Thématique 5, Atelier 1 : politiques, société, acteurs, institutions et cultures (XIXe-XXe siècles)

Responsables : Bruno Valat et Jean-Yves Bousigue

 
Cet atelier s’inscrit dans le vaste domaine d’étude des liens entre les politiques publiques, en particulier les politiques sociales, et le marché de la santé au XXe siècle (spécialement la seconde moitié du siècle), en France, mais aussi dans une perspective comparée. Ces liens peuvent être envisagés à partir de trois objets majeurs à partir desquels on identifiera des thèmes possibles (sans que cette liste soit exhaustive) :

 L’offre de santé : celle-ci procède très majoritairement, au XXe siècle, des professions et institutions médicales et para-médicales, dont le monopole prescripteur n’a eu de cesse d’être réclamé et défendu par les représentants des professions concernées. Les politiques publiques, de santé, mais aussi de protection sociale, ont progressivement institutionnalisé cette demande de monopole, en même temps qu’un effort croissant de régulation de l’offre était mené dans la seconde moitié du siècle à des fins d’égalité d’accès aux soins et de maîtrise des dépenses de santé notamment. Si les relations entre professions médicales et para-médicales (ainsi que l’industrie pharmaceutique), et les pouvoirs publics ont été assez abondamment étudiés[1], il n’en va pas de même d’une série d’acteurs hier encore secondaires mais tenant aujourd’hui une place croissante :  on ne saurait en effet négliger l’essor d’une offre parallèle de « santé » émanant de l’industrie agro-alimentaire, de celle du sport et des loisirs, voire des cosmétiques (entre autres), dans le dernier quart du XXe siècle. Hier limitée au thermalisme, cette palette diversifiée de « prescriptions » reflète les préoccupations sans cesse croissantes liées au « bien-être » à la fin du XXe siècle de la part d’individus qui ne sont plus seulement des patients mais aussi des consommateurs et renvoie ainsi à la définition d’une demande de santé toujours plus étendue dans le droit fil de la célèbre définition de l’OMS en 1946 (voir les travaux de G. Vigarello notamment).
 
La demande de santé : elle a connu un essor considérable depuis un siècle, spécialement à partir des années 1960. Si la diversité des facteurs qui en sont à l’origine a été précocement reconnue (progrès scientifique, notamment), les historiens y ont vu avant tout un phénomène culturel, appréhendé grâce au concept de médicalisation de la société, à l’œuvre dès la seconde moitié du XIXe siècle (voir les travaux d’Olivier Faure, notamment).
 
Les systèmes de santé : à l’interface des deux premiers objets, les systèmes de santé peuvent être définis comme l’ensemble des dispositifs institutionnalisés mais aussi informels qui permettent de mettre en relation l’offre et la demande de santé sur un marché donné. Le marché de la santé, en France, comme dans l’ensemble des pays développés est étroitement encadré par des normes législatives et règlementaires dont la mise en œuvre est confié à une série diversifiée d’acteurs : médecins et patients, bien sûr, mais aussi fonctionnaires, gestionnaires des régimes sociaux, d’établissements de soins, de mutuelles, assureurs, managers de firmes industrielles et commerciales, sans oublier le personnel  politique et les experts. Ce marché combine des mécanismes concurrentiels (libre choix du médecin…) et administrés (conventions médicales, par ex.) dans une proportion variée suivant les secteurs mais aussi dans le temps.
On se propose d’explorer dans cet atelier quelques thèmes situés à l’interface des trois domaines identifiés en privilégiant une approche historique, sans exclusive, centrée sur les groupes d’acteurs, considérés comme des détenteurs collectifs de ressources de pouvoir[2], mobilisées à des fins qui leur sont propres et dont l’interaction contribue à la définition mouvante des politiques de santé, appréhendées comme des constructions avant tout culturelles.
 
