éloignement de ceux qui semblent avoir pris le large par rapport à leur culture d'origine jusqu'à ne plus s'y reconnaître, gagneraient à être analysés dans cette perspective qui conduirait, non pas à y voir reniement, abandon, infidélité, et assimilation, mais à les considérer comme des modalités à part entière de cet exercice diasporique à la recherche de nouvelles solidarités. Plus encore, et c'est le point focal de l'approche sociologique, le phénomène diasporique se construit sous l'action des hommes cherchant à renouer, reconstruire, refaire le lien que la dispersion a sinon détruit, distendu, écartelé, perdu. Expérience sociale de la dislocation, il apparaît souvent comme un acharnement social à être parmi les autres, et volonté farouche de réunion.

Chantal BORDES-BENAYOUN
Directrice de recherches  au CNRS, elle enseigne la sociologie à l'Université de Toulouse le Mirail. Elle est co-fondatrice, avec Pierre-Jacques Rojtman et Jean-Paul Lévy, du Centre Interdisciplinaire de Recherches et d'Etudes Juives à l'Université de Toulouse le Mirail, devenu l'Unité Mixte de Recherche Diasporas, laboratoire qu'elle a dirigé de 1983 à 2002. Ses travaux portent sur la sociologie politique du judaïsme français, les relations interethniques en milieu urbain, domaine où elle a publié plusieurs ouvrages ou articles, notamment Les juifs et la politique, aux Editions du CNRS (1984) ; en collaboration, Situations interethniques, Université Toulouse le Mirail (1987);  sous sa direction, Les juifs et l'économique (1990) ; Les juifs et la ville (2000) aux Presses Universitaires du Mirail.


1.  Voir notamment :PREVELAKIS G., ed., Les réseaux des diasporas, L HARMATTAN-KYREM, Paris, 1996. Le numéro spécial de la revue Hérodote consacré à une 'Géopolitique des diasporas', avril-mai 1989. CHALIAND G., RAGEAU J.P., Atlas des diasporas, Editions Odile Jacob, Paris, 1991. BRUNEAU M., 'Territoires de la diaspora grecque pontique', L'espace géographique, n° 3, 1994. MA MUNG E. 'Non-lieu et utopie : la diaspora chinoise et le territoire', L'espace géographique, n° 3, 1994. SHEFFER G., ed., Modern diasporas in International Politics , Saint-Martin Press, 1986. TOLOYAN K., Diasporas, Westleyan University Mines, 1987. SAFRAN W., 'Diasporas in Modern Societies: Myths of Homeland and Return', Diaspora, Vol.I, number 1, spring 1991.
2.  On ne peut évidemment totalement ces approches des précédentes. Elles se complètent plus qu elles ne s'opposent.
3.  Notamment :COHEN R., Global diasporas, An introduction, University of Warwick, UCL Press, 1997. LACOSTE Y., Editorial, Hérodote, n°53, avril-juin 1989.
4. Retour qui se dit comme un rapatriement par exemple dans le cas des Pieds-Noirs et des juifs d'Afrique du Nord, Bordes- Benayoun C.[1996], 'Juifs, Pieds-Noirs, Séfarades, ou les trois termes d'une citoyenneté', Marseille et le choc des décolonisations, sous la direction de Jean-Jacques Jordi et Emile Temime, EDISUD, pp. 125-132.
5.  Voir dans ce numéro l'article intitulé  « les territoires de la diaspora judéo-marocaine ».
6. PREVELAKIS G. op.cit
7. CHALIAND G., RAGEAU J.P., ibid.
8. GOTMAN J., 'La généralisation des diasporas et ses conséquences', in PREVELAKIS G. ed., Les réseaux des diasporas,  L'Harmattan-Kyrem, Paris, 1996.
9. DIECKOFF A., Les espaces d'Israël, Paris, Presses de Sciences Politiques, 1989.
10. Yehouda HALEVY, Chants de Sion, cité par Anne GRYNBERG, Vers la terre d'Israël, Découverte Gallimard, 346.
11. MARIENSTRAS R., Etre un peuple en diaspora, Editions François Maspéro, Paris, 1975, 213 p.
12. MEDAM A., Mondes juifs, l'envers et l'endroit, P.U.F., coll. 'Le sociologue', Paris, 1990, 192 p.
13. TARRIUS A., Les fourmis d'Europe, Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales, L'Harmattan, 1992.
14. MA MUNG E., 'Non-lieu et utopie : la diaspora chinoise et le territoire', in PREVELAKIS G., ed., Les réseaux des diasporas, op.cit.
15.  ibid.
16.  L'inconvénient de ce modèle réside dans l'équivalence qu'il tend à établir entre l'ensemble des territoires concernés, ce qui pourrait laisser supposer que les lieux d'installation concrète sont assez indifférents à ceux qui les investissent. Il y a là une discussion ouverte, qui pourrait être éclairée par la comparaison des diasporas, pour éclairer notamment l'attachement et l'ancrage dans certains pays d'accueil qui ne peuvent seulement s'expliquer comme instrumentalisation.
17. MEDAM A.op.cit.
18. MEDAM A., 'Diaspora/Diasporas, archétype et typologie',Revue Européenne des Migrations Internationales, Vol. 9, n° 1, 1993.
19. Il est à remarquer que nombre d'auteurs estiment qu'on ne peut identifier une diaspora que sur une longue durée, une sorte de mise à l'épreuve de sa capacité à perdurer, cf. CHALIAND, RAGEAU, op. cit.
20. Scheffer G. (Ed.), Modern Diasporas in International Politics, Saint-Martin Press, 1986.
21. MARIENSTRAS  R., op.cit.
22. JOUTARD Ph., « La diaspora des Huguenots », Le Monde, 28 octobre 1979. Cf. la reprise de ce texte dans le présent numéro de Diasporas,
23. POUTIGNAT P., STREIFF-FENART J., Théories de l'ethnicité, P.U.F., coll.'Le sociologue', Paris, 1995.
24. Dominique Schnapper a introduit cette idée dès 1991. SCHNAPPER D. La France de l'intégration, sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard/NRF, 1991. La communauté des citoyens, sur l'idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994. La relation à l'autre, Au cœur de la pensée sociologique, Gallimard, NRF Essais, 1998, 562 p.
25. cf par exemple l'organisation du récit séfarade chez les 'exilés' de 1492, BENAYOUN C., 'L'identité sefardí en question, Ibéricas, 1993.
26. MEMMI A., Le juif et l'autre, Christian de Barbillat Editeur, Paris, 1995.
27. Thème que l'on trouve chez de nombreux auteurs, à commencer par la notion de 'condition réflexive' chez Robert Misrahi (La condition réflexive de l'homme juif), l'idée 'd'intellectualisation de l'identité' chez Ma Mung (1996), ou celle de 'spéculation intellectuelle' chez Médam (1990).