• Libellé inconnu,

2. Marcel Bataillon, hispanisme et engagement. Lettres, carnets, textes retrouvés (1914-1967)

Compte-rendu de lecture par Françoise Cazal

Publié le 15 novembre 2009

Marcel Bataillon, hispanisme et engagement. Lettres, carnets, textes retrouvés (1914-1967), publié par Claude Bataillon aux PUM (juin 2009), offre une facette peu connue de cette grande figure de l'hispanisme, célèbre pour son ouvrage Érasme et l'Espagne. Il peut sembler paradoxal que, pour un hispaniste qui fut, de son vivant,  aussi modeste et réservé que brillant et n'a jamais cherché à laisser d'autre trace que ses travaux de recherche, ni fait avec complaisance ces retours en arrière sur sa propre vie que sont les mémoires, l'on expose à la curiosité publique un ensemble d'écrits inédits que l'on peut qualifier d'intimes : carnet de son premier voyage en Espagne (1915-1916) à 20 ans, rapport adressé au Comité International de Propagande des Alliés (1916), confidences à son ami Jean Baruzi pendant la campagne électorale à la députation à Alger en 1936, article visionnaire écrit sur le fait colonial en 1937, vive polémique avec l'hispaniste Robert Ricard au sujet d'un livre de Maurice Legendre (1939), agenda de captivité et correspondance avec sa famille lors de son emprisonnement d'un mois et demi à Compiègne, au camp de la Gestapo (1941), polémique en 1948 avec l'Ambassadeur d'Espagne au Pérou Fernando María Castiella, feuillets de militantisme pédagogique (1967) retrouvé par Jean Alsina, notes éparses.

            On peut cependant se féliciter que Claude Bataillon, fils de Marcel, ait publié ces textes, pour l'essentiel inédits, qui présentent le double intérêt de faire découvrir l'engagement idéologique de celui qui ne fut pas qu'un pur érudit, et de retrouver, à travers ces documents, les milieux où il dut évoluer : le Madrid du début de la Guerre de 1914, la France de l'entre-deux guerres, puis de l'Occupation, puis de l'après-guerre. On découvre le cheminement d'un jeune Normalien, certes pas issu de la grande bourgeoisie, mais (tout de même) d'un milieu universitaire qui, à côté de la vie facile et favorisée qui fut la sienne, a connu des épisodes où il fut vraiment exposé. Son engagement politique, respectable sans être jamais extrémiste (ce ne fut pas un homme de parti) fut surtout celui d'un pacifiste, position pas toujours bien comprise dans les temps troublés qu'il lui fut donné de vivre. Les positions modérées étant souvent mal interprétées, son engagement au Comité  International de Propagande des Alliés, dont il fut le porte-parole en Espagne, son pacifisme "intégral" qui lui interdit de militer pour une politique d'intervention française auprès de la République Espagnole menacée par le fascisme, son rôle dans le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes qui lui valut d'être confondu avec les communistes qu'il détestait pourtant, tout cela méritait, en effet, pour être bien compris, cet ouvrage où la préface d'Augustin Redondo, l'avant-propos de Claude Bataillon et les nombreux commentaires explicatifs proposés par ce dernier entre chaque texte de Marcel Bataillon permettent de contextualiser avec précision ces témoignages d'une vie d'intellectuel.

            Ce n'est pas la première fois que des extraits de correspondance de Marcel Bataillon sont donnés au public (publication, en 2005, de ses lettres à Jean Baruzi), mais l'attrait de cet ouvrage tient sans doute aussi à la variété des écrits réunis qui, assortis des commentaires de Claude Bataillon, dressent un itinéraire détaillé des positions politiques de Marcel Bataillon : défense des libertés, pacifisme, inscription à la SFIO et à la CGT, qui l'inscrivent dans une "gauche humaniste", mais aussi aversion notoire pour le communisme.

            On apprécie la fraîcheur des notes de voyages prises par le tout jeune Marcel Bataillon, lors de ses premiers contacts avec l'Espagne, alors qu'il n'était pas encore hispaniste mais helléniste et, ne connaissant pas la langue espagnole, lorsqu'il entendait "carajo", et le transcrivait "carracho", qui compare les danses sévillanes à la bourrée et exprimait avec émotion sa "dégoûtation" devant le spectacle de l'encornage des chevaux par les taureaux de corrida.

            Mais on retrouve aussi les repentirs de l'homme qui, regrettait d'avoir crû à la possibilité de négociations diplomatiques avec l'Allemagne, ses impressions pendant sa campagne à la députation à la tête du Front Populaire, et son échec dont il sut tirer parti, s'éloignant désormais sagement de la politique "active", qui, selon Jean Baruzi n'était guère faite pour lui. Marcel Bataillon ayant conservé dans ses correspondances archivées un texte satirique écrit à l'occasion de sa défaite (La mazurka du blackboulé), l'auteur-éditeur du livre la publie à côté de la correspondance : tout ceci nous donne l'impression d'ouvrir un dossier d'archives qui a la fraîcheur de l'authenticité.

            On trouve aussi dans cette correspondance, des bouffées de l'actualité de la guerre civile espagnole, comme si l'on se replongeait dans la presse de l'époque.

            On est également très intéressé par la lecture d'une curieuse passe d'armes au cours d'un voyage au Pérou, en 1948, entre Marcel Bataillon et l'Ambassadeur d'Espagne à Lima, où l'on voit combien le grand hispaniste était sourcilleux sur le plan de la susceptibilité politique.

            Le feuillet de militantisme pédagogique où Marcel Bataillon fait un diagnostic des difficultés de l'enseignement secondaire et prône, en 1967, l'allègement des programmes du Baccalauréat pourrait être écrit d'hier...

            Claude Bataillon referme ce pieux hommage à la figure paternelle par la transcription de bribes de notes mystérieuses renvoyant à l'enfance et au jardin familial, qu'il interprète comme des notes préparatoires pour une causerie, mais sur la destination desquelles le lecteur peut faire d'autres hypothèses (notes éparses pour fixer le souvenir qu'on a d'un rêve?)

            Le résultat est un original portrait commenté de la face méconnue de ce grand spécialiste de la Renaissance, qui piquera la curiosité non seulement de tout hispaniste (on y trouve retracée aussi l'histoire familiale et la carrière de Marcel Bataillon, le tout agrémenté de photos), mais de toute personne intéressée par une trajectoire d'intellectuel au XXe siècle.

Françoise Cazal (Équipe 7 de FRAMESPA)

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