 
Les questions soulevées aujourd'hui par le travail éclairent d'un jour particulier ces problématiques, en fait beaucoup plus anciennes. On se propose dans cet atelier de les explorer dans une perspective qui pourra être, en fonction des thèmes et des matériaux disponibles, comparée et, le cas échéant, pluridisciplinaire.
Pour prendre des exemples anciens, les « ongles bleus » évoquent davantage une révolte ouvrière qu'une pathologie professionnelle liée à l'usage des corrosifs dans l'industrie textile; les canuts sont plus l'image de la misère ouvrière que celle de la pénibilité de leur travail, mais tous ont en commun d'être « malades de leur travail[3]. »
Déplacer le regard de « l'ouvrage vers l'ouvrier » c'est s'inscrire dans le propos de Marc Bloch : « Derrière les traits sensibles du paysage, les outils ou les machines, derrière les écrits en apparence les plus glacés et les institutions en apparence les plus détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l'histoire veut saisir[4].»
 
Travailler c'est souffrir indique l'étymologie. Travailler c'est risquer l'accident, la maladie, c'est aussi, plus simplement, soumettre l'anatomie, la physiologie, et la psychologie à des contraintes telles que l'espérance de vie même peut s'en trouver atteinte. Pour autant, malgré cette évidence, les rapports entre médecine et travail ne sont pas sans interrogations. En tant qu'institution, même en prenant en compte la reconnaissance antérieure de maladies professionnelles la médecine du travail est une création récente – portée par l'Etat Providence. Le renvoi sur la fatalité, sur les « risques du métier », sur le « prix à payer » ont longtemps tenu lieu d'explication et nourri une longue élision des pathologies du travail, jusqu'au XXe siècle. A l'exception du Traité de Rammazzini – De morbis artificium diatriba (1700)[5] –  l'ancienne médecine était muette. C'est dans des observations médicales éparses, que, faute de documentation explicite, l'historien traquera les effets néfastes du travail sur les corps. Quant à la médecine anatomo-clinique, si elle semble pouvoir se saisir plus facilement que l'humorisme des conséquences pathogènes du travail, elle peine tout autant à les intégrer dans sa nosographie. La « construction » des maladies professionnelles fera l'objet d'un travail spécial, en tant qu'elle opère une coupe, voire un réaménagement de catégories médicales prédéfinies.
 
L'histoire des conséquences du travail sur le corps humain n'est pas seulement médicale. Elle est inscrite dans l'histoire économique, sociale, politique et culturelle. Tout changement dans les modes de production et les nouvelles organisations qu'il impose, expose à de nouveaux risques et à des pathologies inconnues; tandis que perdurent les anciennes structures de production et leurs maladies. Ainsi le travail à la chaîne et ses déclinaisons successives change le rapport homme machine au détriment du premier, soumettant le corps au travail à son propre rythme. Quant  aux dernières décennies, elles ont vu à la fois la proclamation de « la fin du travail » et l'intensification du travail s'étendre à tous les secteurs d'activité, avec pour conséquence des pathologies inédites que l'actualité éclaire violemment : troubles musculosquelettiques, troubles psycho sociaux (burn out), suicides...
 
Une contribution particulière de la part des autres sciences humaines et sociales est attendue pour  cet atelier, car cette médecine, somme toute assez particulière, trouve peut-être plus de sens dans l'humain et le social que dans les systèmes médicaux, toujours en difficulté quand il s'agit d'intégrer dans leurs catégories et registres d'interprétation les structures et les organisations sociales et culturelles.


[1]Voir notamment les travaux de P. Hassenteufel, Les médecins face à l'Etat : une comparaison européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, notamment et S. Chauveau, L’invention pharmaceutique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999.
[2] F.X. Merrien, R Parchet, A. Kernen, L’Etat social ; une perspective internationale, Paris, A. Colin, 2005, pp. 31.
[3] Poitrineau A. Ils travaillaient la France. Métiers et mentalités au XVIe au XIXe siècle, p. 251 ou encore  A Farge. Les artisans malades de leur travail, AESC, sept-oct. 1977, n°5, pp 995-2006
[4] Bloch M. Apologie pour l'histoire. Paris, A Colin, 1997, p 35.
[5] A Farge, Corps au travail, in Effusion et tourment, le récit des corps, Paris, O Jacob, 2007, pp 214-220.